Expédition nocturne autour de ma chambre

Chapitre 3

 

Depuis longtemps je désirais revoir le pays que j’avais parcourujadis si délicieusement, et dont la description ne me paraissaitpas complète. Quelques amis qui l’avaient goûtée me sollicitaientde la continuer, et je m’y serais décidé plus tôt sans doute, si jen’avais pas été séparé de mes compagnons de voyage. Je rentrais àregret dans la carrière. Hélas ! j’y rentrais seul. J’allaisvoyager sans mon cher Joannetti et sans l’aimable Rosine. Mapremière chambre elle-même avait subi la plus désastreuserévolution ; que dis-je ? elle n’existait plus, sonenceinte faisait alors partie d’une horrible masure noircie par lesflammes, et toutes les inventions meurtrières de la guerres’étaient réunies pour la détruire de fond en comble. Le mur auquelétait suspendu le portrait de Mme de Hautcastel avait été percé parune bombe. Enfin, si heureusement je n’avais pas fait mon voyageavant cette catastrophe, les savants de nos jours n’auraient jamaiseu connaissance de cette chambre remarquable. C’est ainsi que, sansles observations d’Hipparque, ils ignoreraient aujourd’hui qu’ilexistait jadis une étoile de plus dans les pléiades, qui estdisparue depuis ce fameux astronome.

Déjà forcé par les circonstances, j’avais depuis quelque tempsabandonné ma chambre et transporté mes pénates ailleurs. Le malheurn’est pas grand, dira-t-on. Mais comment remplacer Joannetti etRosine ? Ah ! cela n’est pas possible. Joannetti m’étaitdevenu si nécessaire que sa perte ne sera jamais réparée pour moi.Qui peut, au reste, se flatter de vivre toujours avec les personnesqu’il chérit ? Semblable à ces essaims de moucherons que l’onvoit tourbillonner dans les airs pendant les belles soirées d’été,les hommes se rencontrent par hasard et pour bien peu de temps.Heureux encore si, dans leur mouvement rapide, aussi adroits queles moucherons, ils ne se rompent pas la tête les uns contre lesautres !

Je me couchais un soir. Joannetti me servait avec son zèleordinaire, et paraissait même plus attentif. Lorsqu’il emporta lalumière, je jetais les yeux sur lui, et je vis une altérationmarquée sur sa physionomie. Devais-je croire cependant que lepauvre Joannetti me servait pour la dernière fois ?

Je ne tiendrai point le lecteur dans une incertitude pluscruelle que la vérité. Je préfère lui dire sans ménagement queJoannetti se maria dans la nuit même et me quitta le lendemain.

Mais qu’on ne l’accuse pas d’ingratitude pour avoir quitté sonmaître si brusquement. Je savais son intention depuis longtemps, etj’avais eu tort de m’y opposer. Un officieux vint de grand matinchez moi pour me donner cette nouvelle, et j’eus le loisir, avantde revoir Joannetti, de me mettre en colère et de m’apaiser, ce quilui épargna les reproches auxquels il s’attendait. Avant d’entrerdans ma chambre, il affecta de parler haut à quelqu’un depuis lagalerie, pour me faire croire qu’il n’avait pas peur ; et,s’armant de toute l’effronterie qui pouvait entrer dans une bonneâme comme la sienne, il se présenta d’un air déterminé. Je lus àl’instant sur sa figure tout ce qui se passait dans son âme et jene lui en sus pas mauvais gré. Les mauvais plaisants de nos joursont tellement effrayé les bonnes gens sur ces dangers du mariagequ’un nouveau marié ressemble souvent à un homme qui vient de faireune chute épouvantable sans se faire aucun mal, et qui est à lafois troublé de frayeur et de satisfaction, ce qui lui donne un airridicule. Il n’était donc pas étonnant que les actions de monfidèle serviteur se ressentissent de la bizarrerie de sasituation.

« Te voilà donc marié, mon cher Joannetti ? » lui dis-je enriant.

Il ne s’était précautionné que contre ma colère, en sorte quetous ses préparatifs furent perdus. Il retomba tout à coup dans sonassiette ordinaire, et même un peu plus bas, car il se mit àpleurer.

« Que voulez-vous, monsieur ! me dit-il d’une voix altérée,j’avais donné ma parole.

– Eh ! morbleu ! tu as bien fait, mon ami ;puisses-tu être content de ta femme, et surtout de toi-même !puisses-tu avoir des enfants qui te ressemblent ! Il faudradonc nous séparer !

– Oui, monsieur : nous comptons aller nous établir à Asti.

– Et quand veux-tu me quitter ? »

Ici Joannetti baissa les yeux d’un air embarrassé, et réponditde deux tons plus bas :

« Ma femme a trouvé un voiturier de son pays qui retourne avecsa voiture vide, et qui part aujourd’hui. Ce serait une belleoccasion ; mais… cependant… ce sera quand il plaira àMonsieur… quoiqu’une semblable occasion se retrouveraitdifficilement.

– Eh quoi ! si tôt ? » lui dis-je.

Un sentiment de regret et d’affection, mêlé d’une forte dose dedépit, me fit garder un instant le silence.

« Non, certainement, lui répondis-je assez durement, je ne vousretiendrai point : partez à l’heure même, si cela vous arrange.»

Joannetti pâlit.

« Oui, pars, mon ami, va trouver ta femme ; sois toujoursaussi bon, aussi honnête que tu l’as été avec moi. »

Nous fîmes quelques arrangements ; je lui dis tristementadieu ; il sortit.

Cet homme me servait depuis quinze ans. Un instant nous aséparés. Je ne l’ai plus revu.

Je réfléchissais, en me promenant dans ma chambre, à cettebrusque séparation. Rosine avait suivi Joannetti sans qu’il s’enaperçut. Un quart d’heure après, la porte s’ouvrit : Rosine entra.Je vis la main de Joannetti qui la poussa dans la chambre ; laporte se referma, et je sentis mon cœur se serrer… Il n’entre déjàplus chez moi ! – Quelques minutes ont suffi pour rendreétrangers l’un à l’autre deux vieux compagnons de quinze ans. Otriste triste condition de l’humanité, de ne pouvoir jamais trouverun seul objet stable sur lequel placer la moindre de sesaffections !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer