Donatienne

Chapitre 6LE DERNIER DIMANCHE AU PAYS

Les cloches sonnaient dans l’air rasséréné,pâli par les pluies récentes. Les gens de Plœuc, massés par groupesautour des portes de l’église, causaient bruyamment au sortir de lagrand’messe. Quelques filles de service, attendues par leursmaîtresses, des mères se hâtant pour relever de faction l’homme quigardait les enfants, se répandaient déjà par les rues et lesroutes. C’était un bruit de sabots, de portes qui s’ouvraient, devoix traînantes, de rires furtifs, qui se fondaient et s’enallaient avec les volées de cloches. Louarn en eut peur. Il tournaautour des maisons, à l’orient, tout honteux de ses habits tachésde boue, de ses bottes couleur de terre, et de la pauvre minelamentable qu’il se sentait. En se pressant, il put arriver, sanspresque rencontrer personne, jusqu’à l’entrée de la route qui va dePlœuc à Moncontour. Là, il monta quatre marches qui coupaient unmur de jardin, longea un bout de charmille, et, sans frapper,pénétra dans la salle à manger de l’abbé Hourtier, un ancienrecteur de la côte, taillé comme ces rochers auxquels on trouve desressemblances d’homme, et retraité en la paroisse de Plœuc. L’abbévenait de chanter la messe, et se reposait, assis sur une chaise depaille, les coudes appuyés sur la table, en face de son couvertpréparé pour midi. Le plein jour de la fenêtre eût aveuglé d’autresyeux que les siens, des yeux de pêcheur d’une clarté d’eau de mer,sous des paupières lasses de s’ouvrir.

Quand Louarn fut assis près de lui, on eût puvoir que ces deux hommes étaient de même taille, de même race, etpresque de même âme.

Ils s’aimaient depuis longtemps, et sesaluaient dans les chemins, sans se parler. L’abbé ne fut donc passurpris que Louarn vînt lui confier sa peine. Il enavait tant écouté et tant consolé de ces malheurs, – deuils demaris ou de femmes, abandons, morts précoces d’enfants,disparitions d’équipages engloutis avec les navires, ruines defortunes, ruines d’amitié, ruines d’amour, – qu’il en était resté,au fond de son regard clair, une nuance de compassion qui nes’effaçait jamais, même devant les heureux. Jean Louarn sentitcette pitié du regard se poser sur lui, comme un baume.

– Jean, dit l’abbé, tu n’as pas besoin deraconter ;… ça remue le chagrin. Ne raconte rien, va ! Jesais tout.

– Moi, je ne sais pas tout, fit leclosier, et je suis si malheureux ! Je souffre, tenez, commeCelui qui est là en croix !

D’un geste de la tête, il montrait le petitcrucifix de plâtre, pendu près de la fenêtre, unique ornement de lasalle toute blanche et toute nue.

M. Hourtier considéra l’image avec lemême air de compassion grandissante, et dit :

– Ce n’est pas tout de Lui ressembler parla douleur, mon pauvre Louarn. Lui ressembles-tu par lepardon ?

– Je n’ose le dire. Qu’a-t-elle fait pourque je lui pardonne ?

– Que faisons-nous, nous-mêmes, monami ? Rien que d’être faibles et prompts au mal. Ah ! lespauvres filles de chez nous qui s’en vont à vingt ans nourrir lesenfants des autres ! Ce n’est pas pour te faire de la peineque je te parle ainsi, Jean Louarn, mais j’ai toujours pensé qu’iln’y avait point de misère comparable à celle-là. Quand je vois desmaisons comme la tienne, où le mari et les enfants sont seuls, envérité, je te le dis, ma plus grande pitié est pour la femme quiest partie.

– Et nous ! dit Louarn.

– Vous autres, vous restez sur la terrede Bretagne, dans des maisons qui vous gardent, et vous avez encorequelqu’un à aimer près de vous. Tu avais Noémi, tu avais Lucienne,tu avais Joël, tu avais tes champs où poussait ton pain. Elle a étéséparée de tout, en un moment, et jetée là-bas… Si tu semais unepoignée de grains de blé noir dans ta lande, Jean Louarn, leur envoudrais-tu de dépérir ? Je suis sûr qu’elle a lutté, taDonatienne, je suis sûr qu’elle a été entraînée parce qu’elle amanqué de ton appui, et que tout le mal de la vie était nouveaupour elle… Si elle revenait…

Le closier fit un grand effort pour répondre,et deux larmes, les premières, montèrent au bord de ses yeux.

– Non, dit-il, elle ne reviendrait paspour moi. Je l’ai suppliée. Elle aime mieux me laisservendre !

– Louarn, dit doucement l’abbé, c’est unemère aussi. Peut-être qu’un jour… Je lui écrirai,… j’essayerai… Jete le promets.

– Dans ma peine, reprit Louarn, il m’estarrivé de penser qu’elle reviendrait à cause d’eux. Elle les atoujours aimés mieux que moi. Seulement, nous serons loin.

– Où vas-tu ?

L’homme étendit son bras vers la fenêtre.

– En Vendée, monsieur Hourtier. Il paraîtqu’il y a du travail pour les pauvres, quand c’est le tempsd’arracher les pommes de terre. Je vais en Vendée.

Le geste vague montrait tout l’horizon. PourLouarn, et pour beaucoup de Bretons comme lui, la Vendée, c’étaitle reste de la France, le pays qui s’ouvre à l’est de laBretagne.

– On ne saura pas où t’écrire, alors, sielle revient.

Un sourire triste, une sorte d’expressionenfantine passa sur le visage douloureux du closier.

– Voilà, justement, fit Louarn. J’ai sonportrait, que je n’ai pas voulu leur laisser. Je ne peux pasl’emporter non plus : il se casserait dans la route. J’aisongé que vous le garderiez, vous. Les lettres que vous recevrezd’elle, vous les mettriez derrière, jusqu’à ce que j’écrive. Sielle revient, elle trouvera au moins quelque chose de chez elleencore.

Il s’était approché de la cheminée. Il avaitpris dans sa poche le petit cadre couleur d’écaille, et posédebout, sur la tablette, la photographie de sa femme au lendemaindes noces.

Sa rude main, couturée de cicatrices, essayade se glisser dans l’angle que le petit cadre formait avec lemur.

– C’est, là que vous les mettrez, dit-il,derrière l’image.

L’abbé Hourtier était debout, aussi grand queLouarn et plus large d’épaules. Ces deux géants, durs à la peine,attendris l’un par l’autre, s’embrassèrent un moment, comme s’ilsluttaient.

– Je te promets tout, dit gravementl’abbé.

Beaucoup de choses qu’ils n’avaient pointdites avaient dû être comprises et convenues d’âme à âme. Ilsn’échangèrent plus une parole, et se quittèrent dans le jardin,aussi impassibles de visage que s’ils eussent été deux passants dela vie, sans souvenirs et sans lien.

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