Donatienne

Chapitre 10LE THÉÂTRE

Le soir, après le dîner pris dansl’arrière-boutique, elle s’habilla, et elle avait bon air, malgréla fatigue du visage, avec son chapeau à plumes roses et noires, etson tour de cou de fourrure grise ; elle marchait bien ;elle avait de petites mains dont la peau, tachée et entaillée parle travail, disparaissait sous des gants. L’homme l’entraîna,rapidement. Les voisines qui ne perdaient aucun incident de la rue,pas plus qu’en province, dirent : « Les voilà encorepartis pour le théâtre, je parie. Ils gagnent gros. Mais c’est ellequi lui fait dépenser tout cet argent-là. Elle n’aime ques’amuser. »

La cravate épinglée d’un faux brillant, lajaquette bombée sur la poitrine, l’air vainqueur et insolent,Bastien Laray marchait près de Donatienne. Il cherchait à réparerl’effet désastreux de ses brutalités du matin ; il avaitaperçu clairement que cette Donatienne avait dit vrai dans unmoment de colère, qu’elle le quitterait sans même avoir besoind’une raison… Ils prirent le train, et furent bientôt sur lesboulevards. Il était près de neuf heures.

Dans la salle illuminée, quand ils entrèrent,la pièce était commencée. On riait. Les mêmes mots avaient mis lamême expression sur le visage des quelques spectateurs del’amphithéâtre, qui durent se lever pour laisser Donatienne et sonamant prendre chacun sa place, au premier rang, vers le milieu.Lui, il était déjà à l’unisson. Elle désirait s’y mettre, pouréchapper à l’obsédante pensée qui la suivait depuis le matin. Elleaimait le théâtre. Elle avait dépensé beaucoup d’argent sur sesgages, du temps qu’elle était domestique, pour « rire auxcomédies », comme elle disait. Et l’assurance avec laquelleelle passa, la première, le visage levé, la lèvre entr’ouverte etmurmurant : « Pardon », le geste avec lequel elleramena sa robe à gauche, s’assit, et, sans regarder les acteurs,commença par lorgner la salle, indiquaient la longuefréquentation.

Bientôt, elle s’accouda sur la rampe develours rouge, et tendit son esprit vers cette scène, tout en bas,d’où montaient les mots qui devaient faire rire. Mais on eût ditque ce qui venait vers elle, ce n’étaient que des enveloppes demots vides de sens, des sons vagues, et qui ne la touchaientpas ; il y en avait d’autres au contraire, que personne neprononçait, que personne ne savait, et qu’elle entendait roulercomme des vagues au dedans d’elle-même : « Noémi !Lucienne ! Joël ! » Elle ne pouvait pas ne pas lesentendre, ces mots qui portaient avec eux tout le drame de sa vie,pas plus qu’avec la main elle n’eût empêché de jaillir une sourced’eau. Le théâtre ne la délivrait pas d’elle-même. Elle regardal’orchestre, les loges, les toilettes… Mais le trouble profond deson cœur ne s’apaisait plus. Elle sentait, au contraire, grandir sapeine, de tout le contraste que formaient avec elle ce décor etcette foule. N’en pouvant plus, elle se tourna du côté de sonamant. Elle voulait lui dire : « Emmène-moi ! »Et, de l’autre côté de Bastien Laray, avant même d’avoir ouvert leslèvres, elle aperçut, assise dans une stalle d’amphithéâtre, unefemme de menue condition, comme elle, jeune, la joue en fleur, etqui était venue avec son enfant, un bébé de deux ans peut-être,qu’elle tenait pressé contre elle, poitrine contre poitrine. Latête blonde pendait et dormait sur l’épaule de la mère. Un soufflerégulier soulevait le petit corps, qui parfois, dans un rêve,s’agitait, puis retombait.

Comme la femme était près de la balustrade, etqu’elle paraissait uniquement attentive à la pièce qui se jouait,Donatienne pensa : « Si elle lâchait l’enfant ! Sielle desserrait seulement les bras ; il coulerait dans lasalle, et s’y briserait ! Comme il est joli, cetinnocent ! » Elle le regarda longtemps, si longtemps quela mère finit par la remarquer. Les deux femmes comprirent qu’ellesétaient mères l’une et l’autre. Donatienne n’alla pas au delà d’unsourire triste ; mais elle en vint à penser que si elle tenaitce petit sur ses genoux, elle en aurait une douceur de cœur. Ellen’osa pas le dire. L’autre s’absorba de nouveau, les yeux fixes,dans le spectacle qui se jouait en bas, sur les planches.Donatienne, cependant, demeura à demi tournée du côté de l’enfant,et elle se sentait pâlir, comme si la source de sa vie étaitatteinte. Le théâtre, les mots, les rires, que c’était loin !L’homme qui assistait à cette comédie, et qui ne se doutait pas dece qui se passait tout près de lui, comme il lui paraissait bienétranger à elle-même, et comme il l’était en effet ! Cequ’elle voyait, c’étaient les dernières images que la vie communelui eût laissées, les images qu’elle repoussait depuis des années,âprement victorieuses ce soir, et ravageant son âme. Elle voyait lamaison de Ros Grignon, au sommet de la butte pierreuse, le champ desarrasin et le champ de seigle qui faisaient deux bandes claires,au bas de la colline, et au delà, la lande et la forêt quichantaient dans le vent ; elle voyait la chambre avec le litet les berceaux, avec la porte qui ouvrait sur l’étable ; ellevoyait les trois enfants qui l’enveloppaient, quand elle rentraitdes champs. « Mes bien-aimés, où êtes-vous ? Est-il vraique vous viviez ? »

Tout avait été vendu. Oui, et d’autrescultivaient les pauvres champs où Louarn avait usé ses bras.C’était bien fini. Et Donatienne ne souhaitait pas reprendre la vied’autrefois. Mais, dans cette salle de théâtre, là, tout en haut,folle qu’elle était, il lui parut, plus sûrement que jamais, qu’ense séparant de ses enfants, elle avait rompu avec une joie infinie,une joie durable, qu’elle était autrefois trop jeune et trop légèrepour comprendre. À présent, elle eût été sans défense contre lespetites mains, les bras, les yeux, les lèvres de ces troisbien-aimés qu’elle avait connus autour d’elle, « Oh ! lespetits, les petits, comment les mères peuvent-elles vous quitterautrement que par la mort ? Quelle folie m’a prise d’aller melouer à Paris ? Quelle autre folie de rester, quand j’étaislibre de revenir !… La caresse de vos mains me manque, et lepoids de vos corps sur mes genoux. Je souffre ! » Ellesouffrait si évidemment que Bastien Laray, s’étant retourné, laface réjouie et lourdement épanouie, demanda :

– Tu ne ris pas, Donatienne ?

– Non.

– Tu n’entends donc pas ?

– Non.

– Je ne t’ai pas payé ta place pour quetu aies des airs pareils ! Qu’est-ce qu’il te faut ?

La voisine, ayant entendu les reproches,regardait du côté de Donatienne, et balançait lentement, calmement,son jeune buste souple, qui berçait l’enfant. Elle vit les mainsgantées se tendre à demi vers elle, incertaines, hésitantes ;elle entendit :

– Madame, si vous vouliez me le donner àbercer ?

– Cela vous ferait plaisir ?

– Cela me ferait du bien : je n’enai plus, moi…

Elle était si pâle que la femme vit qu’elledisait vrai, et qu’elle eut pitié.

– Tu es ridicule, Donatienne ! fitl’amant.

Mais la femme, doucement, avait pris l’enfant,et, derrière le dos de l’homme qui protestait, à la joie desvoisines, au scandale des voisins qui disaient :« Chut ! les femmes ! » elle le tendait àDonatienne, avec une petite peur cependant. Et, quand elle eutlâché la robe bleue et blanche, elle ne fut plus maîtresse à sontour d’écouter ni de regarder la scène, et elle eut un regret. Sanscesser de sourire, par politesse, elle jetait souvent les yeux ducôté de Donatienne. Celle-ci avait couché l’enfant sur ses genoux,et l’entourait de ses bras ; maternelle, immobile et pliéecomme un berceau, elle le regardait dormir. Un frémissementl’agitait, et elle ne pouvait le calmer, non de plaisir, comme ellel’avait cru, mais de chagrin et de remords plus profond…

Les acteurs achevaient la pièce. Le rideau sebaissait.

– Assez de bêtises ! dit l’homme.Rends le gosse, et partons !

Elle ne répondit pas, leva le petit corpschaud jusqu’à ses lèvres, hésita un moment comme si elle avaithonte et se jugeait indigne, puis, rapidement, elle baisa la jouerose, qui se plissa sous le baiser.

– Merci ! dit-elle en remettantl’enfant à sa mère.

Elle partit avec Bastien Laray.

Il était une heure du matin quand ilsrentrèrent dans le petit appartement de Levallois, au-dessus ducafé. L’homme, las et mécontent, se coucha presque sans mot dire.Donatienne se déshabilla lentement ; elle perdit du temps,avec intention, à tourner dans sa chambre ; elle eût voulu, cesoir-là, s’étendre sur le tapis, ou dans un fauteuil. Quand ellevit que son amant dormait, elle se coucha, à son tour ; maiselle s’écarta de lui le plus possible, et, dans la nuit, ellepleura.

………………………………………………………

Un regret avait donc passé dans la vie deDonatienne. Mais aucun grand changement ne suivit cette souffrance.Elle s’atténua même, comme les autres, avec les semaines. Personnene connut le secret. La mère s’appliqua à combattre lesimaginations qui lui venaient, et à se dire qu’il n’y aurait pointde retour de ce messager qui l’avait tant troublée.

L’hiver passa. Mars commença à déchirer lesnuages d’hiver. Chaque matin, Donatienne, en ouvrant la devanturedu café, cherchait l’homme qui avait promis de revenir.

Il n’était pas là. Elle avait, malgré elle,une déception. En allumant le feu, en mettant à bouillir le café,elle songeait invinciblement à ceux qu’elle avait délaissés. Et saplus vive tristesse, c’était de ne pouvoir se les représenter telsqu’ils devaient être maintenant, les enfants qui étaient sortisd’elle. Ils ne la regardaient point. Ils n’avaient point desourire. Ils étaient sans voix. Quelle façon auraient-ils eue de lanommer ? Quelle taille avaient-ils, et quelsvêtements ?…

Cela la torturait jusqu’à l’arrivée despremiers clients, qui la sauvaient de sa misère d’âme.

Le mois de mars continua de traîner sesjours.

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