Fantômes et Fantoches

VII

Vers la fin de la journée, selon lesprévisions d’Angela Calderini, les rues tortueuses et les quais deGênes s’animèrent d’une joyeuse foule qui se dirigeait vers le mêmepoint de la Ville.

L’occident flamboyait, tourmenté comme unevision d’Apocalypse. Une infinité de nuages obliques zébraient leciel rose de leurs raies de pourpre et lui donnaient l’aspect d’unetranche mince, transparente et gigantesque d’onyx.

La brise de mer soufflait, chaude etgrandissante, et sur les vagues, vermeilles de soleil couchant, lesbarques prudentes des pêcheurs rentraient au port en dansant.

La mer véhémente grondait sa fureurincompréhensible, et les maisons vides regardaient de toutes leursfenêtres l’immensité rageuse.

Par exception, l’état des flots n’intéressaitpas les Génois, fort occupés à se considérer les uns les autres età s’émerveiller sur le prochain, ce qui est en somme le grandattrait des réjouissances publiques. Le peuple admirait la noblesseet la bourgeoisie, qui s’admiraient entre elles.

Conviés à la fête d’Andrea Doria, seigneurs etnotables s’y rendaient, à pied, en litière, à cheval, et même,quelques-uns, au fond de carrosses énormes qui cheminaientlentement avec un bruit de tonnerre, cahotés sur les pavéshostiles. Mais la plupart marchaient ; les uns seuls, aidantaux ruisseaux de boue torrentueuse leurs épouses, retroussées,tandis que d’autres, au contraire, processionnaient au milieu d’unevéritable armée de serviteurs, de soldats et d’amis portant, enprévision du retour et des embûches nocturnes, torches ethallebardes.

La populace extasiée devant ce déploiement dehardes luxueuses, suivait, dépassait, précédait les plus brillantesescortes, s’arrêtait pour les revoir défiler, et cette foule, plusserrée à chaque carrefour, faisant des haltes plus répétées àmesure qu’elle approchait du but, laissait derrière elle une villemorte, hantée seulement des malades ou des casaniers, un grandperron désert, une tour de Babel après l’abandon.

Les retardataires pourtant ne manquaientpoint, car sous le poids des atours inaccoutumés, bien des jeunesfilles dont le logis avoisinait la rive du Bisagno, trouvaientlongue la traversée de la Ville entière, le palais Doria s’élevantnon loin du phare, hors des remparts.

Seule, la porte San Tomaso y donnait accèsdirectement, et son pont-levis, descendu sur les fossés defortification, reliait l’entrée de la Ville à celle du palais.Celui-ci était lui-même environné de murailles crénelées, mais unparc touffu l’entourait d’une enceinte moins sévère, et sespelouses plongeaient doucement dans la mer. C’était une forteressemonumentale, mais sa vue n’avait rien de morose, parce qu’elleétait toute neuve encore et parce que la fête bourdonnait cesoir-là dans Fassuolo et l’illuminait déjà comme un autel decathédrale le jour de Pâques.

Autour de la porte San Tomaso, à l’intérieurde la Ville, l’affluence augmentait. Les rues convergentes venaientdéverser leur foule à cette issue, et les invités de l’amiral nefranchissaient la voûte qu’avec peine et vociférations, à la grandejoie des arbalétriers de garde.

Le pont, heureusement, restait libre, et lesgens du palais bordaient le chemin de deux haies chamarrées. Destrompettes à l’étendard de soie brodée aux armes de Doria sonnaientsur une tour leur fanfare aiguë. Sous la herse, des majordomessaluaient les nouveaux venus, et, par le vestibule auxquarante-quatre colonnes, à travers l’enfilade des chambresrutilantes, les conduisaient à la grande salle des galas.

On y montait par deux escaliers habilementornés de figures grotesques et fantaisistes qui contrastaient leplus heureusement avec la décoration si pure de la galeried’apparat. Le plafond de celle-ci était un ciel d’été, des scènesantiques en animaient le cintre ; aux frontons des portes, segroupaient des nudités admirablement chastes ; douze guerriersgéants, portraits d’ancêtres, étaient peints aux murs ; et,par les hautes fenêtres ouvertes sur les terrasses, on découvrait,entre les pentes de Gênes et le phare maintenant allumé, l’étenduebruissante de la mer couvrant le soleil abîmé.

Autour du vaste salon, assis aux placesdésignées, les hôtes du père de la patrie, déjà nombreux,s’entretenaient de frivolités.

Un côté de la chambre restait vide. On yvoyait, sur des degrés, des trônes pour les grands dignitaires dela seigneurie, un pour le doge ayant sous lui trois sièges pour lescenseurs, huit à sa droite pour les conseillers, et huit à sagauche pour les procurateurs de la commune ; plus bas, centtabourets à l’usage du Sénat. Quant au Grand Conseil, ses quatrecents membres étaient disséminés parmi les invités.

Les grands dignitaires devaient arriver lesderniers, afin que l’assemblée fût complète pour les accueillir, etDoria, jaloux de ses honneurs, s’était réservé le droit d’entrersolennellement après le doge lui-même.

Les majordomes continuaient d’introduire lesinvités. Couple par couple, les arrivants se succédaient, la maindes femmes au poing fermé des cavaliers, au poing levé comme pourlancer le gerfaut, puis, après une révérence, chacun gagnait sabanquette ou son fauteuil ; et c’était, devant les trônessolitaires, au long des trois murailles, une ligne épaisse degentilshommes superbement harnachés, et, devant eux, les femmes,qui faisaient comme un rivage chatoyant au lac du parquet marqueté.Les jeunes filles étaient assises au premier rang. Elles jasaientavec ardeur, rieuses et agitées, secouant à leurs joues lespapillotes de leurs cheveux. Quelques-unes, pour imiter AngelaCalderini, la favorite des louanges, dont la place encore inoccupéecausait déjà bien des bonheurs, avaient échafaudé sur leur frontdeux frisures en pointe, comme des cornes, à la mode de Venise, ettoutes s’étaient attifées des étoffes les plus rares, le grand luxerésidant plutôt dans la richesse des robes que dans leur forme. Lestaches de graisse ne diminuaient pas, d’ailleurs, la beauté d’unbrocart, et l’on en voyait plus que de raison aux satins descorsages tendus sur les corsets de fer, et parmi les larges plisdes jupes évasées.

Toutes ces jolies créatures, lourdementchargées des bijoux familiaux à l’occasion de cette cérémonienationale, souffraient de l’immobilité prolongée que le décorumleur imposait, et elles tournaient des regards d’impatience vers unbalcon jailli du mur, en face des trônes. Il y avait sur cettetribune des joueurs de viole, de hautbois et de flûte qui, aprèsles discours patriotiques, devaient rythmer le faste d’un balofficiel. Mais les musiciens, en dépit des œillades, restaientsilencieux, et les jeunes filles s’agitaient désespérément.

Dans la hâte d’arriver à point nommé, on avaitdevancé le moment indiqué, et maintenant il fallait bien attendrela seigneurie dans une déférente inaction.

Les arrivées s’espacèrent et prirent fin.

Angela Calderini ne se montrait pas.

Les hommes cessèrent bientôt de converser, carles propos volages s’épuisent vite, et tous ces ennemis,réconciliés d’hier, n’abordaient point de sujet sérieux sans setrouver en désaccord et conclure à coups d’épée. Ils se turent doncet se mirent à considérer les grandes fresques frissonnant à lalumière des flambeaux, les croisées à présent ténébreuses ; etceux du centre eurent la bonne fortune de pouvoir examiner de prèsune clepsydre fort bien combinée où un Amour d’ivoire marquait desa baguette les heures gravées sur une tourelle argentée : ilindiquait la demie de sept heures.

La seigneurie ne devait entrer que plus tardet le silence gagna les dames, mal à l’aise en leurs ajustementsrigides. Cette gêne immobilisait les vieilles dans une cramperésignée, mais les jeunes luttaient contre l’étreinte du costumepar mille petits mouvements de tout le corps, et le lac miroitantdu parquet reflétait dans son grand carré ce rivage ondoyant.

Au sein du calme croissant, la mer houleuse sefit entendre, et comme les derniers rires s’étouffaient, ondistingua son bruit souverain battant la plage des jardins. Alors,tout doucement, les damas et les velours gonflés des robes semirent à osciller, d’un large balancement, au branle desvagues ; l’activité des petites Génoises avait adopté leurmesure. D’abord cela fut inconscient, puis elles s’en aperçurentet, d’un commun accord, les nobles demoiselles, avec des minesespiègles, se levant sur un pas de danse, glissèrent un balletgrave et lent comme la marche des flots.

Elles s’étaient disposées sur plusieursrangées qui se suivaient à l’allure de la pavane, et, à chaquegrondement de la lame et du ressac, la première ligne plongeaitdans une double révérence, puis, en reculant, traversait les autreset allait se placer derrière elles ; la seconde, restée entête, l’imitait à la suivante lame, et toutes ces vierges, imitantles vagues, s’avançaient et rétrogradaient avec tant de gestesjolis et de fières attitudes, que c’était miracle de les voirévoluer, si frêles et souriantes, à la cadence de la mer et sur lamusique de l’ouragan.

Un piétinement sourd de chevaux sur le bois dupont-levis, accompagné de l’appel strident des trompettes, coupacourt à ce divertissement impromptu ; puis, devant lacompagnie debout et muette, la seigneurie fit son entrée et couvritde soies importantes et d’hermines hautaines les trônes del’estrade. Les magistrats, pourtant, ne s’assirent pas ; ledoge lui-même, au sommet de l’apothéose, se tenait tout droit, lebonnet ducal à la main, et soudain, toutes ces têtes arrogantess’inclinèrent très bas : l’amiral venait vers eux.

Comme s’il inspectait la chiourme de sagalère-capitane, il promena sur l’assemblée un regard tranquille demaître, la toque restée à son front têtu frangé de cheveuxblancs ; il fit un signe de protection, puis gagnamajestueusement sa modeste place près des censeurs suprêmes dont ilavait daigné accepter la charge, érigée pour lui seul en fonction àvie.

Et tous les yeux contemplaient ce dompteurd’orages et de Turcs, dont le nom avait fait trembler l’Espagne,puis la France, et de qui la poitrine de gladiateur portaitcyniquement, comme preuves de trahison, les deux ordres desroyaumes ennemis tour à tour servis selon le plus offrant : laToison d’or et le collier de Saint-Michel.

Le doge tira de son manteau fourré unparchemin, et toussa. Mais ce ne fut pas lui qu’on regarda, commeil eût été naturel. Ce fut une femme, qui, prouvant une audaceinimaginable, se permettait d’arriver après le doge, aprèsDoria.

Elle était belle plus qu’il n’est permis, etpâle dans sa robe rouge d’une pâleur d’événement. Un diadème d’or,chef-d’œuvre d’un ciseleur divin, couronnait sa chevelure aussidorée que lui, et les dix fleurons en flamboyaient comme d’ardentesbraises.

Elle s’avançait lentement, sous ce nimbe defeu, et, parvenue au milieu de l’espace vide, elle s’arrêta et setourna vers l’amiral.

Et nul ne parlait, dans la stupéfactiongénérale que cette femme causait par la bizarrerie de son être, lamagnificence de sa parure et la témérité de ses actions.

Tous la reconnaissaient pourtant, et chacunsavait la provenance des rubis, mais, de voir celle-ci embellie deceux-là dans une circonstance si extraordinaire, les Génois,déconcertés, regardaient sans comprendre, admiratifs, et même unpeu angoissés.

Un homme, entre autres, s’étonnait :Benvenuto Cellini. Le plus fatidique des hasards l’avait amené là,et tout ceci lui rappelait cette visite légendaire où il s’étaitentendu comparer si étrangement à des cailloux.

Doria, en face de la Calderini, crispa lesrides de son front.

La cloche de San Lorenzo tinta son lointaincouvre-feu, et Angela, s’étant retournée pour gagner sa place parmiles nobles dames, vit que l’Amour d’ivoire de la clepsydre marquaithuit heures. Malgré l’émoi de sa propre situation, la vision dePisco poignardant le lapidaire traversa son âme fébrile ; et,comme elle s’efforçait de reconquérir un peu d’empire surelle-même, tout à coup, il lui sembla qu’une force brutalesoufflait des flambeaux dans la salle, et elle vit tout ce mondequi la contemplait reculer avec des faces épouvantées…

Quelqu’un lui désigna sa couronne. Ellel’arracha violemment.

À la place des tisons brillaient encore dixpierres, mais ternes, au reflet sombre ; puis, brusquement,l’éclat des joyaux décrût, comme soigneusement effacé, avec unecertitude lamentable… et ils s’éteignirent tout à fait. L’un d’euxse détacha des griffes d’or et tomba sur le parquet, comme unepauvre petite chose légère, noirâtre et fripée. Un seigneur leramassa, mais aussitôt il le rejeta avec horreur.

Les rubis n’étaient plus que des caillots desang.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer