Donatienne

Chapitre 2LE DÉPART

Il n’y eut pas d’aube éclatante. Les voilesqui couvraient le ciel pâlirent seulement, et si peu qu’on nesavait en quel point le soleil s’était levé. Depuis une heure, JeanLouarn avait quitté Ros Grignon pour aller chercher, au bourg dePlœuc, une carriole qu’on lui prêterait et la servante AnnetteDomerc. Donatienne s’habilla, en même temps que Noémi qui, chaquematin, commençait à aider sa mère. La petite, assise sur le bord deson lit, ébouriffée, ses cheveux retombant sur ses yeux malouverts, s’interrompait de tirer son bas ou de lacer sa robe, etdemeurait en équilibre, prise d’un accès de sommeil, la têtepenchée en avant.

La mère était debout, déjà prête, et regardaitses trois enfants, l’un après l’autre, sans rien dire. Sa tendressematernelle l’avait envahie au premier mot, s’était emparée d’elletout entière, dès que Louarn avait dit : « Il est cinqheures, voilà le jour. » Et l’idée qu’elle allait abandonnerces trois êtres nés d’elle, le dernier surtout qui n’était passevré, lui étreignait le cœur. Elle les regardait, avec l’épouvantesecrète de ne plus les revoir, d’en retrouver un de moins quandelle reviendrait. Lequel ? On n’ose approfondir ces peurs-là.L’enfant qu’elle fixait lui paraissait toujours celui que la menaceobscure atteindrait. Songeant à cela, elle prit le petit Joël, etle mit tout endormi à son sein.

– Noémi, fit-elle à demi-voix, va doncdonner une poignée de paille à la vache. Je l’entends quifourrage.

Elle se pencha, souriante malgré tout, vers lenourrisson dont le visage disparut entre la poitrine blanche de lamère et le pli gonflé de la chemise. Les lèvres du petitcommencèrent à sucer le lait, avidement, avec des repos essoufflésde gourmandise. Elle aurait voulu lui dire, et elle pensait avecpitié : « Prends tout, mon mignon ! Tu ne m’aurasplus ce soir. Ils te donneront à boire du lait que tu n’aimes pas.Tu aimes le mien. Bois à ta soif, pour la dernièrefois ! » Et, lorsque les lèvres ensommeillées de Joël laquittaient, retombant l’une sur l’autre, comme un coquillage qui seferme, elle les excitait du bout de son doigt, et l’enfant seranimait pour boire encore la vie.

Elle le recoucha, et, ne pouvant se résoudre àle quitter, elle le regardait dormir, et elle lui souriait avecl’abandon des jours anciens, lorsque, brusquement, elle futressaisie par la pensée de l’heure qui passait. Noémi rentrait parla porte de l’étable, ayant des brins de paille dans les cheveux.Donatienne courut au coffre où elle renfermait les vêtements derechange de ses enfants et les siens, – une brassée de lainagesavec un peu de gros linge, – et, à la hâte, plia un vieux jupon, unfichu, une chemise et deux coiffes, dans une serviette dont ellecroisa les bouts à l’aide de deux épingles. C’était tout ce qu’elleemportait : les femmes du pays lui avaient recommandé delaisser le reste à la maison, parce que les bourgeois donnaient cequi manquait. De moins pauvres qu’elle en faisaient autant.

– Écoute ! dit-elle en tendantl’oreille.

Noémi, qui courait, s’arrêta. Un roulement devoiture montait vers Ros Grignon. L’homme devait traverser letronçon nouvellement empierré du chemin, à trois cents mètres de lacloserie. Donatienne eut le temps d’achever sa toilette. Elle avaitbon air dans sa meilleure robe de drap noir à mille plis, avec saguimpe blanche échancrée au cou et sur la nuque, et son rouleauserré de cheveux blonds sous la coiffe aux ailes envolées.

Le mari entra, suivi d’une fille chétive, unpeu voûtée, dont les yeux pâles étaient presque de la couleur de lapeau toute rousselée, et qui avait dix-sept ans, et n’en paraissaitpas plus de quinze.

– Bonjour, maîtresse Louarn !dit-elle.

Donatienne ne répondit pas. Deux larmes, sigrosses qu’elle n’y voyait plus, avaient rempli ses yeux. Elleembrassa Joël qui ne remua pas, Lucienne qui se tourna dans leberceau ; elle enleva dans ses bras Noémi qui venait, attiréepar ces larmes qu’elle ne comprenait pas.

– Ma petite, ma chère petite, tu aurassoin, toi aussi, de ton frère et de ta sœur, n’est-ce pas ? Necours jamais loin avec eux. Je reviendrai… Adieu.

Elle la déposa par terre, prit le paquet devêtements et un parapluie de coton bleu, passa devant la servantehébétée, et se hissa dans la carriole, tandis que Louarn tenait lecheval par la bride…

Une minute après, ils avaient descendu lapente. La porte de la maison dessinait comme un trou noirau-dessous du chaume, encadrant une petite forme brune en retraitdans cette ombre, une vision d’enfant déjà presque effacée. Untournant de la route cacha bientôt Ros Grignon, et Donatienne nevit plus rien que la campagne indifférente des voisins, puis celledes inconnus, puis des arbres et des chemins creux dont ellen’avait aucune idée. Louarn semblait uniquement occupé de conduire.Ils allaient vers la station de l’Hermitage, la moins éloignée deRos Grignon, dans la vapeur molle du matin, si basse que lespointes des chênes et des pommiers en étaient comme fumeuses etbrouillées.

Quelques centaines de mètres avant d’arriverau bourg, Jean Louarn, à une côte, se pencha vers sa femme, etl’embrassa au front.

– Tu m’écriras, dit-il, pour que jeconnaisse où tu es. Je me ferai bien du tourment de toi,Donatienne…

La jeune femme répondit :

– Bien sûr, et tu me donneras, toi, desnouvelles du pays.

Elle ne l’embrassa point, retenue par latradition austère de la Bretagne, par la peur des yeux quiregardent, entre les cépées.

La carriole s’arrêta devant la station, aumoment où le train de neuf heures et demie arrivait de Pontivy. Ilseurent juste le temps de courir au guichet, l’homme portant lepaquet blanc, la femme essayant d’ouvrir le porte-monnaie auxarmatures de cuivre usé.

Rapidement, se heurtant aux passages, bienqu’ils ne fussent chargés ni l’un ni l’autre, ils traversèrent lasalle d’attente, et Donatienne monta dans le compartiment detroisième, dont un employé tenait la portière ouverte.

– Adieu ! dit Louarn.

Elle ne l’entendit pas. Il vit le joli visagerose, les yeux bruns, les ailes en mouvement de la coiffe passerderrière la vitre miroitante du wagon, et il demeura immobile surle quai, regardant fuir le train qui emportait Donatienne.

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