Fantômes et Fantoches

VI

À son grand étonnement, Hermann Lebensteinrevit souvent chez lui Angela Calderini. Elle semblait avoir oubliéle refus dédaigneux du lapidaire à son offre inopinée, et venait,seule et simple, apaiser à tout moment son désir d’être plus bellepar des emplettes considérables et répétées.

Jamais elle ne parlait des rubis.

C’était là un sujet de conversation réservé àl’orfèvre Spirocelli, dont la Vénitienne fréquentait aussiassidûment la boutique vermeille. Spirocelli qui, étant Génois, nepouvait posséder qu’un esprit mercantile, fut promptement persuadéque son beau-père laissait échapper par manie une occasionexceptionnelle de vendre ses pierres.

À coup sûr, ni Hermann ni ses héritiers neretrouveraient semblable fortune. Angela le certifiait, etd’ailleurs, si elle venait à acquérir les rubis, Danielo Spirocelliles monterait sur un diadème d’or aussi opulent qu’il le pourraitimaginer.

Il devenait donc nécessaire à la cupidité dugendre que le beau-père se défît de son trésor. Hilda se chargead’endoctriner Hermann Lebenstein, et, sans vouloir s’expliquer, nonplus que son mari, la convoitise acharnée de la Calderini, elleemploya toute son astuce filiale à la satisfaire, tandis quel’orfèvre, confiant, ébauchait dans un bloc d’or rouge les dixtrèfles d’une couronne.

Cependant, la Vénitienne n’entendait pas lelapidaire prononcer les paroles décisives, et elle s’impatientait,ne sentant point venir le moment de renouveler ses propositions etdevinant que bientôt, malgré les remontrances d’Hilda, elle nepourrait s’empêcher de le faire.

C’est qu’Angela Calderini, accueillie dansGênes plus favorablement qu’elle ne l’eût été dans ses songes lesmoins raisonnables, choyée par les plus hauts dignitaires de laRépublique, et devenue la compagne respectée de leurs épouses,était grisée d’avoir conquis une souveraineté qu’elle n’avait pasambitionnée si complète ni surtout si vertueuse, et elle avaitrésolu, dans sa vanité, de s’emparer d’un pouvoir encore plusabsolu en usant de cette arme dont, à sa stupéfaction, elle n’avaitpas eu besoin jusqu’alors : l’amour.

Elle décida de régner sur celui quirégnait.

Toute autre qu’Angela Calderini se fûtattaquée au doge, prince apparent des Génois ; mais laperspicace Vénitienne sut découvrir derrière ce mannequin le maîtrevéritable, l’homme nommé le libérateur et le père de la patrie,l’organisateur de la République, l’amiral fameux, monarque de lamer, que deux rois se disputaient, le conseiller de CharlesQuint : Andrea Doria.

Certes, la tâche de séduire un tel vainqueursemblait impossible, et en réalité elle l’était. Andrea Doriaprofessait l’austérité la plus rigide. Sa vieillesse robuste etsouple se redressait au milieu de campagnes incessantes et detravaux diplomatiques sans trêve ; dans le fracas desabordages et des ouragans, il combinait des traités ; sa viene suffisait point à son labeur, et quand il s’accordait un brefrepos, c’était pour s’entourer de sculpteurs et de peintres quiornaient son palais de Fassuolo, c’était pour retrouver lacompagnie de sa femme Peretta, et c’était surtout pour repartirplus dispos vers les batailles et les tempêtes.

Il fallait vraiment l’audace de l’ivresse pourtenter d’imposer sa suprématie à ce cœur sans pitié de soldat, àcette âme plus altière que nulle autre, à cet esprit de diplomaterusé que rien n’avait jamais dominé. Angela, cependant, lesouhaitait. Elle avait combiné d’attirer l’attention de Doria parune action étonnante, ensuite de provoquer à l’aide de ses charmesun caprice de l’amiral, puis de fixer cette fantaisie, d’essencepassagère, en lui révélant les dons d’intrigue et d’espionnage dontelle se savait étrangement douée, et qui, espérait-elle, en feraitl’alliée indispensable du maître intrigant, un double de lui-mêmequi demeurerait à terre pendant les longues expéditionsnavales.

Elle n’avait pas trouvé ce plan tout de suite,mais s’y était arrêtée après de mûres réflexions et des colloquesanimés avec Pietro Pisco ; et quiconque eût assisté à leursentretiens en eût appris long sur le passé pourtant si court desdeux complices.

C’est ainsi, pour remplir la première partiede leurs projets, qu’ils avaient conçu d’éblouir Doria par unemagnificence que lui-même, peut-être le plus riche seigneur del’Occident, n’aurait pu se permettre, et c’est ainsi que lesaventuriers, ayant appris l’existence des rubis fantastiques,s’étaient promis, avant même de les avoir vus, de s’en emparer.

La fête de l’Union, où Gênes célébraitpieusement l’anniversaire de son indépendance, avait lieu le 12septembre. Cette année-là, Doria, séjournant plusieurs mois dans laVille, annonça qu’il ouvrirait son palais à la seigneurie, à lanoblesse et à la haute bourgeoisie pour la grande réjouissancenationale.

Le hasard favorisait donc Angela, et c’étaitbien débuter que paraître pour la première fois devant Andrea Doriaau sein d’une superbe assemblée, belle parmi les belles,visiblement admirée de tous, et le front ceint des fameuxrubis.

Malheureusement, le mois d’août s’achevait, etles accessoires nécessaires à la comédie restaient impitoyablementenfermés derrière la lourde porte d’Hermann Lebenstein.

C’est pourquoi Angela Calderinis’impatientait.

Malgré sa fièvre, elle s’efforçait de regagnerles bonnes grâces du lapidaire, et celui-ci, peu à peu reconquispar tant de jeune grâce, oubliait de nouveau ses soupçons en laprésence de plus en plus fréquente de cette enfant rieuse. Mais onne parlait pas des rubis.

Le 1er septembre, impuissante à semaîtriser, poussée par une force invincible, Angela entendit sapropre bouche dire, au mépris de sa volonté :

– Hermann, voulez-vous me vendre vosrubis ?

– Non. Il m’en coûte de vous refuser,ainsi qu’à ma fille dont vous avez fait votre alliée répondit levieillard. Mais, ajouta-t-il plus gravement, mes pierres ne peuventappartenir qu’à moi. N’y songez plus, je vous en prie.

Angela y songea plus que jamais. Il luifallait les rubis. Elle continua ses visites, gaiement insouciante,se montra fort affectueuse envers Hermann, endormit sa méfiance, etle 12 septembre au matin, lui dit :

– C’est ce soir qu’Andrea Doria donne safête si attendue ; j’y veux surpasser en magnificence lesGénoises les plus prétentieuses. Prêtez-moi vos dix rubis, Hermann,je vous les rendrai demain.

– Cela me comble de joie, s’écria lelapidaire, car rien ne m’était plus pénible que de vous désobliger…Voici les pierres, vous êtes digne de les porter, et je vous lesconfierai volontiers toutes les fois que l’aventure vous tentera.L’essentiel est que ces rubis demeurent ma propriété.

« Je regrette de ne pouvoir aller vousadmirer chez Doria, mais ma vieillesse s’y refuse, et mes enfantsme tiendront compagnie comme d’habitude.

Peu d’instants après, Angela triomphanteétalait devant le comte Pisco les dix joyaux :

– Vite, Pietro, lui dit-elle, porte cecià l’orfèvre Spirocelli ; le diadème est terminé, il ne resteplus qu’à sertir les rubis au milieu des fleurons. Tu attendras quela besogne soit totalement achevée pour m’apporter toi-même lebijou. Pendant que Spirocelli travaillera, tu lui raconteras quej’ai acheté les pierres un million d’écus et qu’elles sont payées.Puis, comme il serait dommage de laisser échapper cette fortune quenous tenons, ce soir, écoute bien, Pietro, ce soir, au moment où lepeuple de Gênes tout entier entourera le palais de Doria pouradmirer les arrivants et écouter les premiers bruits de la fête, àhuit heures, quand l’exact Hermann Lebenstein, dédaigneux de cespectacle, se rendra près de sa fille par les ruelles désertes, tule tueras, et tu déroberas sa montre d’argent pour simuler unguet-apens de voleurs. Ainsi le vieux lapidaire n’aura pas eu letemps d’annoncer aux Spirocelli le prêt des rubis ; ilscroiront que je les ai honnêtement acquis, et ne pourront pas, enouvrant les coffres d’Hermann, pleins de monnaies innombrables,reconnaître que le prix des pierres ne s’y trouve pas.

– Bien, dit simplement Pisco sans que sonvisage de petite fille vicieuse eût marqué de l’émotion ou de lasurprise ; puis il tira un petit poignard, en éprouva lapointe à son ongle rose et ajouta :

– Il s’agit de ne pas manquer lebonhomme. Qu’il dise un mot à qui que ce soit avant de mourir, etnous sommes perdus. Donc, asséner le premier coup par derrière,afin de l’étourdir et le jeter à bas ; ensuite, soigneusement,avec certitude, le second, en plein cœur.

Et Pietro Pisco partit, tandis que laCalderini, sûre de l’avenir, pour se mieux préparer à son rôleambitieux, ouvrait un traité de navigation.

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