Expédition nocturne autour de ma chambre

Chapitre 31

 

Après m’être fixé pour l’avenir une règle de conduite prudenteau moyen d’une logique lumineuse, comme on l’a vu dans leschapitres précédents, il me restait un point très important àdécider au sujet du voyage que j’allais entreprendre. Ce n’est pastout, en effet, que de se placer en voiture ou à cheval : il fautencore savoir où l’on veut aller. J’étais si fatigué des recherchesmétaphysiques dont je venais de m’occuper qu’avant de me décidersur la région du globe à laquelle je donnerais la préférence, jevoulus me reposer quelque temps en ne pensant à rien. C’est unemanière d’exister qui est aussi de mon invention, et qui m’asouvent été d’un grand avantage ; mais il n’est pas accordé àtout le monde de savoir en user : car s’il est aisé de donner de laprofondeur à ses idées en s’occupant fortement d’un sujet, il nel’est point autant d’arrêter tout à coup sa pensée comme l’onarrête le balancier d’une pendule. Molière a fort mal à propostourné en ridicule un homme qui s’amusait à faire des ronds dans unpuits : je serais, quant à moi, très porté à croire que cet hommeétait un philosophe qui avait le pouvoir de suspendre l’action deson intelligence pour se reposer, opération des plus difficiles quepuisse exécuter l’esprit humain. Je sais que les personnes qui ontreçu cette faculté sans l’avoir désirée et qui ne pensentordinairement à rien, m’accuseront de plagiat et réclameront lapriorité d’invention ; mais l’état d’immobilité intellectuelledont je veux parler est tout autre que celui dont ils jouissent etdont M. Necker a fait l’apologie. Le mien est toujours volontaireet ne peut être que momentané. Pour en jouir dans toute saplénitude, je fermai les yeux en m’appuyant des deux mains sur lafenêtre, comme un cavalier fatigué s’appuie sur le pommeau de saselle et bientôt le souvenir du passé, le sentiment du présent etla prévoyance de l’avenir s’anéantirent dans mon âme.

Comme ce mode d’existence favorise puissamment l’invasion dusommeil, après une demi-minute de jouissance, je sentis que ma têtetombait sur ma poitrine. J’ouvris à l’instant les yeux, et mesidées reprirent leur cours : circonstance qui prouve évidemment quel’espèce de léthargie volontaire dont il s’agit est bien différentedu sommeil, puisque je fus éveillé par le sommeil lui-même,accident qui n’est certainement jamais arrivé à personne.

En élevant mes regards vers le ciel, j’aperçus l’étoile polairesur le faîte de la maison, ce qui me parut d’un bien bon augure aumoment où j’allais entreprendre un long voyage. Pendantl’intervalle de repos dont je venais de jouir, mon imaginationavait repris toute sa force, et mon cœur était prêt à recevoir lesplus douces impressions : tant ce passager anéantissement de lapensée peut augmenter son énergie ! Le fond de chagrin que masituation précaire dans le monde me faisait sourdement éprouver futremplacé tout à coup par un sentiment vif d’espérance et de courage: je me sentis capable d’affronter la vie et toutes les chancesd’infortune ou de bonheur qu’elle traîne après elle.

Astre brillant ! m’écriai-je dans l’extase délicieuse quime ravissait, incompréhensible production de l’éternellepensée ! toi qui seul, immobile dans les cieux, veilles depuisle jour de la création sur une moitié de la terre ! toi quidiriges le navigateur sur les déserts de l’Océan, et dont un seulregard a souvent rendu l’espoir et la vie au matelot pressé par latempête ! si jamais, lorsqu’une nuit sereine m’a permis decontempler le ciel, je n’ai manqué de te chercher parmi tescompagnes, assiste-moi, lumière céleste ! Hélas ! laterre m’abandonne : sois aujourd’hui mon conseil et mon guide,apprends-moi quelle est la région du globe où je dois mefixer !

Pendant cette invocation, l’étoile semblait rayonner plusvivement et se réjouir dans le ciel, en m’invitant de me rapprocherde son influence protectrice.

Je ne crois pas aux pressentiments, mais je crois à uneprovidence divine qui conduit les hommes par des moyens inconnus.Chaque instant de notre existence est une création nouvelle, unacte de la toute-puissante volonté. L’ordre inconstant qui produitles formes toujours nouvelles et les phénomènes inexplicables desnuages est déterminé pour chaque instant jusque dans la moindreparcelle d’eau qui les compose : lés événements de notre vie nesauraient avoir d’autre cause, et les attribuer au hasard serait lecomble de la folie. Je puis même assurer qu’il m’est quelquefoisarrivé d’entrevoir des fils imperceptibles avec lesquels laProvidence fait agir les plus grands hommes comme des marionnettes,tandis qu’ils s’imaginent conduire le monde ; un petitmouvement d’orgueil qu’elle leur souffle dans le cœur suffit pourfaire périr des armées entières, et pour retourner une nation sensdessus dessous. Quoi qu’il en soit, je croyais si fermement à laréalité de l’invitation que j’avais reçue de l’étoile polaire quemon parti fut pris à l’instant même d’aller vers le nord ; etquoique je n’eusse dans ces régions éloignées aucun point depréférence ni aucun but déterminé, lorsque je partis de Turin lejour suivant, je sortis par la porte Palais, qui est au nord de laville, persuadé que l’étoile polaire ne m’abandonnerait pas.

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