Fantômes et Fantoches

II

Dans la véhémence des adieux à la montagne, labourse du prieur avait glissé et s’était perdue.

Christophe mendia de village en village.

Il allait, surpris que ses pareils eussentbâti leurs maisons au fond de trous, et non sur les hauteurs. Ilmarchait, vagabond grotesque avec ses lunettes rondes et ses nippesextraordinaires. Cet accoutrement augmentait son air faible etinoffensif, de sorte que les braves gens lui donnaient beaucoup,par compassion, et que les mauvaises, n’ayant rien à craindre de cemendiant bonasse, lui refusaient tout. Par bonheur, la provinceétait charitablement peuplée, et Christophe, au bout de trentelieues, put se procurer des outils à faire des sabots et du boispour y tailler une paire de galoches.

C’est lui qui naguère confectionnait à l’usagedes moines ces chaussures d’hiver, et il ne put s’empêcher d’enmodifier pieusement la forme, afin que les profanes n’eussent pointaux pieds des galoches aussi pointues que celles des religieux.

Ayant terminé son œuvre, il équarrit deuxrognures d’érable inutilisées, les croisa, et cloua sur ce crucifixun autre morceau de bois dont mille coups de couteau avaient faitun petit avorton de bon Dieu, confus, déjeté, monstrueux ; etalors, il lui parut que le Seigneur venait le rejoindre parmi ladissolution des cités, car, depuis son bannissement, Christophepriait dans le vide, et son oraison, sans but, manquait deferveur.

Un marchand avait donc remplacé le mendiant.Il s’installait dans un bourg, prenait les commandes, lesexécutait, puis repartait vers d’autres bourgs, plus riche dequelques sous à chaque nouveau départ. D’un naturel studieux, ilemployait ses repos à lire, au hasard de ses logements, les livresqu’il y rencontrait. Souvent, la nécessité l’obligeait de partiravant d’avoir achevé la lecture du volume, et son savoir était unmélange bizarre de souvenirs où s’emmêlaient des bribes duParfait Vétérinaire, plusieurs chapitres de l’Histoirede la Révolution française, et tout le fatras cabalistiqued’un Traité d’envoûtement.

Pendant ses loisirs, il s’exerçait aussi àsculpter, dans les déchets de sabots, des christs moins grossiersque sa première œuvre, voulant retrouver le plaisir singulièrementdélicat qu’il avait éprouvé lors de cette création. Il pénétraitdans toutes les chapelles du chemin et s’évertuait à copier de sonmieux les modèles sans nombre qui les ornaient. Malheureusement, laméditation y perdait ce dont l’art profitait. Bientôt Christophevendit autant de croix que de paires de sabots, mais il portaitplus de christs sur le dos que dans le cœur et justifiait son beaunom tout de travers.

Un soir, après bien des voyages, le sabotierarriva dans un hameau construit au flanc d’une haute montagne.C’étaient les dernières habitations que les bûcherons rencontraienten allant travailler, et, derrière elles, montaient à perte de vueles grandes forêts de pins.

On découvrait de là un espace immense etimposant. D’abord, au pied du mont, une grande plaine s’étendait,elle était fertile et verte, un fleuve vigoureux y miroitait ;puis l’horizon se fermait par une succession de chaînesmontagneuses, pareille à une suite formidable de vagues figées, lesplus proches étaient noires et dentelées, et les dernières, trèsloin, se teignaient de bleu et offraient des contours adoucis.Christophe se les fit nommer. Il apprit qu’on désignait les sommetsbleuâtres comme le monastère de sa jeunesse. C’était donc là-bas,dans un bois parfumé, que l’ange de son rêve gisait sur la mousse,parmi les fleurs, avec les ailes brisées…

Et soudain une grande fatigue l’envahit, caril sentit, en face de cette ligne brumeuse, si pâle, si éloignée,que son esprit avait marché plus vite que son corps, et qu’il nevoyait plus du tout le Seigneur.

On ne fait pas impunément tant de chemin.

Christophe, possesseur d’un pécule rondelet,résolut de se reposer et de chercher désormais la joie dans sabesogne favorite, et non plus au sein de méditations impuissantes.L’endroit, élevé, lui plaisait. Mais il fuyait toujours lacompagnie de ses pareils et il décida de s’édifier une cabane plushaute que le village, à l’entrée d’un défilé, sur le sentierconduisant à la cime.

Un mois plus tard, les touristes rencontraientdans leur ascension un petit chalet tout neuf, adossé au roc, vitrédu côté de la sente, où, au milieu d’un cadre de sabots et decrucifix, un homme grisonnant façonnait des morceaux de bois.

Christophe était heureux. Assis devant sonétabli, il voyait devant lui, par une large baie, le rideau vertsombre de la forêt surgi d’un précipice et s’élevant avec majestéjusqu’aux rochers d’une crête. Celle-ci s’abaissait vers la gauche,dévalait brusquement, et le monde apparaissait au-delà, comme lefond d’une mer desséchée.

Tous les dimanches, après la messe, lesabotier, épris de montagnes, se promenait au hasard sur la sienne,et, de temps en temps, lorsque après une pluie le ciel devenaitlimpide, il gravissait le cône glissant, couvert de gazon roux, quidominait toute la contrée. Un vent violent soufflait sans trêve aufaîte du mamelon. Quand des voyageurs ne s’y trouvaient pas, il yrégnait un silence surnaturel, et la bise sifflait alors auxoreilles d’étranges histoires. Seules, les sauterelles rougestroublaient le calme en décrivant leurs paraboles stridentes ;et parfois, des aigles, en quête de proie, y tournoyaient.

Christophe vénérait ce lieu, et si, par-delàl’espace sillonné de rivières argentées, gemmé de lacs bleus,tourmenté de croupes et de pics, il apercevait le géant de neigebrillant au soleil, comme d’un or qui serait blanc, un émoimystique le faisait encore tressaillir, et il croyait le ciel plusprès de lui. Mais, revenu dans son atelier, toute velléité de fois’évanouissait, et, en présence de tous ces christs semblables, ilne savait pas en élire un seul pour représenter le Créateur, il n’yvoyait plus que les créatures d’un pauvre sculpteur, un peu plusdifficiles à réussir que des galoches, et il s’endormait sansprière.

Ce n’est pas cependant qu’il négligeât deconfectionner des croix. Au contraire, les étrangers lui enachetaient comme souvenirs de leur excursion, et Christophe,reproduisant sans cesse le même sujet, était parvenu à ciseler desJésus assez bien constitués et très reconnaissables. Il y peinaittoute la journée sans ennui, mais parfois, un peu las, il demandaitde nouvelles forces à une bouteille de cet élixir, origine de sesmalheurs ; en vieillissant, le sabotier dut y puiser plussouvent, et il vint une époque désastreuse où l’on vit le pèreChristophe, manquant à tous les offices, ne plus descendre auvillage que pour se procurer de l’ardeur en flacon.

Un seul buvait autant que lui, un chenapanredouté, capable de tous les crimes, Marcoux le contrebandier,Marcoux, le braconnier ; et on englobait dans le même méprisl’homme que tous fuyaient et celui qui s’écartait de tous.

Ces deux êtres, qu’un vice honteux unissaitpour le dédain public, se haïssaient, l’un convoitant les économiesde l’autre, et Christophe ayant deviné les desseins de Marcoux.

Or, cette inimitié s’accrût soudainement.

L’Église, qui aime à endeuiller de Golgothasles pays accidentés, ordonna « qu’un simulacre du gibet sacréserait planté en pompe majeure au pinacle de lamontagne ».

Au jour dit, qui se trouva le plus chaud del’année, une multitude de fidèles serpenta le long del’interminable calvaire.

L’évêque, les soies violettes relevées,chevauchait une mule sous un dais safran brodé d’or, et derrièrelui s’échelonnaient, précédées de bannières à fanons ou de hautesenseignes enrubannées, parmi les lueurs des cierges : lescommunautés et les confréries. Un cantique essoufflé s’élevait descagoules, des capuces et des cornettes. Cela faisait une longue etmince couleuvre, à tête éblouissante d’aubes et de chasubles, dontles anneaux bigarrés se déroulaient processionnellement à uneallure noble et mesurée, réglée par la mule de Sa Grandeur.

Arrivée au bas du cône suprême, la foule sedispersa pour l’escalade pénible de la pente. Monseigneur aidait samonture en l’étayant de la crosse épiscopale, et les gonfalonierstransformèrent en alpenstock la hampe de leurs étendards.

Enfin, l’étroite crête fut rapidement couvertede chrétiens ; mais la plus grande masse dut faire halte surle versant peu confortable et glissant comme un toit de chaume.

Marcoux, familier des forêts mystérieuses,vendait au poids de l’argent l’eau d’une source connue de luiseul.

Tout à coup, au sommet, dans le nuage desencensoirs, une croix blanche et nue, démesurée, se dressa.

Christophe, à l’écart selon sa coutume,regretta l’absence d’un crucifié divin. L’appareil semblaitattendre le patient et n’était point parfait… Mais, un cri de foipoussé par trois mille gosiers convaincus lui prouva qu’il setrompait, et, navré d’être toujours en désaccord avec le plus grandnombre, il regagna son logis, tandis que là-haut, les discoursenthousiastes, les clameurs d’approbation bourdonnaient, etcouvraient le murmure de la brise et des sauterelles éperdues.

Ce peuple descendit en désordre, ivre d’avoirassisté à la mémorable cérémonie. Tous cherchaient vainement àrevoir la croix – la cime n’était visible qu’à une grande distance,et de là, le symbole diminué ne s’apercevait plus – mais son imagesublime s’érigeait dans toutes les exaltations, et on se plut àretrouver dans la petite échoppe la réduction des solivesrédemptrices.

Quand la montagne reprit sa tranquillité,l’éventaire de Christophe était vide de crucifix, et des piècesd’argent et d’or s’y amoncelaient. Pendant que le sabotier lescomptait, Marcoux passa ; et, comme l’objet de leur inimitiés’était amplifié, ils devinrent ennemis d’autant plus acharnés.

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