Donatienne

Chapitre 8LE VOYAGE

Jean Louarn marchait depuis des heures,traînant après soi, dans la petite charrette de bois, ses deuxderniers enfants couchés et endormis, et le panier noir deDonatienne, et la pelle, et le pain de six livres donné par pitié.Rien autre chose ne lui restait de chez lui, si ce n’est sonchagrin, qu’il emportait aussi. Il s’en allait vers l’est, le corpspenché en avant, muet, les yeux levés au-dessus des hommes qu’ilrencontrait, et son masque mince, indifférent à la route, coupaitla lumière et le vent comme la proue d’une barque, sans changerd’expression.

Il allait. Quelques travailleurs, dans leschamps voisins de la route, compagnons de l’avoine mûre ou dupremier labour, le voyant passer à la fine pointe du jour,s’étaient demandé :

– Qui est celui-là ?

– C’est Jean Louarn, tu sais bien, lepauvre qui a été saisi, puis vendu, à cause de la Donatienne.

– Oui, celle qui était nourrice à Paris.Elle n’a pas voulu revenir, ni lui envoyer d’argent. Je merappelle. Où s’en va-t-il comme ça ?

– Par la Vendée, m’est avis.

– Ça n’est pas toujours chanceux, laVendée !

– Pas toujours, mais travaille, mongars : il pourrait t’entendre.

C’était toute son histoire qu’ils racontaientainsi.

Plus tard, au milieu d’un bourg, des femmes,sur le seuil des portes, avaient dit :

– Je suis sûr que c’est un homme dePlœuc ; à son costume on le voit assez. Mais dire son nom, jene saurais. Où mène-t-il ses enfants ?

– Chez des parents, peut-être. Car il n’ya point d’assemblée ni de pardon, aujourd’hui.

À présent, personne ne le connaissait plus. Ilavait dépassé le cercle étroit où le nom de son village revenaitsouvent dans les discours. Il était déjà l’inconnu. On disaitseulement, sur son passage :

– C’est de la misère.

Lui-même, il ignorait les gens et les lieuxqui l’entouraient. Ce n’étaient plus les champs qu’il avait vusdepuis sa jeunesse, les landes, les bois, les prés de la paroissede Plœuc, ces prés bas, formés de deux versants d’herbe reliés parun ruisseau, et à peine ouverts, comme les feuillets d’un livreabandonné. C’étaient d’autres prairies semblables, d’autres bois,d’autres bandes de blé noir où l’ombre des pommiers faisait desîles rondes. Il avait souhaité se trouver parmi ces chosesnouvelles, dont aucune n’aurait été témoin, dont aucune neparlerait. Maintenant qu’il était enveloppé par elles, il ne lesregardait point. Son esprit restait en arrière : elles nechangeaient pas encore sa peine.

Il allait. Sa veste courte, son grand chapeaubordé de velours noir se balançaient en mesure. Sa main tirait lacharrette. De toute la matinée, il ne s’était arrêté qu’une fois,pour faire renouveler la provision de lait que Joël avait bue. Lachaleur était grande. Toutes les bêtes de l’été chantaient midi.Une voix appela :

– J’ai faim, papa, j’ai faim !

Avait-il oublié ceux qu’il emmenait dans sonexil ? Il s’arrêta, comme étonné, et considéra, sans biencomprendre d’abord, l’aînée de ses enfants qui le suivait à pied,près de l’essieu de gauche de la petite charrette, l’essieu quicriait à chaque tour. Elle avait marché jusqu’à n’en plus pouvoir.Elle pliait à demi une de ses jambes, que la fatigue avait sansdoute rendue douloureuse, et se tenait debout sur un seul pied,comme un oiseau au repos. Ses yeux étaient tout pleins de l’anxiétéde cette route inaccoutumée, des questions qu’elle s’était faites,et tout humides encore des larmes que Louarn n’avait pas entendues.Un bonnet rond, en étoffe noire étoilée d’une demi-douzaine depaillettes dorées, comme en portent beaucoup d’enfants de Bretagne,serrait la tête de la petite, et ne laissait voir qu’une mincebordure de cheveux châtain clair, qui bruniraient vers la douzièmeannée. Noémi, en ce moment, avait le regard triste qui supprimel’enfance dans le visage de l’enfant, le jette en pleine vie, etfait penser : « Voilà comme il sera, un jour. »

– J’ai faim, reprit-elle. Est-ce quec’est encore bien loin, où nous allons ?

Le père, qui s’était baissé et accroupi surses talons, pour caresser le visage de Noémi, hocha la tête, etrépondit.

– Oh ! oui, ma petite, encore bienloin ! Il ne savait point au juste où il allait. Mais ilsentait que ce serait loin, car il fuyait le souvenir de sa joie etde sa peine. Il cherchait la paix qui ne voulait plus de lui. Etquand il observa que la figure de Noémi se creusait d’émotion, etavouait : « Je ne pourrai pas aller si loin avecvous, » il eut regret d’avoir parlé de la sorte.

– Nous n’irons pas tout d’un coup,reprit-il. Nous nous reposerons… Tiens, reposons-nous : voicile temps de manger notre pain.

À quelques pas de là, sur la droite, s’ouvraitun chemin aussi large que la route, mais bordé de hêtres quicroisaient leurs branches au-dessus d’une chaussée déserte, tour àtour herbue et moussue. Où menait-elle ? Avenue de château, deferme ou de ruines ? Elle descendait en tournant, et l’onpouvait suivre sa double houle de haute futaie, qui s’enfonçaitparmi les champs, et bleuissait avec eux. Louarn n’osa pas pénétrerbien loin. Il attira la petite charrette dans l’ombre d’un despremiers troncs d’arbres, mit par terre Lucienne, et prit le painde six livres.

– Faisons le rond ! dit-il.

Il se coucha. Il avait faim, et il s’enaperçut au plaisir qu’il eut à manger cette mie fondante du pain dePlœuc. Avec son couteau, dont la lame était amincie et cintrée parl’usage, il coupait de grosses bouchées pour lui, et de pluspetites pour Lucienne et pour Noémi, qui se tenaient l’une debout,l’autre assise, en face de lui, et auxquelles il donnait labecquée, avec un mot d’amitié parfois, ou un appel des lèvres quisifflaient, lorsque la tête brune de Noémi ou la tête blonde deLucienne se tournaient d’un autre côté. C’était si petit, cetteNoémi, que, pour se faire comprendre, il devait prendre un tonenjoué et inventer des choses qui lui coûtaient à dire. Déjà ellene montrait que trop de dispositions à deviner le malheur et à enparler. Louarn, en lui répondant, pensait toujours : « Ilne faut pas lui laisser croire qu’elle n’a plus de mère. » Etil mentait si douloureusement, si gauchement, qu’elle revenait sanscesse aux mêmes questions.

Joël se mit à crier dans la charrette, et lepère se dit : « Comment garderai-je celui-ci avec moi,pendant le voyage ? » Il leva le nourrisson et le secoua,à bout de bras, en le promenant. Cela réussit, et dans la lourdechaleur d’août, bientôt, au bord de la haie d’ajoncs, près de lagrande route, les trois enfants et le père dormaient sous le volcroisé des mouches.

Midi et demi, une heure, une heure etdemie…

Louarn fut réveillé en sursaut par une fortevoix qui demandait :

– Qui êtes-vous, l’homme ?

Et une main gantée, mais nourrie et puissante,le saisissait en même temps au collet.

– Allons, réveillez-vous ! Est-ceque vous êtes des environs ?

– Non, monsieur, dit vivement Louarn.

– D’où donc ?

– Je ne veux pas vous le dire.

– Vous ne voulez pas ?

– Non.

Les deux hommes se regardèrent, l’un qui étaitdemeuré assis, l’autre qui avait cessé de le secouer et qui seredressait. Ce dernier venait de descendre d’une voiture basseattelée d’un poney. Il avait la figure ronde, des yeux decommandement, bleus et fauves, et le teint vif. Rien qu’à voir laliberté de ses mouvements, l’aisance de sa main quand il aida Noémià se lever, on eût pu assurer qu’il était riche. Il portait des basde laine à carreaux, une culotte ample pour son ample personne, uneveste de laine assortie et un chapeau de paille. Louarn crutd’abord que ce riche lui reprochait d’être couché dans une avenuenon publique, et de déparer le paysage, avec ses trois enfantspauvrement vêtus et sa pauvre charrette de bois. C’est pour celaqu’il résistait, par indépendance et mauvaise humeur de Breton.Mais il s’aperçut vite qu’il se trompait. Le riche devait être dupays et connaître cette sorte de fierté. Il fit une moue de pitiépresque tendre, en dénombrant les quelques objets qui formaient lebagage de Louarn, et dit aussitôt, de la même voix rude qu’audébut :

– Ça m’est égal que vous ne me disiez pasqui vous êtes ; vous pouvez garder vos secrets : je vousaiderai bien sans les connaître. Dites-moi seulement si vousdemandez du travail ?

Leurs regards allèrent ensemble vers le manchede la pelle, qui dépassait le dossier de la petite charrette deLouarn.

– Je commence le voyage, dit celui-ci. Jene me suis encore loué nulle part. Mais si vous avez unchantier ?…

– J’en ai un. Descendez l’avenue. Vousdirez au chef de travail que je vous ai embauché.

Il fit trois pas pour regagner sa voiture, etse retourna.

– Vous direz aussi à la femme de monfermier de s’occuper de ces mioches-là, et de vous ouvrir lagrange.

Il interrogea, un long moment, les yeux grisbleutés, si tristes, de Jean Louarn ; puis il eut unhaussement d’épaules :

– Tenez, vous direz que je vousconnais ! C’était vrai. Il avait reconnu la souffrance quin’attend rien des hommes.

L’instant d’après, Louarn se trouvait seul,debout dans la hêtrée descendante. Il étala, sur la paume de samain, son argent qu’il avait serré dans une vieille blague à tabac,et compta quatre francs quarante centimes.

– Ça n’est guère, murmura-t-il. Il vautmieux, en effet, que je travaille tout de suite puisqu’on peutgagner sa vie ici.

Il ne se sentait aucune envie de travailler,et le besoin seul l’y conduisait. Il soupira, en songeant avecquelle hâte il se levait, l’hiver dernier, pour défricher la lande,et faire plus doux, plus riche, et plus joyeux, le retour de cellequi n’était pas revenue.

Et, après un moment, il éprouva l’irrésistibledésir de communiquer sa résolution, de la faire approuver, d’êtredeux comme autrefois en toute occasion, et, n’ayant près de lui queNoémi qui pût le comprendre, il se courba au-dessus de l’enfant,qui creusait la mousse du talus pour faire une grotte.

– Petite Noémi, dit-il, sais-tu ce que jevais faire ?

Toute une jeunesse confiante, un peu detendresse, un peu d’amour-propre flatté lui sourirent, et celafaisait une clarté qui lui entrait dans l’âme, comme quandDonatienne souriait.

– Je vais m’arrêter plusieurs joursici ; tu pourras jouer et te reposer. Veux-tu ?

Les cils, qui étaient longs sur les yeuxbruns, les cils s’abaissèrent, et répondirent :

– Oui, je veux bien.

– Il y aura pour toi une maison. Moi, jetravaillerai… Il faut bien que je continue de travailler, n’est-cepas ?

– Oh ! oui…

Elle ne savait pas exactement le sens de laquestion ni de la réponse. Cela dépassait l’intelligence de ses sixans. Mais aussitôt son sourire disparut. Les joues épanouiess’allongèrent. Il ne resta que deux yeux grands ouverts, où venaitde se fixer une idée précise et une attente.

– Et après, demanda-t-elle, est-ce qu’onira revenir à Ros Grignon ?

– Non, ma chérie.

Le petit visage s’assombrit.

– Alors, c’est qu’on ira retrouver mamanoù elle est ?

– Peut-être.

– À Paris ?

Il se détourna pour répondre :

– Plus tard, je ne dis pas non… Plustard, ma mignonne.

Louarn pensait : « Comme elleraisonne déjà ! Il faudra faire attention, avec elle ! Çasouffre presque comme une grande ! »

– Allons, mes petits, fit-il tout haut,levez-vous ! Tenez en bas ! Il faut vivre !

Ils descendirent donc entre les hêtres jadisplantés pour le passage des compagnies d’hommes d’armes ; ilss’éloignèrent, chétifs sous les massues croisées des branches, etle grincement de la voiture se confondit avec le cri desgrillons.

C’était un de ces jours chauds et sans ventque l’Océan accorde aux terres bretonnes, pour commencer de mûrirles blés noirs et les pommes.

Avant qu’il fût terminé, avant le coucher dusoleil, qui est long à venir en août, Louarn s’était mis au travailet faisait, aussi bien que ses compagnons, la besogne commandée.Elle était simple. Il avait chaussé les sabots que l’huissier,vendeur des meubles de Ros Grignon, lui avait permis d’emporter, etdebout, parmi d’autres hommes, une cinquantaine, manœuvres commelui, chemineaux comme lui, il curait un étang que la chaleurprolongée de l’été avait desséché. On attaquait l’étang par letravers. La bande se démenait dans un espace encore étroit, situéau milieu d’une cuvette de boue de plusieurs hectares, molle etcoulante par endroits, durcie ailleurs et craquelée, couverte deracines, de bois mort, de feuilles du dernier automne, d’écumesvisqueuses, de moules d’eau douce, et rayée par la marche des vers,qui cherchaient à gagner le centre encore humide, et traçaientleurs chemins sur la surface pâteuse. Chacun des travailleurs avaitune brouette, chacun piétinait dans la même mare, et entamaitdevant soi, à coups de pelle, le talus de vase, haut de deux pieds,puis, ayant rempli la brouette, la roulait et allait la vider surla berge. Il y avait là des gens de tous les âges, de toutes lesprovinces, de tous les accoutrements et de tous les types, desloups, des renards, des chiens, des porcs, des chats-tigres, et,dans les yeux de presque tous, on lisait le mêmeavertissement : « Garde-toi de moi ! » Ilsbêchaient ou se reposaient à leur guise, sans même répondre auxobservations de l’entrepreneur, un grand, vêtu d’une blouse, et quiressemblait à un boucher soufflé de graisse ; ils seconnaissaient déjà, bien qu’embauchés de la veille et venus de tousles points de l’horizon ; ils s’appelaient ; ils juraientcontre les tiges de nénuphars, grosses comme des câbles, qu’il leurfallait arracher, ils juraient contre l’odeur, contre le maître,contre le soleil ; et parfois, ayant étourdi d’un coup demanche de pelle une anguille envasée, ils la lançaient sur le prévoisin, avec des rires. Plusieurs quittaient l’ouvrage, sans direpourquoi, et partaient. Les vrais miséreux poussaient le travail,et gagnaient la paye pour les autres.

Jean Louarn était de ceux-là. Il était arrivé,de son allure lente, la pelle sur l’épaule, regardant, avec la mêmeindifférence, l’étang où il allait descendre et les compagnons quil’y avaient précédé. Après avoir échangé trois mots avec le chefd’équipe, il avait pris sa brouette et pénétré dans le bourbier.Depuis lors, il entamait et soulevait la vase, d’un mouvement sûret régulier, comme celui d’une machine, et le talus s’ouvraitdevant lui en coin profond. Que lui importait de faire cettebesogne, plutôt que de scier la moisson, ou de casser les mottesd’un guéret, à présent qu’aucun travail n’avait plus d’attrait pourlui, étant fait hors de chez lui et pour le pain qu’on mangeseul ? Personne du moins ne lui avait demandé son nom.Personne ne lui adressait la parole. Il songeait dans le bruitcomme tout à l’heure sur les chemins. Une chose même leréconfortait un peu : les enfants avaient été reçus, à laferme, par une vieille femme qui avait recommandé à une toutejeune : « C’est des petits pauvres, Anna ; il fauten avoir soin, autant que des nôtres ; tu leur feras labouillie ; tu donneras un lit pour les deux filles, et tumettras près de toi le nourrisson, dans la barcelonnette, car c’estgrand’pitié, les enfants qui n’ont plus de mère. » Louarnavait dit, en effet, ne pouvant avouer la vérité, qu’ils étaientorphelins. Et il revoyait, en travaillant, cette belle fille deferme qui emportait déjà Joël maternellement, avec un oubli joyeuxde la peine qu’elle aurait. Les petits seraient heureux, biensûr ! Le père ne regrettait donc point d’avoir accepté cetteoffre de travail, au début du voyage.

Il ne s’interrompait guère. Cependant, quandil levait la tête, il éprouvait un étonnement vague de ne pas setrouver tout à fait hors du pays qui lui était familier. Au delàdes roseaux qui enveloppaient l’étang de leur bague fanée, le solse relevait un peu, des près montaient de tous côtés, mêlés delandes, de buissons, de lèpres pâles ou brunes, larges espaces queparcouraient les moutons et le vent, et que barraient au loin lesavenues de hêtres, comme des falaises de roches rondes. Derrièrel’une d’elles, le château et la ferme, bâtis du même granit,anciens tous deux et soudés l’un à l’autre, s’abritaient. Dans cepaysage, qui ressemblait à une baie abandonnée par la mer et dontil aurait creusé le fond, Louarn avait le sentiment de ne pointêtre un étranger. Ce n’était plus, sans doute, la figure des chosesqu’il avait laissées là-bas ; mais c’était leur même manièrede prendre le cœur, et, au-dessus d’elles, le même souffle régulierqui s’éveille et s’éteint avec la marée. Oui, il y avait encoreautour de lui quelque reste de chez lui. Et Louarn crut d’abord quecela l’aiderait à vivre.

Mais le premier soir tomba. Il tomba, rapideet lamentable. Des vapeurs se levèrent à sa rencontre, de l’étanget des terres voisines. Et, la lumière disparaissant, ce lieudevint si sauvage et d’un tel dénuement que Louarn en fut saisi.Appuyé sur sa pelle, il regardait la lueur rouge étendue au-dessusdes hêtres, et qui lentement descendait derrière leurs troncs defumée. De ce côté, vers le couchant, était aussi son chagrin. Il yavait là, quelque part dans la nuit, une petite ferme portée sur untertre, et qu’un autre ménage habitait maintenant. Un autre !Ô pauvre Louarn ! Comme cela est près de toi ! Une enfanta pu faire la route. L’odeur de ton blé noir pourrait venir jusqu’àtoi. Ils le moissonneront, ces étrangers ! Ils sont où tuétais. Ils vont dormir où tu as dormi. Regarde ! N’est-ce pasla forêt de Plœuc, en avant ? N’est-ce pas la lande ?N’est-ce pas l’heure où la porte s’ouvrait au tâcheron las du jour,et te laissait voir, d’un seul coup, les murs, le feu, la femmeaimée, les berceaux, toute la vie ? Pauvre Louarn ! Lesbaisers d’autrefois saignent comme des blessures, la peur dulendemain descend avec les ténèbres, la force du pardon s’épuiseavec le jour…

« Faudra pas que je reste longtemps ici,pensa Louarn ; ça me rappelle trop la maison ! »

– T’as donc un chagrin, toi, leBreton ? dit une voix.

Lentement, Louarn tourna la tête, et, sur lebord de l’herbe, il aperçut un ouvrier à face camuse, qu’onappelait le Boulonnais, et qui remettait la veste de toile bleuequittée pour le travail.

– À quoi vois-tu que j’ai duchagrin ? demanda-t-il.

– Tu restes là, les camarades sontpartis ! Empoté, va !

Le Breton reçut l’injure avec un haussementd’épaules, tandis que l’homme s’éloignait, prestement, les deuxmains dans les poches de son pantalon dont elles élargissaient lapartie supérieure, comme un jupon. En effet, ces ombres en marche,par groupes, dans des directions qui s’écartaient de plus en plus,c’étaient les compagnons de travail. Le dernier de tous, Louarnsortit de l’étang, et, avec une poignée d’herbes, essuya ses mainset ses sabots. Il allait retrouver ses enfants à la ferme, etdormir dans la paille de l’étable.

Sept jours s’écoulèrent de la sorte. Lehuitième, il faisait une brume chaude qui tuait les feuilles eténervait les hommes.

Déjà, la veille et l’avant-veille, leBoulonnais avait recommencé à se moquer de Jean Louarn, quirefusait de se joindre aux autres pour le repas de midi, et quimangeait seul, à l’écart, et qui ne riait jamais. Il vit Louarnplus renfrogné, plus taciturne que les jours précédents, et,n’ayant pu l’émouvoir, du moins jusqu’à l’irriter, il se mit àinventer, car il ne savait rien de précis relativement à ce coureurde route, qui ne parlait pas.

– Les camarades, dit-il, voilà la besogneà moitié faite. Joli débarras ! Pour moi, je ne regretteraipas le chantier, ni mon voisin de mare… Il a dû tuer quelqu’un, ceBreton, pour être d’humeur si noire ; à moins que safemme…

– Tais-toi ! dit Louarn à voixbasse. Mais l’autre, excité d’autant plus qu’il voyait Louarns’émouvoir enfin, continua :

– À moins que sa femme ne l’aitlâché !

– Elle est morte ! cria Louarn.

– Tu ne le dirais pas si haut, ni sifurieusement, si c’était vrai ! répliqua l’autre. Regardeztous…

Le Boulonnais n’eut pas le temps d’en diredavantage. Louarn, jetant sa pelle, avait relevé la ceinture decuir qui tenait son pantalon, frappé deux fois dans ses mains, ensigne d’attaque, et de ses bras étendus, de son buste qui avaitgrandi tout à coup, il dominait l’ouvrier qui s’était mis en garde,ramassé sur lui-même, les poings contre la poitrine, et les yeuxdevenus fous de colère. Une clameur s’éleva, des cris, des bravos,une haine :

– Tue le Breton, Boulon, tue !

Un grand silence suivit. Dans le cirque auxremparts de vase, cinquante hommes guettaient un mauvais coup. Ilsn’attendirent qu’une seconde. Le Boulonnais fondit sur Louarn, latête en avant, pour le frapper au ventre. D’un mouvement de côté,Louarn évita le choc ; ses reins plièrent ets’abattirent ; il saisit l’ennemi au passage par le milieu ducorps, l’enleva, le souleva de ses poignets crispés, le fit sauterpar-dessus son épaule, et, le balançant à bout de bras, trois fois,– il y eut trois cris, – le lança dans la vase, où le chemineaus’abîma, la figure contre terre, à cinq mètres du bord. Louarn seretourna aussitôt vers les témoins, dont plusieurs accouraient,levant leur pelle, ou tirant leur couteau.

– À qui le tour ? dit-il.

– À moi ! dirent quelques voix.

Mais personne ne se risqua jusqu’auprès duBreton, qui secouait ses doigts tachés de vase, et haletant, tousles muscles de son corps tendus et prêts à recommencer, attendaitun nouvel adversaire.

Quand il vit que personne ne se présentait etn’osait affronter ses bras, il ramassa sa pelle, et traversa lecercle qui s’ouvrit devant lui.

– Où vas-tu, le Breton ? demanda lecontremaître, que la lutte avait intéressé comme un spectacle, etqui ressaisissait à présent l’autorité, où vas-tu ? Tends lamain à ton camarade le Boulonnais, et que tout le monde se remetteau travail !

Il avait un peu peur de ses hommes, comme lesvaqueros qui observent de loin les taureaux de combat. Mais Louarncontinua sa route, balançant sa pelle sur son épaule, et remontavers la ferme, qu’on devinait à peine, à une ombre plus fortederrière les lignes d’arbres.

– Je veux reprendre mon voyage,murmurait-il, je veux qu’on ne me parle point d’elle. Ah !comme elle me poursuit encore ! Comme ils ont deviné mapeine ! Je veux m’en aller plus loin !

Quand il eut dit sa volonté, et que tout futprêt dans la cour de la ferme, près de la porte dont le cintre degranit était verdi par la moisissure des hivers ; quandLucienne et Joël curent été recouchés dans la charrette à bras,Louarn, au moment de lever son chapeau et de dire adieu, aperçut,dans l’ombre de la salle, la grande belle fille qui pleurait. Ellecontemplait si tendrement les petits ; elle avait dû si biengagner les signes d’adieu que lui faisaient Lucienne etNoémi ; elle aurait tant aimé que l’autre parlât et répondit,ce Joël qu’elle avait bercé, emmailloté, promené, que Louarn ne puts’empêcher d’avoir un sentiment confus de regret et presque detendresse. Il pensa : « Celle-ci n’aurait pas pu lesquitter, si elle avait été leur mère. » Mais aussitôt iltrouva que cette pensée n’était pas bonne, et, disant adieu à lavieille fermière qui était la plus proche du seuil, il tira sur lebrin de noisetier qui servait de poignée au timon de la charrette,et, à travers la cour assourdie par le fumier, on entendits’éloigner un pas lourd, un autre tout léger, et le grincement dela roue en voyage.

Le soir, Louarn coucha dans une autre ferme,moins hospitalière que celle qu’il venait de quitter. On luireprocha l’heure tardive où il se présentait ; on le fitattendre. Mais on ne le repoussa pas. Il y avait de lapeur, dans la permission que lui accordaient les paysans de coucherdans la paille, peur des vengeances, du feu, des mauvaiscoups ; mais il y avait aussi de la pitié sainte, un reste decette divine charité qui ouvre encore tant de portes, à la brune,dans les campagnes de France. Le lendemain, et toute la semainesuivante, il trouva un gîte. Il marchait vers le levant, ne disantà personne ni sa route, ni surtout la raison de ce voyage. Ildisait : « Je vas en Vendée pour les pommes deterre. » Et cela suffisait aux simples qui l’interrogeaient.La Vendée, c’est-à-dire le pays français, large ouvert au soleil, atoujours été regardé comme le pays d’abondance par ceux de lapresqu’île.

Le temps se maintenait à peu près beau. Louarnvoyageait deux ou trois jours, puis s’arrêtait dans quelque fermepour gagner son pain. Le ronflement des machines à battre s’élevaittoujours ici ou là, dans le matin, et il suffisait de se présenteret de dire : « Voulez-vous de moi ? » pour êtreaccepté parmi les bandes d’hommes et de femmes, nombreux comme desconvives de noces, qui enveloppent la machine et la servent.Partout, et malgré la grande fatigue des ménagères qui doiventfaire le dîner pour tant de monde, on recevait les enfants, etquelqu’un se trouvait plus ou moins vite, plus ou moins volontiers,pour cuire la bouillie et laver le pauvre linge du nourrisson. Leshommes, presque toujours, voyant la petite charrette, disaient non.Les femmes disaient oui, et laissaient entrer et s’arrêter lacharrette, à l’abri des meules qui tremblaient au voisinage descourroies et des roues de la batteuse. Mais quand Louarn quittaitla ferme, elles ne manquaient pas de l’avertir et de prédire, envoyant Joël :

– Vous le ferez mourir, mon pauvrehomme ! Quand le mauvais temps va venir, vous verrez ce quiarrivera ! On ne fait pas son tour de France avec unnourrisson !

Il ne répondait pas.

Cependant, si lente que fût la marche desenfants, il faisait du chemin. Louarn évitait le plus possible lesbourgs, qu’il redoutait par timidité, parce qu’il était peu habileen paroles, et aussi par peur de la police, car il sentait pesersur lui la suspicion dont le sédentaire enveloppe les errants. Ils’écartait parce que, à l’entrée des villages, un écriteauportait : « La mendicité est interdite », et, bienqu’il ne mendiât pas, il savait qu’on ne lui tiendrait pas comptede cette bonne volonté qu’il avait de travailler, et qu’il était lechemineau, l’être vague, de la grande association misère, rôderie,volerie et compagnie, dont les associés ont une réputationséculaire, fondée et invariable. Il était d’autant plus suspectqu’il devenait de plus en plus étranger au pays.

Bientôt, en effet, la veste soutachée develours noir, le grand chapeau, le pantalon de droguet bleu, largeet élimé, parurent une chose curieuse, et indiquèrent que la racene se reconnaissait plus dans ce costume ancien. Le grain de laterre changeait. Les guérets, tout gras d’argile, n’avaient pluscette apparence de poudre violette, ou de poudre blonde, ou de selen poussière, qu’ont les guérets de Bretagne ; la terren’était plus terre à fleurs, mais terre à légumes ; les vainespâtures, les avenues qui ne mènent à rien, le terrain vide d’où lemaître est toujours absent, diminuaient de nombre ; et il yavait moins de traces du passage du vent, et moins d’ormes tordus,et plus de chênes bien droits. Mais surtout les collines n’étaientplus faites de même. Elles ne montraient point leurs rochers ;elles ne pressaient pas leurs ruisseaux ; elles ne souffraientpas du nord-ouest ; elles portaient des moissons qui neversaient pas. Plus de blés noirs, ou beaucoup moins ; lesajoncs diminuaient ; la bruyère se faisait rare ; l’odeurde menthe grandissait ; l’air salin, l’air qui met del’aventure au cœur des hommes, ne soufflait plus ; et le ventpassait inégal, et la marée qu’il monte était rompue, et la chansonqu’il chante allait en miettes.

Louarn savait bien que ces jours étaient pourlui des jours d’adieu, et il faisait moins de route, et regardaitdavantage autour de lui, comme s’il cherchait partout des yeuxd’amis qui s’en allaient.

Dans un de ces lents voyages, il fut surprispar la pluie. Elle commençait violemment. Il chercha l’abri d’untalus, et, contre la levée de terre d’un fossé, au bord d’un cheminvert, il rangea la charrette et les deux petits qu’elle portait.Une souche creuse ouvrait au-dessus son écorce fendue et morte, quedoublaient des veines de bois vif. Noémi se blottit au plus près,la tête dans les épines. Louarn, un peu de côté, à moitié hors del’abri, courba le dos et regarda l’herbe, en attendant la fin del’averse. Mais la violence de l’orage redoubla ; le ventbattit la place, et la rendit intenable. Le fossé s’emplissaitd’eau ; les feuilles mouillées ne protégeaient plus ; lesvêtements traversés collaient aux épaules. Louarn s’aperçut queJoël était glacé ; il quitta sa veste, et la jeta sur lesenfants. Hélas ! le froid de l’air augmenta et aussi lefrisson des mains qui soulevaient l’étoffe. Après une heure, ayantsaisi le bras de Joël qui pendait, hors de la caisse de bois, lepère reconnut que le dernier de ses enfants était pris de fièvre.Alors, laissant sa veste, comme une couverture, protéger les plusjeunes qu’elle cachait presque entièrement, il tira la voiture horsdu fossé, et remonta le chemin vers la grande route. Contrairementà son habitude, il voulait atteindre le village prochain et ydemander secours, car il s’affolait plus vite qu’une mère, lui quine savait pas. Noémi trottait dans la boue, son jupon relevépar-dessus la tête. La pluie tombait si drue qu’ils ne voyaient pasau delà des deux haies de droite et de gauche. Louarn n’avaitqu’une pensée : « Pourvu que je trouve du secours pourmon petit ! »

Il ignorait le nom du bourg qu’il allaitrencontrer. Heureusement, après trois quarts d’heure de marche,Noémi et le père virent se lever, aux deux bords de la route, destoits criblés par l’averse et entourés d’un halo par lerebondissement des gouttes d’eau.

– Enfin, dit Louarn, tu vas te chauffer,ma pauvre Noémi, et je vais trouver un lit pour ton frère qui a lafièvre !

Il courait presque, gêné par son pantalon quine glissait plus sur les genoux. Derrière les vitres, deux femmesqui observaient le ruisseau plein, et le ciel où le vent, le soleilet les nuages se livraient bataille, quand elles eurent aperçuLouarn et le mouvement qu’il faisait pour obliquer vers elleslaissèrent retomber le rideau. La flèche de la petite voiture deuxfois s’inclina de leur côté, et deux fois reprit le milieu de laroute. Une troisième femme se tenait sur le seuil de sa porte, etrejetait, avec un balai, l’eau qui était entrée dans sa maison.Elle comprit, entre deux coups de balai, le danger de charité quis’approchait. Elle prit les devants.

– Passez, dit-elle, je ne peux rien vousdonner.

Louarn, dont les dents claquaient,commença :

– C’est mon petit…

– Moi aussi, j’en ai des petits !cria la ménagère… Allez plus loin !

Il y avait plus loin un menuisier, qui nes’était pas interrompu de raboter, et dont le buste se couchait etse redressait en mesure, dans l’encadrement d’une devanturecintrée, ouverte à trois pieds du sol. Quand le pauvre s’arrêta aumilieu de la route, n’osant faire l’inutile distance qui leséparait de l’ouvrier, celui-ci eut un regard de côté et uneexpression de bonne humeur, qui signifiait seulement qu’il étaitcontent d’être au sec, les pieds dans les copeaux, et d’avoir dutravail toute l’année. Il ne voulait pas offenser, assurément, cemaigre coureur de chemin, tout hagard et tout pâle, quidemanda :

– Quelqu’un peut-il me recevoir,ici ?

– La mendicité est interdite dans lacommune, mon ami, fit l’ouvrier.

Il avait une figure d’ancien soldat devenurentier, ronde à barbiche longue, fond rose avec des coups depinceaux blancs, comme une porcelaine décorée.

– Je ne demande pas la charité, repritLouarn. J’ai un enfant qui est malade.

Une voix, partie de l’arrière-boutiqueobscure, insinua :

– C’est peut-être contagieux ?… Faisdonc attention, Alexandre, on ne sait pas à qui on a affaire.

– Tais-toi, la marraine ! fit lemenuisier.

Il se tourna complètement du côté de Louarn,qui s’était penché au-dessus de la petite voiture et, de ses mainsmouillées, sur lesquelles retombait la chemise en cassures raidies,soulevait la veste qu’il avait jetée sur Joël et sur Lucienne. Ilpleuvait toujours. Dans le demi-jour de l’abri, le visage deLucienne se releva, vif et rieur, et celui de Joël demeura inerte,jaune comme la cire.

– Regardez plutôt ! dit Louarn.L’ouvrier fit une moue expressive ; il avait vu mourir desnourrissons.

– Il y a dans le bourg deux médecins,dit-il, essayez : un qui est vieux, pas mauvais homme, un peuréac…

– Ils ne voudront pas me le prendre, etce n’est pas ce qu’il me faut, répondit Louarn. Je voudraisquelqu’un qui le coucherait dans un lit ?

– Je ne connais pas.

– Ou un hôpital ?

– Il y en a bien un, mon ami, maisseulement pour les gens d’ici. S’il fallait prendre tout le monde,à présent, tout ce qui passe dans la route, vouscomprenez !…

Louarn laissa retomber le vêtement sur sesenfants, et, tendant le poing, sous l’averse qui lui fouettait lesjoues :

– Ah ! cœurs durs que vousêtes ! cria-t-il. Où voulez-vous donc que j’aille ? Je nepeux pas le laisser mourir !

– Mauvais cœur, vous-même ! Quiest-ce qui vous force à courir les campagnes et à mendier, avec vosgosses encore, pour faire pitié ? Vous pouvez passer,allez ! on la connaît…

– Dites donc, chemineau, fit une voixenrouée, où sont vos papiers ?

Un gros homme, vêtu d’une veste de tricot,très assuré de langage et d’attitude, observait le Breton, quitournait avec précaution la petite voiture pour revenir sur sespas.

– Oui, où sont vos papiers ? Vous nerépondez pas ? Vous n’en avez pas ?… Si vous voulez unconseil, fichez le camp !… Vous avez raison de vous enretourner ! Et un peu vite !…

Le garde champêtre eut un rire méprisant, lerire du petit fonctionnaire qui trouve le règlement toujours juste,et qui sent derrière lui la force, et qui ne sent plus le Christqui réprouve. Il ne manquait jamais de faire cette question :« Avez-vous vos papiers ? » Elle avait le mêmesuccès, infailliblement : le pauvre s’en allait, etdébarrassait la commune de sa présence et de ses haillons. Etcelui-ci ne faisait pas autrement que les autres. Après avoiressayé de résister, il comprenait, il avait peur, et le voici quis’attelait de nouveau à sa charrette de gueux et ramassait le timondans la boue. Le garde riait, les mains dans les poches de sonveston. Mais Jean Louarn, tout à coup, se redressa. L’horreur devoir mourir son enfant avait chassé tout le sang de son visage etretiré plus avant, au fond de leur orbite, les yeux qui luisaientpourtant. Il enjamba le ruisseau, il s’avança vers la maison, et,tordant l’une contre l’autre ses deux mains décharnées, il sepencha par l’ouverture de la boutique, le ventre appuyé contre lemur bas, et tout le buste tendu vers l’ouvrier qui cessa deraboter.

– Mon ami, dit-il, mon ami, je ne teconnais pas, mais tu auras pitié !

La douleur supprimait la convention de la vie,et il le tutoyait.

– Si tu as un enfant, aie pitié du mien,et viens avec moi ?

– Pourquoi faire ? demanda lemenuisier.

– Je te dirai quoi faire, reprit Louarnaussitôt. Viens seulement ?… Tiens tout de suite ?… Jesuis un homme comme toi ; j’ai eu comme toi ma maison, et jen’ai plus rien !

Ces mots de la douleur vraie, et ce rappel dela fraternité, le maître ouvrier ne les avait pas souvent entendus.Il en fut troublé. L’âme habituellement inerte frissonna ; lamain traduisit l’émotion, se resserra sur une poignée de copeauxqui la soutenaient, l’étreignit, comme une main fraternelle. Lavolonté consciente, plus lente et combattue par le voisinage dutémoin qui écoutait dans la rue, hésita. Et Louarn, ne recevant pasde réponse, et n’ayant devant lui qu’un vieil ouvrier qui baissaitle front et qui demeurait immobile, les genoux enfoncés dans lesdébris de bois blond, se rejeta brusquement en arrière, et partit.La petite voiture se remit à rouler et à se plaindre. Il n’avaitpas fait cent pas, qu’il entendit qu’un homme venait et se hâtaitpour le dépasser. Il n’eut point l’air de s’en apercevoir ; ilpensa que c’était peut-être le garde champêtre, qui le reconduisaitjusqu’aux limites. Mais son épaule glacée par la pluie sentitbientôt le contact d’un compagnon de route, qui tâchait de sebercer au même balancement, et qui demandait :

– Voyons, qu’est-ce qu’il y a ?

– Oh ! ce qu’il y a ?… Non, ily avait… dit Louarn.

Et il avançait toujours, sans même jeter unregard sur le compagnon qu’il avait appelé, si bien que celui-ci lecrut fou.

– Qu’est-ce qu’il y a, mon pauvregarçon ? redemanda l’homme. J’ai quitté mon travail pourt’aider. Que veux-tu ?

Ils avaient déjà le village derrière eux. Ilsmarchaient sur la route détrempée, l’ouvrier inclinant la tête etcomme recueilli pour recevoir une confidence triste, et Louarn, aucontraire, le cou tendu au vent, selon son habitude ; tous lesdeux fouettés par l’averse qui avait des reprises subites et desubites accalmies. Alors le Breton parla, très bas, soufflant sesmots vers les nuages qui couraient, et s’interrompant parfois,pendant plus de dix pas, quand le cœur lui manquait, ou quand ilavait peur de dire le nom de Donatienne.

– Il m’est arrivé, disait Louarn, despeines que je ne peux pas dire… Mais, tu vas me croire, je n’ai pasété en faute… J’ai travaillé ; je n’ai fait de tort àpersonne ; j’avais une jolie closerie… À présent, je traîne làdedans tout ce qui reste de chez nous… Et mon petit Joël vamourir ; tu n’as qu’à soulever la veste que j’ai mise sur luiet qu’à tâter sa joue ; il va mourir si tu ne trouves pasquelqu’un de charitable qui le prenne en garde et qui lesoigne !… Dis-moi quelqu’un ?

Le menuisier resta un moment silencieux,inspecta la campagne, et dit :

– Tournons par ici. J’ai une idée.

Ils tournèrent vers la gauche, du côté où laterre se soulevait et formait une longue colline, rase, pareille unpeu à celles de Bretagne, et couronnée au loin d’un bouquet depins. Une rayée de soleil tomba entre deux nuages, et galopa,ardente, d’un bout à l’autre de la plaine mouillée.

Louarn serrait la main de Noémi, etcontinuait :

– Je ne peux emmener que celle-ci, quiest grande, et Lucienne qui marche un peu. Mais quand j’auraitrouvé du travail, je gagnerai de l’argent pour faire revenir Joël,et pour payer celui qui l’aura nourri… Je te le promets…

– Où vas-tu ? demandait soncompagnon.

– Chercher du travail.

– Où y en a-t-il ?

– Dans la Vendée.

– C’est ce que disent ceux qui passent,mais on ne les revoit plus ! répondait l’ouvrier.

Celui-ci prenait confiance, à mesure qu’ilécoutait Louarn. Sa barbiche blanche se levait, de temps en temps,au-dessus des barrières, et il cherchait quelqu’un. La pluie ayantcessé, il faisait plus doux, et la terre fumait. C’était le momentoù les travailleurs sortent pour achever en hâte la besognecommencée. L’ouvrier observait d’un coup d’œil et reconnaissait lesgens qui ramassaient des châtaignes, ou qui hersaient, ou quimenaient les troupeaux aux deux bords du sentier. Et il nes’arrêtait pas. Enfin, comme l’éclaircie s’élargissait, il vit,dans un champ, deux femmes qui coupaient de l’herbe avec lafaucille. Elles ne le voyaient pas. Il les appela, et ellesvinrent. Il leur montra l’enfant, tout brûlant de fièvre, au fondde la petite charrette de Ros Grignon, et expliqua les choses.

– Je réponds de l’homme, ajouta-t-il.Faites ce qu’il demande.

La plus âgée des deux pauvressesdemanda :

– Que donnera-t-il ?

Ils discutèrent. Mais pendant qu’ils tâchaientde se mettre d’accord, la plus jeune se baissa, fit de ses bras unberceau, éleva l’enfant jusqu’à son sein, et dit :

– Je le prends pour moi ! C’étaitl’adoption…

Une heure plus tard, au sommet de la colline,et parmi les pins, Louarn sortait de la ferme où il laissait Joël.Quand il fut à une vingtaine de pas, et trop loin pour revenirlui-même en arrière, il dit à Noémi :

– Embrasse-le bien !

Et la petite courut à la maison, et reparutbientôt.

– Retourne ! dit le père.

Elle revint encore. Et, une troisième fois, illa renvoya, disant :

– Chéris-le, comme si tu ne devais plusle voir d’ici une grande semaine !

Car il n’avait point expliqué à la petite sonprojet. Il la vit reparaître toute joyeuse.

Alors il se rapprocha de l’homme qui l’avaitconduit jusque-là, et il se découvrit, pour le remercier sans direun mot de trop. Puis il interrogea :

– Où est ma route, à présent ?

L’autre avait encore moins de courage que JeanLouarn. Il ne put parler. Il montra seulement, du doigt, ladirection de l’Orient.

Et Louarn descendit la colline, n’ayant plusavec lui que deux de ses trois enfants.

Il alla vite, vite, sans se retourner, tantqu’il y eut un peu de jour. Il était comme insensé. Et il parlaitaux choses. Il disait aux arbres : « Voyez ce qu’elle m’aobligé de faire ! » Il donnait cours à la colère, quin’avait jamais grondé ainsi dans son cœur. Il accusait Donatienne.Il la chargeait de tout le mal qu’il avait eu, qu’il avait, qu’ilaurait. Il disait encore : « Mauvaise femme, j’ai étéforcé de quitter ton enfant ! Ton enfant pleure, ton marimarche, et vois Noémi, elle n’a plus de souliers ! »Cependant, quand il eut beaucoup pleuré, il finit par dire :« Elle ne sait pas, tout de même, ce qui m’est arrivé. Si elleavait su tout le mal qu’elle a fait, elle serait peut-êtrerevenue ! »

Et il continua, s’éloignant de ce lieu quiétait vraiment la frontière de Bretagne.

Les jours suivants, il ne rencontra plus delandes, et il commença de boire du vin, quand les fermes où il selouait étaient riches. On ne lui demandait plus de quelle paroisseil était, mais on le tenait à distance.

– Ça ne vaut pas cher, lui disait-on, lagraine de souci qui vole, et vos Bretons sont si attachés à leurspommiers et à leurs landes qu’il n’y a que les pires à s’enaller.

On le logeait moins souvent et moins bien.

Il dormit dans des étables à porcs ; ildut payer sa nuit, plusieurs fois, non seulement dans les aubergesoù le froid le faisait entrer, mais chez l’habitant qui ouvrait sonfenil. Ils avaient le cœur plus dur. Les mauvais jours allaientvenir et, en attendant, les nuits froides étaient venues. Envérité, le chemin ne devenait pas moins dur, à mesure qu’ils’allongeait, comme Louarn l’avait espéré.

Le chemineau songeait quelquefois à tous cesjours qui s’étaient accumulés depuis qu’il était parti, et, nesachant où il se trouvait exactement, il tâchait d’imaginer unedistance en rapport avec un pareil temps : sept semaines, huitsemaines, neuf semaines. Mais il n’y réussissait point. Souventaussi, il essayait en vain de se louer dans les fermes. Il était simaigre qu’on le croyait sans force. Il demandait : « Ya-t-il des pommes de terre à arracher ? » On luirépondait : « Sans doute, mais on se suffit. »

Ou bien on ne lui répondait pas. Et ilpensait : « Je ne suis pas encore en Vendée, puisque lepays n’est pas meilleur que chez nous. » Souvent aussi, il luivenait des idées mauvaises. Tantôt c’était la tentation de se tuer,de se jeter dans une mare, une pierre au cou ; tantôt, et plusfréquemment, c’était une défaillance morale plus obscure et plustroublante, et un regret de tout ce qu’il avait fait de bien.« Qu’ai-je gagné, songeait-il, à aimer cette Donatienne ?Pourquoi ne l’ai-je pas imitée, elle qui s’est moquée de moi ?Me voici sur les routes, plus pauvre que ceux auxquels je donnaisl’aumône, chargé tout seul des enfants qui étaient de nous deux, etobligé de remercier quand je dors sur la paille. Si j’avais voulu,pourtant, oui, si j’avais voulu ! » Il se souvenait desmots à double sens que lui avait adressés la fille de Plœuc,chargée, par Donatienne elle-même, de tenir le ménage en ordre,dans les premiers mois de la séparation. Il se sentait hanté par lerire sournois de cette Annette Domerc, par son regard dont il avaitgardé, au fond de lui-même, comme la piqûre secrète etenvenimée.

Presque toujours, il secouait assez rapidementces pensées-là. Il en avait du remords. Il cherchait un appui.Alors, il embrassait vingt fois de suite Noémi ou Lucienne ;il leur disait des mots très doux ; il essayait de les fairerire, comme si le rire des enfants eût été un pardon pour l’homme.Les petites, vaguement, s’étonnaient de ces tendresses subites, quis’espaçaient, d’ailleurs, de plus en plus.

Et, de colline en colline, par les terresfortes, par les bois, par les bourgs, il descendait vers lesud-est. Il avait passé dans la Mayenne, à droite d’Ernée et àgauche de Grand-Jouan. Certains jours il s’étonnait sur lescollines, de sentir de nouveau la salure de l’air. Car il s’étaitrapproché de la grande vallée qui entre au cœur de la France, et,sans le savoir, il était plus près de la mer qu’au milieu de sonvoyage.

Un soir d’octobre, il avait marchépéniblement, à cause de la pluie qui commençait à amollir lesterres, et qui venait par ondées longues, couchées par un ventdoux. Il ne cessait de penser aux semailles dont c’était le temps.Sa main s’ouvrait toute seule au grain absent, sa main condamnée àne plus toucher le froment. Il lâchait la poignée de la charrette,et la ressaisissait. Il y avait dans l’air de l’orage qui ne grondepas. Louarn avait faim ; Noémi avait faim ; Lucienneavait faim. Ils montaient une côte dont le sommet devait être bienéloigné, car on apercevait, tout à son point culminant, la bâched’une voiture de roulier, qui cahotait en s’en allant, et celle-cine semblait pas plus grosse qu’un panier de jonc. Le jour allaitfinir. Mais c’était un de ces jours où le soleil disparaît sansqu’on sache où, ni quand, à quel moment précis. Il y avaitseulement des bandes de ciel plus pâles, couvertes de fumée enmouvement, à droite de la voiture de roulage qui s’éloignait. Pasun toit qui fut proche, pas un regard, pas une voix humaine :des champs assombris, remués fraîchement, coupés de vignes dont lenombre se multipliait depuis une semaine, sur le chemin d’aventureque suivait le Breton ; et, après les vignes, à quelquescentaines de mètres du sommet, un taillis balançait ses brins dechêne trapus, et buvait l’eau par ses feuilles, ses mousses, seschampignons, ses lichens, sa terre poreuse. Louarn pensa :« J’atteindrai ce mauvais abri. Il y aura au moins un peu debois pour faire ma cuisine. Les petites ont besoin de quelque chosede chaud. » Il mit un grand quart d’heure à franchir ladistance qui le séparait du taillis, entra par une dépression dutalus, et laissa la petite charrette au bord d’une de cesminuscules clairières rondes que laissent après eux lescharbonniers, quand ils ont cuit le charbon dans une coupe. Etaussitôt il se mit à tirer de la voiture une vieille casserole, unebouteille d’eau, et cinq gros navets qu’on lui avait donnés. Noémis’assit contre la cépée de chêne qui avait le moins de traces depluie à sa racine et, ayant mis sa sœur près d’elle, ayant renouéles bouts des deux châles gris qui s’étaient dénoués, elle commençaà peler les légumes avec son couteau de poche, tandis que le pères’écartait, à la recherche du bois mort.

Quand les deux petites furent seules, elles semirent à rire, et leur rire était doux, comme s’il y avait eu desoiseaux, et il s’en allait dans la fin du jour, dans la pluie,jusqu’à la route qui passait à peu de distance, jusqu’au père quis’éloignait en faisant un cercle, de peur de s’éloigner trop.Celui-ci, en les entendant, sentit défaillir ce qui lui restait decourage. Elles ne comprenaient pas qu’on était hors du pays breton,qu’on allait dans l’hostilité du monde, que l’hiver venait, que lalassitude de ces gîtes de hasard, et l’incertitude de la vieaugmentaient avec les jours ; elles ne subissaient pasl’étouffement, l’accablement de la nuit mortelle qui enveloppait lebois, et qui eût fait pleurer un homme heureux !

Deux poignées de brindilles mouillées, troispoignées de mousse qu’il avait pressées comme une éponge, et Louarnrevint vers les petites.

La casserole était pleine d’eau et dequartiers de navets pelés. Il ramassa des pierres, fit un foyerqu’il bourra de bois, et frotta une des allumettes qu’il portaitdans sa vieille tabatière de corne. Le bois ne prit pas feu. Il n’yeut qu’une bouffée de fumée qui s’en alla, couchée et vite bue,dans la brume énervante.

– Faudrait des feuilles sèches, ditLouarn ; prends les allumettes, Noémi, je vas chercher de lafeuille à présent… Il fera froid cette nuit, mespauvres !…

Il était debout, décoiffé, les cheveuxcollés ; il regardait du côté de l’occident, où il y avait unelongue traînée jaunâtre, comme une couleuvre écrasée, un reste delumière entre la terre et des nuages si bas, si bas que l’airmanquait dessous. Par là, Louarn, par là, tu avais jadis, au soirtombant, un feu clair qu’une autre allumait, tu avais les bonjoursqui accueillent, les bras qui s’ouvrent, et qui t’aimaient…

– Allons, dit-il tout bas, il faudramaintenant que je ne regarde plus jamais de ce côté-là, non, plusjamais… Il fera froid, mes pauvres ! répéta-t-il.

En parlant, il se détourna pour aller chercherdes feuilles sèches. Noémi essaya à son tour de frotter lesallumettes, et elle riait, ne réussissant pas, sous la poussée depluie et d’air doux qui éteignait à mesure la flamme… Dansl’immensité lugubre son rire d’enfant glissait.

Tout à coup, elle cessa de rire. Le père, quiétait à trente mètres de là, entendit qu’elle parlait. Et il nepouvait la voir, parce que le couvercle de nuages s’était fermé, etque la nuit s’était épaissie… À peine s’il voyait ses mains errantà terre et les flèches des branches sur le gris de fumée du ciel…Elle parle, Noémi… À qui ? Pas à sa sœur… Les enfants n’ontpas la même voix quand ils causent entre eux, et quand ils sont enprésence d’une grande personne… Elle parle, dans le bois ;elle répond à des questions qui sont faites à voix basse… Le ventne porte pas de ce côté. Louarn s’approche, courbé, attentif, lecœur battant de colère… Si c’est un chemineau, il se battra !Pourquoi ? Parce que… parce qu’il a défendu à Noémi derépondre aux chemineaux, parce que la haine est à plein son cœur,ce soir, avec la peine… Il tourne, les poings serrant les feuillesqu’il a saisies, et, sans bruit, il arrive auprès du rond descharbonniers. Trois formes sont penchées vers le foyer, deuxpetites, une grande. Il entend une voix qui demande :

– Donne-moi les allumettes, petite,j’allumerai bien !

– Ne les donne pas, Noémi ! crieLouarn. Je te le défends !

Il est debout. Une lueur de phosphore brille,puis une flamme dans le creux de deux fortes mains qui laprotègent. Le reflet, aigu, subit, tire hors de la nuit pluvieuseune figure qui apparaît un instant, de trois quarts, ferme etpleine, dessinée en traits rouges dans le noir de la nuit où ellese replonge presque aussitôt. C’était une femme. Elle avait regardédu côté de Louarn… Elle disait :

– Veux-tu que je fasse lasoupe ?

– Non ! cria Louarn.Allez-vous-en !… Je ne veux pas devous !

Ils n’étaient pas séparés par deux mètres. Ilsétaient de même taille. Et la femme s’étant baissée, sans tenircompte du refus, alluma une poignée de bois. Parmi beaucoup defumée, une flamme s’éleva sous la casserole, éclairant l’herbe etles enfants penchés, et le visage de la femme qui, maintenantaccroupie, regardait le Breton de bas en haut, et riait avec uneinsolence, une assurance et une curiosité extraordinaires. Unedeuxième fois, elle demanda :

– Veux-tu que je fasse lasoupe ?

– Non !

Mais il ne fit pas mine de la chasser.

Elle avait des cheveux abondants, noirs,crêpelés, relevés sur le sommet de la tête, et pas de bonnet. Elleobserva Louarn un long moment. Le feu jaillit en flambée ;alors la femme, se relevant tout doucement, souple, et sans cesserde regarder Louarn, dit, mais d’un autre ton, qui mordait lecœur :

– Dis, veux-tu que je fasse lasoupe ?… tous les jours ?… tant qu’on ne se déplairapas ?… Tu ne peux pas nourrir ces enfants-là,voyons !

Il ne répondit pas, et s’éloigna, hors de laportée du feu, dans le noir, sous prétexte de ramasser du bois pouralimenter le feu. Mais tout le temps il la regardait, jeune encore,laide et forte dans la lueur dansante…

Et quand il revint, il ne répondit pasdavantage, mais il resta, et il mangea la soupe qu’elle avaitfaite.

**

*

Trois jours après, les voyageurs descendaientun chemin sablonneux. Ils étaient quatre. Elle ne portait qu’unpaquet de linge à son bras, elle, la compagne chassée de quelqueroulotte, ou la libérée d’une maison de correction, l’errante quis’était jointe à l’errant. La petite Noémi l’accompagnait. L’enfantallait craintivement, le long de la robe, courant parfois de peurd’être en retard, car la femme marchait vite et n’attendait pasLouarn, qui retenait sur la pente la petite voiture plus chargéequ’au départ. C’était lui qui traînait toujours Lucienne, commeauparavant. Il était plus sombre que jamais, et il ne parlait plusaux enfants, et ce qu’il avait de bon et de résigné dans le regard,autrefois, il ne l’avait plus, même quand il regardait la compagnequ’il avait acceptée. Celle-ci ne s’occupait pas de lui ; ellemarchait au bord de la route, déhanchée, les yeux furetant autourd’elle, comme celles qui ont la coutume de vaguer. Quand ellepassait à proximité d’un verger, elle sautait la haie, pourramasser des pommes, des poires, ou des grappes de raisin. Il n’yavait qu’à lui faire signe, d’ailleurs, pour qu’elle s’occupât desenfants, ou de les faire manger, ou de les porter, dans lesendroits difficiles où la charrette aurait versé, ou de repriserleur robe ou leurs bas, à la halte. Elle n’avait ni empressement,ni résistance. Presque toujours, au coin de sa lèvre, elle portaitun brin d’herbe, qu’elle écrasait entre ses dents blanches. Louarnau milieu du chemin et traînant Lucienne, la femme sur la gauche,Noémi derrière elle, ils descendaient, silencieux, le cheminsablonneux et tournant. Le jour était beau ; un air lumineuxsemblait vouloir baigner et guérir toutes les plaies de l’automne.Des vignes s’étendaient aux deux côtés des haies, qui n’étaientplus que de petite épaisseur, pleines de viornes, d’épines-vinetteset de houblons. On vendangeait presque partout ; l’odeur duvin nouveau descendait les coteaux, et roulait vers les peuplierset les saules jaunis qu’on voyait au bas des vignes. Jamais Louarnn’avait senti si vivement le lourd parfum qui flotte, un moisdurant, sur les coteaux des provinces tièdes ou chaudes de laFrance. Il en éprouvait comme un vertige. Mais quand le ventd’ouest, par intervalles, fraîchissait, la maigre figure seredressait, et Louarn regardait le ciel tout plein d’un grandsouffle de vent, compagnon qu’il reconnaissait. Une émotion aiméerenaissait en lui.

À un dernier détour, le chemineau s’arrêta.Ses lèvres taciturnes, pour lui seul, murmurèrent deuxmots :

– La mer !

Au bout d’une prairie aussi unie qu’une route,un large fleuve coulait. Il avait la majesté d’un de ces bras demer qui entament le granit breton, et se prolongent par un toutpetit torrent, tordu comme une vrille. Il avait ses plages desable, ses anses, son mouvement de marée, son ouverture élargievers l’ouest. Et Louarn, que rien n’avait ému vivement parmi leschoses qu’il avait vues en voyage, répéta, en respirantlargement :

– La mer ! La mer !

La femme, dédaigneuse, leva les épaules, etdit :

– T’as donc rien vu ? C’est laLoire.

Ils reprirent leur marche, à travers le prémaintenant, et dans le plein souffle de ce vent du large qui venaitboire l’odeur des vendanges, et la mélangeait à son odeur d’écume.Louarn avait l’œil brillant, fasciné par la lueur de l’eau enmouvement. Le nom de la Loire ne lui disait rien. Il pensait auxeaux qui montent et se retirent sur les grèves ; il pensaitaussi que, de l’autre côté, ce devait être enfin la Vendée.Bientôt, le sentiment qu’il allait à jamais s’éloigner de laBretagne, vint lui étreindre le cœur. Louarn marcha moins vite, etil se taisait, tout blême, parce qu’il allait passer ce qu’ilappelait la mer, et ce qui était bien la mer pour lui, la grandefrontière qu’on ne repasse plus, quand on émigre.

La femme n’avait aucune conscience de ce qu’ilpouvait souffrir. Mais Noémi s’étant approchée de son père, parhasard, il lui prit la main et la garda. L’enfant se mit àdire :

– Une voile ! Regardez unevoile !

Mais il ne regarda qu’elle, la petite Noémi,et si tendrement qu’elle en fut surprise, et qu’elle le considéra,se demandant : « Qu’ai-je donc ? »

La prairie où ils s’avançaient, dans le ventcontinu de la Loire, se trouvait aux environs de Varades, assezloin du bourg et du pont. Ils s’approchèrent de la rive, et Louarn,ayant aperçu un homme qui se disposait à traverser le fleuve dansson bateau, le héla et demanda passage. L’autre considéra cettechétive caravane. Il était riche, comme beaucoup de paysans de lavallée, et la misère lui paraissait un tort.

– Faut bien rendre service, dit-il. Maisje suis pressé. Appelez donc votre femme qui muse !

À ce mot, « votre femme », Louarnfrissonna si fort que le batelier, nourri de pain blanc et de vin,se prit à rire. Il fallait peu de chose pour l’amuser. La compagnede Louarn cueillait des champignons, dans le pré, et les serraitdans le pli de sa jupe relevée. Elle arriva, lente malgré lesappels, se baissant encore afin d’augmenter la récolte : leursouper pour le soir. Pendant qu’elle venait, le paysan, accoudé sursa perche qui tremblait au courant de l’eau, ayant observé lescheveux crêpelés, la mine insolente et négligée de la femme,reprit :

– C’est un sacré métier que vous faiteslà, toujours courir ! On ne gagne pas d’argent. Allons,embarquez !

Ils ne répondirent pas, et montèrent dans labarque plate, où ils installèrent la petite charrette et tout lebagage. Sur le banc, à l’avant du bateau, Louarn s’assit à côté deNoémi. Et, de nouveau, il lui prit la main, et la tint serrée,serrée.

Mais il ne parlait pas. Il ne regardait pasnon plus son enfant. Ses yeux erraient sur l’eau luisante où lebateau s’en allait à la dérive, puis sur les lointains de la Loire,aux deux côtés. Noémi était réjouie de ce glissement quil’emmenait. Elle n’avait plus à marcher. C’étaient les choses quicoulaient derrière elle. Vers le milieu du fleuve, elle sentit seresserrer un peu plus sur sa main la main du père. Elle vit qu’ilavait sa figure de souffrance, à demi détournée vers la nappefuyante et illuminée de soleil jusqu’à l’extrême horizon.

– Mignonne, dit-il tout bas, est-ce queça ne te rappelle rien, cette grande eau-là ?

L’enfant suivit la direction de la main àpeine soulevée, et hocha la tête, ne trouvant rien.

– Moi, reprit le père aussi doucement, çame rappelle la mer, comme qui dirait Yffiniac et la grève desGuettes. Tu ne te souviens pas ?

Cette fois, la petite voix répondit :

– Non.

– Tu ne te souviens pas de ton grand-pèreLe Clech, le pêcheur, qui avait un bateau, lui aussi ?

– Non.

– Nous étions pourtant allés le voir, unefois, avec toi, avec…

Il allait dire « avec ta mamanDonatienne ». Mais il se retint ; son front se penchavers les planches du bateau, et la petite l’entendit quidisait :

– Je suis tout seul au monde !

Il ne se redressa plus avant d’avoir atteintl’autre rive.

Alors, Louarn sortit du bateau, remercia d’unmot le paysan qui avait déjà amarré la chaîne et s’éloignait, et,debout sur le sable, au pied des oseraies, tourné vers le fleuve,il ne regarda plus qu’une chose, la Bretagne, déjà lointaine, etqu’il apercevait pour la dernière fois.

Il était si absorbé par la contemplation de laprairie, des coteaux de vignes traversés une heure plus tôt, desfrondaisons mêlées de chemins et fuyant au nord-ouest, et de cequ’il voyait sans doute au delà, qu’il laissa Noémi descendreseule, qu’il laissa sa compagne passer devant lui et l’injurier,traînant la petite charrette et portant le panier. Il demeuraitseul. Il avait toute l’âme dans les campagnes d’où il venait. Ellese jetait impétueusement, malgré toutes les résolutions, jusqu’auxlieux où il avait tant souffert. Et c’était pour y souffrir encore.Il se perdait en des adieux dont lui seul savait la raison, et lacruauté, et la place nombreuse en un cercle tout étroit où sa vieavait tenu.

Dans les saulaies, loin déjà, une voix luicria :

– Louarn, vas-tu venir ?

Il s’éveilla.

Elle reprit :

– Par où faut-il que j’aille ?

Il répondit :

– Toujours devant nous,toujours !

Puis, se détournant, il suivit la misère quil’appelait, et ils s’enfoncèrent vers le centre de la France.

……  …  …  …  …  …  … . .

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