Fantômes et Fantoches

I

Le jour de Saint-Christophe, un moine, de ceuxqui faisaient profession de creuser leur tombe et de distiller lesuc des plantes, revint de la cueillette quotidienne en portantd’un bras une belle gerbe de fleurs aromatiques, et de l’autre untout petit enfant malingre.

L’aventure tenait du prodige, car le couvents’élevait à la cime de rochers presque inaccessibles, au milieud’un pays sauvage, assurément plus propre à la naissance des herbescordiales qu’à l’éclosion des petits enfants, si malingres qu’ilsfussent.

Ainsi pensa le prieur ; et le brave hommese dit aussi :

– Certes, ce gamin-là nous est destinécar personne n’aurait pu le secourir hormis l’un de mes religieux.Le doigt de Dieu est là, puisqu’il se pose partout, et je l’y voisd’autant plus nettement que l’événement est moins compréhensible ets’éloigne donc des faits terrestres pour se rapprocher des actionsdivines… L’idée ne laisse pas d’en être pourtant singulière… le bonDieu sait bien qu’il nous est interdit de prendre despensionnaires… Après tout, il a le droit de susciter à notre règledes exceptions qui la puissent confirmer, et saint Bruno nedérogera point s’il fait une fois par hasard le geste de saintVincent de Paul… Et puis, l’histoire de Moïse voguant à la dérivesur le Nil n’est-elle pas plus bizarre encore que celle-ci ?En vérité, il serait beau de voir tout un monastère montrer moinsde charité que la fille d’un pharaon mécréant !… Nousgarderons l’enfant.

Ayant pris cette audacieuse décision, leprieur tomba de nouveau dans la perplexité.

Quel nom donner à son protégé ?

Moïse le tenta. Mais il réfléchit : pourles esprits modernes, si superficiels, Moïse sentait son rabbind’une lieue, Moïse évoquait un profil qu’on n’a pardonné qu’auxBourbons ; enfin Moïse veut dire sauvé des eaux, etl’étymologie s’accordait mal avec les débuts d’un petit garçontrouvé sur une montagne.

Il s’appellerait donc Christophe, comme lesaint dont c’était la fête, saint du reste honorable entre tous etde qui le nom est à vénérer, car il signifie porte-Christ.

Tout heureux d’appliquer ses connaissances del’hébreu et du grec aux difficultés de la vie pratique, le prieurrompit solennellement le silence monacal et proclama sa volonté àses fils en Dieu. Il leur fit part des pensées diverses quil’avaient agité et parla longtemps sur l’amour du prochain, commeun orateur débordant de foi et condamné à un mutisme perpétuel.

Sa péroraison développa une vérité tropignorée qui frappa son auditoire d’admiration :

– Il importe peu, dit-il en substance,que les hommes aient un nom rattaché à leur naissance, commeDésiré, Théodore, Dieudonné et tant d’autres. Ils ne sont pasresponsables de la façon dont ils viennent au monde, mais il fautles appeler d’un mot qui soit un étendard pour le soldat, et pourle matelot un phare. Moïse n’avait que faire de se rappeler unincident de ses premiers jours, mais Christophe saura qu’il nerespire qu’afin de porter le Christ, c’est-à-dire contribuer à laplus grande gloire de Dieu. Heureuses les créatures qui répondent àde tels vocables, car ils sont des ordres, et ceux qui lesexécutent s’assiéront à la droite du Père.

« C’est la grâce que je vous souhaite.Ainsi soit-il.

C’est pourquoi Christophe grandit dévotementparmi les doux Moines blancs et bruns qui creusaient des tombeauxet composaient un élixir.

Vers l’âge de dix-neuf ans, ce fut un jeunehomme sans beauté ni grâce, d’allure maladroite, empirée par lacoupe ridicule de son habit : on l’avait taillé dans la buredes cloîtres, et c’était une veste à l’ampleur informe sur unpantalon trop court. Celui-ci montait inexorablement suivant lacroissance de son propriétaire en sorte que l’usure blanche, œuvrepieuse des oraisons prosternées, s’étendait de plus en plus àmesure que les genoux calleux descendaient dans le pantalon.

Christophe cachait sous des cheveux longs etraides l’âme étroite qu’on prête machinalement aux sacristains. Sesyeux myopes, à travers leurs grosses besicles rondes, ne voyaientpas le monde bien clairement, et il s’en faisait une conceptiontout ecclésiastique, n’envisageant de la vie que les phasessolennisées par les sacrements. Sa première communion lui enparaissait le point culminant, et il attendait avec saintetél’extrême-onction – le mariage étant pour lui un objet de terreur,un devoir religieux non seulement facultatif, mais encore instituépar la mansuétude céleste pour excuser un dérèglement des sensindispensable au souffle des générations.

Très croyant, et laissant aux autres le soinde perpétuer le genre humain, la pensée d’endosser le froc luiétait venue naturellement : son esprit et son vêtement seressemblaient, peu de chose leur manquait pour être ceux d’unmoine, l’étoffe était déjà la bonne.

Empêché par une timidité dominatrice dedéclarer sa vocation, Christophe, à dix-neuf ans, attendait quel’audace lui vînt et, tout en implorant le Seigneur afin qu’ildaignât hâter cette arrivée, il vaquait à diverses besognesdomestiques et se mêlait aux moines occupés de leurs travauxfunèbres ou industriels.

Ce fut ce qui le perdit : car s’il estédifiant de voir les futurs trépassés approfondir leur fosse, lasaveur et l’arôme d’une liqueur de luxe constituent des embûchespernicieuses. Le mépris de la mort envahit donc l’âme deChristophe, mais avec le goût funeste de cette boisson, d’émeraudeou de topaze, qui exaspérait son fanatisme jusqu’à la volupté, etlui donnerait, pensait-il, la force d’avouer ses chèresprésomptions.

Le jour qu’il entra chez le prieur à cettefin, le postulant trébucha dès la porte et s’avança vers levieillard en chancelant, puis il se mit à exposer sa demande, maisles syllabes s’embrouillaient sans merci, et ce bégaiementinextricable semblait sortir d’une bouteille d’élixir, tant ilexhalait de parfums montagnards.

Le malheur voulut que le prieur comprît toutde même le sens du discours. Il aurait peut-être pardonnél’ivresse, pour une fois, mais il n’admit pas qu’un tel vices’attachât à profaner les sublimes pensées. Dans le langage deChristophe, il discerna une suite de blasphèmes suggérés par ladémence et, sans dire un mot, il conduisit le pauvre saint ivrognejusqu’à la porte du couvent paternel.

Là, il lui donna une petite bourse, et, luimontrant d’un grand geste le désert superbe des forêts, desplateaux et des pics, il lui dit :

– Allez, libertin ! Allez assouvirau sein des villes corrompues vos tristes appétits. Vous êtesindigne de votre nom. C’est Noé qu’il fallait vous baptiser !Allez, je vous chasse !… Voilà ma punition d’avoir enfreint laRègle en vous accueillant ici !

Et il laissa Christophe, dégrisé, tout seul,au pied du monastère à jamais fermé.

L’exilé regardait avec terreur l’étendue desapins et de rochers. Bien souvent, au cours des moissonsodorantes, il avait plongé son regard dans les vallées, mesuré del’œil les montagnes lointaines. Il ne reconnaissait plus rien.Habitué à considérer ce paysage comme le décor immuable de sessorties, comme la fresque peinte aux murs d’un promenoir, voilàqu’il était forcé de marcher parmi cette toile, de s’éloigner àtravers ce tableau !… Était-ce possible ?

Poussé par un sentiment nouveau, Christopheparcourut lentement les bois et les prés voisins du cloître, et ils’aperçut qu’il les aimait tendrement. Tout surpris de ses actes,les yeux humides, il embrassa des arbres fort communs et couvrit debaisers de petites fleurs très ordinaires. Le passé, jusqu’ici,n’avait pas existé pour lui, chacun de ses jours étant comme laveille ; et quelque chose d’infiniment doux : lesouvenir, naissait dans son cœur.

Il sentit l’angoisse des séparations gonflersa gorge, se laissa tomber sur la mousse, et sanglota trèslongtemps, apitoyé de sa douleur et pleurant sur ses larmes.

Quand il se releva, la nuit emplissait déjàles vallons et montait vers les cimes comme une marée de ténèbres.Une à une, les étoiles perlaient.

Une cloche tinta le dîner des religieux.Christophe avait faim. Les paroles du prieur résonnèrent dans samémoire. Il frissonna à la pensée des villes corrompues où ildevait maintenant satisfaire son appétit, mais la nécessité criaitplus fort que la vertu, et Christophe, certain d’abandonner sonDieu, descendit, dans le noir, vers les hommes.

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