Donatienne

Chapitre 3LE CHEMIN DE PARIS

Il s’en revint seul, songeant à elle.Donatienne, au contraire, qui s’était jetée dans un angle, la têtetournée vers la campagne, les yeux pleins de larmes, fut assezrapidement distraite par les conversations, en français ou enbreton, qui s’échangeaient autour d’elle, et par les noms, criés lelong du train, des premières stations après l’Hermitage. Des gensmontaient dans le wagon, et elle les connaissait toujours un peu,ou bien elle distinguait de quel canton ils étaient venus, tantôt àla coiffure des femmes, tantôt à la façon dont les vestes deshommes étaient galonnées ou brodées. Une voisine, qui portait lacoiffe de Lamballe, lui demanda si elle allait loin.

– Jusqu’à Paris, dit Donatienne.

– Peut-être bien pour êtrenourrice ?

– Justement. J’ai quitté mes enfants,Noémi, Lucienne et Joël. Ça n’est pas grand, vous pensez !

Elle parla de chacun d’eux à la femme quis’apitoyait. Et cela lui faisait du bien de pouvoir s’entreteniravec une autre mère, qui comprenait. La nouveauté des chosesl’intéressait aussi, et lui fournissait des sujets d’étonnement, enrapport avec la parfaite ignorance où elle se trouvait, n’ayantjamais vu qu’un coin du pays d’Yffiniac et un coin de celui dePlœuc. Elle remarqua, par exemple, que les bestiaux étaient de plusforte taille, à mesure qu’on s’éloignait de Ros Grignon, et qu’il yavait moins d’ajoncs et plus de haies d’épines. À Rennes, elle duts’arrêter trois heures. Une femme l’emmena, la voyant lasse déjà etétourdie par le roulement du wagon, prendre un bol de café dans unrestaurant à bas prix, près de la gare. C’était une grosse vieille,réjouie et ridée, de cette bonne race populaire qui croit tout desuite à l’honnêteté des passants sur la mine, et se dévoue sansespoir de profit, par besoin.

Ensemble elles visitèrent une église et lapromenade publique. Elles s’aimaient un peu l’une l’autre quandelles se quittèrent. Donatienne eut l’impression vague qu’elleembrassait sa Bretagne familière et serviable, et qu’elle luidisait adieu, lorsqu’elle quitta, pour monter dans un nouveautrain, la vieille femme qui pleurait sur le sort de cette inconnuetoute jeune, aventurée loin du pays breton.

Ce fut bientôt fait de dépasser la région despetits prés en pente bordés d’ormes, et des champs de sarrasincoupés de lignes de pommiers. Le train s’engagea dans les grassescampagnes de la Mayenne et de la Sarthe. Donatienne les considéralongtemps, le front appuyé sur la vitre, distraite par les pauvrespensées que lui suggéraient les choses semblables à celles qu’elleavait toujours connues. Mais, aux deux tiers de l’interminablevoyage, la nuit tomba. Les vapeurs violettes qui avaient, depuis lematin, formé comme une couronne autour de l’horizon, s’avancèrentde tous les côtés à la fois, resserrant leur cercle, emprisonnantle train qui fuyait à toute vitesse. Alors Donatienne sentitqu’elle allait perdre la dernière occupation de ses yeux et de sonesprit. Elle ne raisonna point cette angoisse, mais jeta un regardeffrayé sur ses voisins de hasard, et reporta vite ses yeux versles champs que l’ombre envahissait. Elle compta qu’il n’y avaitplus que quatre longueurs de haies qui fussent visibles, plus quetrois, plus qu’une étroite bande, bordant la voie.

Elle essaya de discerner la forme des rareshabitations éparses dans cette ombre, reconnaissables à la lueurdes fenêtres basses, et elle aurait voulu entrer dans l’uned’elles, se trouver tout à coup abritée, dans la tiédeur deschambres, parmi ceux qui veillaient là, tous ensemble. C’était finitout à fait. Elle ferma les yeux, et songea avec effroi au longchemin qu’elle avait encore à parcourir, dans la nuit, sur cesrails dont chaque heurt se transmettait en commotion douloureuse àsa poitrine trop gonflée de lait, parmi des voisins de hasard,secoués avec elle, engourdis par le bercement de la voiture.

Quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut, àl’autre extrémité de la banquette, sous le jour douteux de lalampe, une jeune femme qui retenait, d’un bras, un petit paquetblanc allongé sur ses genoux. La robe était relevée, ramenée enplis bouffants aux côtés de la taille. Deux doigts de l’autre mainserraient encore un numéro de journal déplié, que la voyageuseavait essayé de lire, et qui s’était incliné, peu à peu, vers lepaquet blanc qu’il recouvrait presque.

Donatienne se leva, et s’approcha en plusieursfois, n’osant pas. L’inconnue leva la tête, inquiète d’abord, puisson regard s’adoucit et finit par sourire à la physionomie si jeuneet à la coiffe campagnarde de Donatienne. Elle devinal’interrogation muette, écarta le journal, et dit :

– C’est mon enfant, une petite fille.Elle dort depuis le Mans.

– Moi aussi, je suis mère, ditDonatienne. Je vais à Paris, pour être nourrice.

Elle tira de son corsage la lettre dumédecin.

– Oh ! dit la jeune femme, boulevardMalesherbes ! Ça doit être des gens riches !

– Vous croyez ?

– Oui, c’est un des beaux quartiers deParis. Vous avez de la chance.

– Et vous, dit Donatienne, vous allez àParis aussi ?

– Non, tout près d’ici, à Versailles.

– Peut-être retrouver votremari ?

L’inconnue hésita un peu, et répondit, de samême voix très douce, plus basse seulement :

– Moi, je n’ai pas de mari.

Elles se turent alors toutes deux, comme sices mots avaient été une sorte d’adieu plaintif de l’une à l’autre,et elles ne cherchèrent plus à se parler. Donatienne reprit saplace dans l’angle du wagon. Elle était si absorbée par les penséesnouvelles qui s’agitaient dans son esprit, qu’elle ne vit pas mêmel’inconnue descendre à la gare de Versailles. De ces courtesconfidences, qui l’avaient un moment émue, une seule chose restait,grandissait en elle, la remplissait d’une joie d’orgueil, l’idée deParis qui approchait et de la richesse qu’elle allait enfincoudoyer. Elle était toute voisine, maintenant, la grande villemystérieuse. Elle s’annonçait aux rougeurs suspendues dans le ciel,en avant ; aux milliers de becs de gaz, menus comme desétincelles, qui trouaient une seconde la nuit, dans l’ouverture descollines. Donatienne la sentait venir avec un frémissement de toutson être, en fille de race marine qu’elle était. À sa manière, elleéprouvait l’ardente impatience de ses pères et de ses oncles,voyageurs des grands océans, dont le sang léger et plein de rêvess’était brûlé de convoitise en vue des terres nouvelles. Comme eux,elle laissait derrière elle un foyer pauvre, une vie monotone, desfardeaux dont le voyage délivre. Et, ballottée en tous sens par lesaiguillages des voies qui se croisaient, éblouie par les fanauxallumés aux abords de la gare, étourdie par le bruit des roues etle sifflet des machines, sans souvenir de la fatigue, ni même dupetit pays lointain perdu dans les ajoncs, elle souriait, rajeunie,embellie, soulevée par un vague inconnu d’espérance et de joie.

Une vieille femme de chambre l’attendait surle quai. Un coupé était stationné dans la cour. Elles montèrentdans la voiture, ayant entre elles le paquet de vêtements de lanourrice. Donatienne répondait rapidement aux questions de sacompagne de route, sans cesser de regarder, à travers la vitre, lesrues si longues, si nombreuses, qui semblaient fuir sous elle.Malgré l’heure avancée de la nuit, Paris était illuminé, bruissaitet vivait. Au passage de la Seine, elle crut voir un feud’artifice, le plus beau qu’elle eût jamais vu. En traversant laplace de la Concorde, elle demanda, désignant lesChamps-Élysées : « Est-ce une forêt ? » Lesmaisons énormes, avec leurs larges portes closes, elle lescherchait de loin, elle les suivait jusqu’à ce qu’elles eussentdisparu, comme si chacune avait dû être « la sienne ».Son cœur battait et lui disait qu’elle était chez elle, dans sapatrie de voyage, comme ses pères en avaient connu une ou deux, enleur vie d’aventures.

Quand elle entendit s’ouvrir la porte de chênemassif de l’hôtel où elle allait servir ; quand, sortant ducoupé, elle respira l’air tiède du porche, chargé d’un parfum defleurs de serre, elle paraissait si radieuse, si bien dégagée detoute la misère passée, que la femme qui l’accompagnait se penchapar la fenêtre de la loge, et dit :

– J’en amène une qui s’habituera, poursûr !

Elles disparurent par l’escalier deservice.

Presque au même moment, avant que le jour fûtencore levé sur la terre de Plœuc, en Bretagne, la haute stature deJean Louarn se dressa sur la colline de Ros Grignon. Il n’avait pasdormi. Mieux valait partir tout de suite pour le travail et errer àtravers les bois, que de rester dans cette chambre encore troppleine de sa présence, à elle.

Un peu de temps, sa bêche sur l’épaule, ilconsidéra la nuit, au-dessous de lui, comme s’il pouvait mesurer latâche à faire. Il soupira, et descendit la pente.

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