Fantômes et Fantoches

IV

Au dire des villageois, le père Christophetombait en enfance ; les preuves en abondaient.

D’abord, il s’était refusé tout à coup àvendre aux touristes les crucifix que chacun lui réclamait sur lafoi de sa renommée. Bien mieux, il n’en sculptait plus un seul.

Ensuite, le vieux païen restait de longuesheures à l’église, en adoration devant le tabernacle et les croix.Il frappait du front les marches dallées, et son visage extatique,baigné de pleurs, révélait un fanatisme si violent que bien souventà l’heure de clore le temple, le marguillier effrayé n’osa pointchasser Christophe et l’emprisonna.

Enfin, le solitaire ne fuyait plus lacompagnie de ses voisins et s’était lié d’une étrange amitié avecMarcoux, le bandit sanguinaire et cupide. On les voyait tous deuxboire à la même table. C’était toujours le sabotier qui, plus sobred’ailleurs qu’auparavant, soldait la dépense. Entre deux stations àl’église, il offrait ainsi au contrebandier de magnifiquessaouleries, et vivait une vie fiévreuse, apparemment sacrilège,allant de l’autel de Dieu au comptoir du cabaretier.

Marcoux paraissait heureux de cette affectionsubite, et l’on s’étonnait de le voir agir envers le vieillard avecune déférence qui ne se démentait jamais.

Cependant l’automne s’effeuilla sur lesfleurs, et la neige couvrit les feuilles, puis elle commença defondre.

Pâques s’en revenait.

Au pied des crucifix vêtus de violet,Christophe priait sans relâche, et son nouvel ami, sans doutemécontent d’être délaissé, errait, farouche, au hasard.

L’habitude de voir le sabotier avait atténuéses extravagances. Nul n’y trouvait à redire à présent, et l’onoubliait même que son entendement fût endommagé, tellement leshommes ont de peine à distinguer sans cesse la raison d’avecl’incohérence.

Aussi les fidèles ne faisaient-ils pas plusattention à lui dans le chœur que les buveurs à l’auberge.

Le jour du vendredi saint, on s’aperçut que legrand autel n’était pas complet. Quelque chose y manquait. Quoidonc ? Un candélabre ? Un vase ?

C’était Christophe.

Son absence gênait comme celle d’un doigtfamilier, et le recueillement des âmes venues, dans le silence descloches, pour déplorer le martyre du Rédempteur, en futtroublé.

L’aubergiste ne le vit pas davantage.

Mais, circonstance grave, Marcoux, lui aussi,avait disparu.

Les deux absents furent immédiatement nommésl’un victime et l’autre assassin, une effervescence bourdonna danstout le village, et une troupe frémissante de curiosité prit lechemin de la maisonnette.

Celle-ci avait été soigneusement vidée. Il n’ydemeurait pas un escabeau.

À la muraille, bien en évidence, une feuillemanuscrite s’étalait.

On lut :

« Je lègue tout mon bien à Marcoux,Jean-Pierre-César, en remerciement du grand service qu’il a acceptéde me rendre et pour lui exprimer ma reconnaissance de facilitermon expiation. »

CHRISTOPHE.

Chacun répéta le billet ambigu sans pouvoir enpénétrer le sens obscur.

Le charron eut l’idée de le comparer aux reçusqu’il possédait du sabotier : l’écriture, identique, était dela même main.

Quelqu’un, armé de pistolets cachés, se renditchez Marcoux, mais le bandit avait déguerpi avec tout son misérablemobilier, et la campagne, fouillée pendant deux jours, ne décelarien qui pût éclaircir l’opinion au sujet de cette doubledisparition.

Le lendemain de la troisième journée, bien quece fût Pâques, une voiture débarqua les magistrats sur la place duvillage.

Dès leur arrivée, ils demandèrent à êtreconduits à la maison de Christophe.

M. le substitut, mis en verve par cetteexpédition, risqua que « cela montait vraiment beaucoup pourune descente de justice », mais M. le juge d’instruction,tout à la joie de retrouver les montagnes qu’il affectionnait,n’entendit pas.

Ces messieurs constatèrent l’absence de toutindice révélateur, puis se disposèrent à regagner un niveau plusnaturel à leur profession et plus favorable à leur appétit.

Mais le juge d’instruction se déclara soudainenvahi par un besoin irrésistible de plein air et d’escalades.« Puisque l’occasion s’offrait », il voulait« savourer cet avant-goût des congés et se payer une petiteascension ! ».

Ayant dit, il retroussa le bas de son pantalonet s’éloigna, mesurant le sentier de la marche lente desmontagnards, du pas retrouvé des bienheureuses vacances.

Il montait.

Une explosion harmonieuse atteignit sarêverie : à l’issue des messes, toutes les cloches de lavallée sonnaient l’alléluia de résurrection, et, en vérité, avecson Artisan, l’Œuvre semblait revivre aux rayons d’avril. La sombreforêt de pins se mouchetait de pousses tendres et pâles, les champsreverdissaient, et quelques fleurettes de Pâques, quelquespâquerettes, évoquaient déjà, bien que frêles et timides, leurssœurs plus effrontées et les papillons au retour béni.

Plus haut, parmi le murmure affaibli descarillons, les premières sauterelles décrivaient leurs parabolesstridentes et pourprées.

Le vent des cimes, joyeux de retrouver à quiparler, commença l’aigre gémissement de ses légendes.

Du sommet encore blanc de neige, des aigless’envolèrent lourdement à l’approche du promeneur.

Enfin, il atteignit le terme de sa promenadeet s’arrêta sur la crête.

L’immensité fuyait sous la lumière d’or…

Mais un claquement d’étoffe fit lever les yeuxdu juge vers la croix.

Un squelette encore à demi musclé, repasinachevé des oiseaux rapaces, était crucifié sur la vastecharpente. Des loques brunes cachaient mal l’envergure des brasdéchiquetés et le croisement étique des fémurs. Par les trous de labure en haillons, les plaies horribles des becs et des serresrougeoyaient.

C’était une hideuse rencontre.

Cependant, la tête du cadavre, par un hasardsingulier, se redressait sur les vertèbres. Du vide béant de sesorbites, elle regardait les monts bleuâtres de l’horizon, et lamort faisait sourire ce crâne au clair soleil de printemps.

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