Fantômes et Fantoches

LA FÊLURE

Puisque notre ami, le romancier SalvienFarges, vient de mourir à l’hospice des aliénés où nous l’avionsmené secrètement, je ne vois pas pourquoi ces pages resteraientinédites. Ce sont les dernières d’une sorte de journal qu’il tenaitfort irrégulièrement lors de sa lucidité, et l’intérêt en résidesurtout dans la date : 16 octobre 1902. À cette époqueprécise, en effet, se manifestent les premières incohérences deFarges.

S’il eût recouvré la raison et se fût remis àécrire, jamais ces feuillets n’auraient été divulgués, de peurqu’une telle confession ne nuisît au succès de son auteur ;car si le public lisant adore les folies, c’est à condition de lescroire l’œuvre d’un sage.

16octobre 1902.

Je vais relater l’aventure d’hier au soir,d’abord à cause de son caractère surnaturel, et aussi parce que, enl’écrivant, je serai forcé d’en revoir méthodiquement les phases,ce qui m’aidera peut-être à la comprendre. Pour le moment, tous lesmenus faits de cette histoire sont comme les pavés d’une mosaïquedisjointe et bouleversée ; il s’agit de la reconstituer.

Je tiens à me rappeler la journée toutentière, pour chercher si le matin ou l’après-midi ne recèleraientpas l’explication logique du soir, une cause acceptable de cet…événement.

Hier, après un repos bref, car j’avaistravaillé fort avant dans la nuit, des coups frappés à la portem’ont brutalement éveillé.

La concierge me présenta une quittance deloyer : cent francs à payer pour avoir habité durant troismois cette mauvaise chambre mansardée, à la crête de la rueBonaparte.

– C’est bien, dis-je, tantôt je vousréglerai cela… Eh ! dites-moi, criai-je à travers la portedéjà refermée sur le départ de la concierge, dites-moi, quelleheure est-il ?

Elle me répondit :

– Huit heures !

Et j’entendis son doigt sec tambouriner sacharge trimestrielle au long du couloir et le bruit des réceptionsdiverses que mes voisins lui faisaient.

Je ne m’étais pas trouvé depuis longtempsréveillé si matin, et j’aurais bien voulu me rendormir, mais lafâcheuse situation de mes affaires m’apparut trop vivement pour mepermettre de me replonger dans l’oubli du sommeil.

Comment se faisait-il que mon oncle et conseiljudiciaire ne m’eût pas apporté les deux cents francs de ma pensionmensuelle ? C’était la veille que cette somme aurait dû m’êtreremise. Le plus grand besoin s’en faisait sentir : pouracquitter le terme, et puis… pour me nourrir.

Les derniers dix louis m’étaient échus dansune période de cette paresse intermittente qui prouve l’artiste etlui est nécessaire car il s’y repose du labeur cérébral et couve àson insu des pensées nouvelles.

Mais le sort a voulu que nous fussionsplusieurs à subir en même temps la crise sacrée, circonstance quila prolongea. Quelques jours de fête en compagnie de Filliot, deBlondard et d’Amolin sont peut-être la raison d’une statue, d’untableau ou d’un opéra remarquables entre ceux de l’avenir, mais ilsentamèrent grièvement ma fortune et je dus sans retard me remettreà la besogne.

Je tenais un sujet original et ne doutais pasd’en faire une nouvelle que La Revue mauve accepteraitd’emblée et paierait comptant. Hélas ! L’idée de ce conten’était que trop intéressante. Je me mis à disséquer lescaractères, à sonder les problèmes soulevés par les rencontres demes personnages ; d’autres actions découlèrent toutnaturellement de l’affabulation primitive, des tirades grondaientdans ma tête et des paysages s’y développaient ; enfin, lasemaine dernière, comme l’ensemble d’un vaste roman s’ébauchait surmes papiers épars, je m’aperçus que cinq francs me restaient pourhuit jours d’appétit.

J’aurais pu bâcler un article de critique etfoudroyer de mon tonnerre quelque vieille célébrité dûmentreconnue, démolir un piédestal séculaire, comme il est de mode…Mais une frénésie me possédait et je continuai à ordonner le plancomplexe de mon œuvre improductive.

Avant-hier, j’ai changé mes derniers souscontre un disque de saucisson : mon déjeuner.

Le reste de la journée, j’ai pensé avec furie,combinant des scènes, divisant les chapitres et confrontant lesfaits, de peur des contradictions. Deux heures du matin sonnaient àSaint-Germain-des-Prés quand je me suis mis au lit, heureux d’avoirachevé mon plan, et sans plus penser au terme du lendemain et àl’inexactitude de l’oncle qu’au néant de mon dîner.

Le souvenir d’un aussi beau détachementm’excita à le cultiver de nouveau et, tandis que la conciergedescendait l’escalier avec un tintement de monnaies, j’allaiprendre sur ma table les feuilles où l’esquisse de mon œuvres’étalait en griffonnages, puis, m’étant recouché, j’abordai matâche.

Il ne me restait plus qu’à écrire ledéveloppement du schéma, et, avant de l’entreprendre, je passai mesnotes en revue pour m’assurer que la charpente était solide, bienéquilibrée, capable de supporter sans fléchir toute unearchitecture.

Je m’aperçus alors qu’un de mes types capitauxn’était pas mûr. Son rôle, je l’avais tracé, mais le caractère etl’aspect physique m’échappaient. Impossible de le décrire ;or, son portrait se place nécessairement aux premières lignes duroman. J’eus beau me torturer l’imagination, employer d’abord unsystème rationnel puis donner libre cours à la fantaisie, lebonhomme ne voulait pas éclore et je n’obtenais que des traitsbanals ou faux.

L’énervement de cette recherche stérile dura –j’en suis certain – deux bonnes heures : je trépidais decolère contre moi-même, la sueur m’en venait sur tout lecorps ; mon exaspération devint telle que bientôt, malgré tousmes efforts, mon esprit refusa de demeurer tendu plus longtempsvers le même but et je ne pus continuer mes tentatives decréation.

Je suis passablement sujet à ces accès defièvre inféconde. Sitôt qu’ils se déclarent, je devrais coupercourt au vain essai de production, m’appliquer à des ouvragesfaciles, des copies par exemple ; mais un orgueil hors desaison m’interdit d’avouer mon impuissance et je persévère àm’épuiser pour rien, à faire tourner à vide les rouages cérébrauxjusqu’à l’arrêt fatal de la machine sans force.

D’habitude, je me délasse longuement après unsurmenage de la sorte : une promenade en flâneur réassouplitl’intelligence courbaturée, mais hier des crampes à l’épigastre mefirent comprendre la nécessité de m’absorber dans n’importe quelleoccupation : la faim et l’oisiveté font mauvais ménage.

Nulle inquiétude, d’ailleurs, nem’importunait, mon oncle ne pouvait pas ne pas venir le jourmême.

J’essuyai donc mon visage, réparai le désordrede mon lit, et j’écrivis avec assez de facilité le dénouement del’ouvrage. C’est une partie qui m’a tout particulièrement séduit,elle était déjà toute terminée dans ma pensée et n’exigeait pas uneconnaissance totale du personnage tant cherché. Aussi bien, dansmes contes les mieux venus, la fin a-t-elle été composée avant lereste.

Voici ce morceau, puisque je me suis promis defouiller la journée d’hier dans tous ses détails, et voici d’abordle thème du roman dont l’obsession l’a remplie presque toutentière :

Un banquier américain, un de ces hommespuissants qui utilisent leur pouvoir à multiplier autour d’eux lessavantes amitiés et les dévouements influents, nourrit une haineimplacable contre un jeune peintre au seuil de la gloire.

Motif : passionnel.

Pour assouvir sa vengeance, le millionnaire apréparé dans l’ombre toutes les calamités, déceptions et injusticesque les administrations, le monde et les jurys peuvent infliger àqui tente leurs suffrages. La mine est prête à faire explosion.

La victime subira le supplice raffiné d’échecsperpétuels, et même, il n’est pas jusqu’à son existence matériellequi ne doive rencontrer chaque jour les pires obstacles. Le suicidedu patient s’impose à bref délai. C’est donc une peine idéalementféroce et sans danger pour le bourreau.

Mais les deux ennemis se rencontrent parhasard ; la jalousie s’empare violemment de l’homme riche, iloublie ses préparatifs monstrueux et, ne pouvant maîtriser la brutequi gronde en lui, poursuit son adversaire et l’assomme.

La physionomie insaisissable était celle del’assassin.

Je copie maintenant la scène finale :

« Monsieur Burton ne parlait plus. Ilaspirait son cocktail d’une paille gourmande et regardaitdistraitement à travers les glaces du bar anglais l’inlassablecroisement de la foule, dans l’ombre, sur le boulevard. Ses deuxcompagnons suivaient machinalement son regard et songeaient auxmoyens d’exécuter ses ordres.

Bendler, le paysagiste, devait à Burton sadécoration pour faits d’armes en 1870. Il n’était pas difficiled’empêcher Jacques Bernard d’obtenir la médaille au Salon prochain,et Bendler se réjouissait d’en être quitte à si bon compte et de sedébarrasser par quelques démarches toutes simples d’unereconnaissance qui lui pesait.

Pour Jephté, la tâche se trouvait moinscompliquée encore. La consigne était de ne pas prononcer le nom deBernard dans sa critique. Il cherchait seulement un prétexte à cesilence, désireux de garder sa place aussi bien au cénacle descenseurs impartiaux qu’à la table somptueuse de Burton.

À l’idée que Jacques allait subir enfin sonchâtiment, Burton s’esclaffait. Il semblait complètement heureuxdepuis qu’il concertait sa revanche, et sa fureur paraissaitdissipée devant l’expiation prochaine du criminel, comme ilappelait son ennemi.

Tout à coup, il fit un mouvement brusque etBendler avec Jephté étouffèrent une exclamation. Ils avaientreconnu parmi les passants Jacques Bernard.

Le banquier grogna une insulte ordurière. Uninstant, on vit ses mains crispées sur sa canne, puis il se leva,et, sans un mot d’adieu, il se précipita dehors.

Jacques revenait de Saint-Mandé. Une journéepassée près de sa fiancée lui emplissait l’âme d’un charme toutnouveau, et il admirait avec quelle aisance l’ancien modèle portaitmaintenant ses toilettes de jeune fille bourgeoise et commeMadeleine entourait de soins délicats sa mère retrouvée. Il éprouvaqu’il serait bon d’être un peu seul avec ces chers souvenirs etquitta le boulevard, son brouhaha et ses lumières pour les ruesmoins étourdissantes qui montent aux Batignolles.

Il remarqua bientôt qu’on le suivait ets’arrêta devant l’étalage d’un épicier pour regarder l’homme sansen avoir l’air. Burton ! C’était Burton ! Que luivoulait-il donc ? N’avait-il pas renoncé ostensiblement àMadeleine ?

Et Jacques sentit un grand frisson leparcourir. L’anxiété des pressentiments le fit trembler. Un butsinistre approchait, inévitable. Il reprit sa marche à passaccadés, l’esprit troublé de raisonnements inconnus : Burtonallait le tuer… Et n’était-ce pas son droit humain de supprimer leravisseur de ses joies ?

Jacques se mit à marcher plus vite. MaisBurton ne se laissa pas distancer.

Que faire ?

Implorer le secours d’un gardien de lapaix ?

Quel policier croirait à un crime non encoreaccompli ?

Pour quel motif requérir l’arrestation dubanquier ?

L’attendre et se battre ?

Jacques savait qu’il ne vaincraitpas.

Comme ils étaient tout près de l’atelier, ilse mit à fuir. La poursuite éperdue traversa les groupes,s’engouffra dans le vestibule et galopa dans l’escalier.

Jacques perdit toute avance en ouvrant saporte.

La grande verrière de l’atelier éclaira d’unbleu lunaire les deux champions face à face.

Nu-tête, son chapeau étant tombé au vent de lacourse, le peintre vit à Burton le visage d’un fou. Celui-ci, danssa rage, avait perdu tout souvenir de ses machinations diaboliques.Il ne restait du potentat mondain qu’un mâle dupé, une bruteexaspérée.

Il leva sa lourde canne et, ayant visésoigneusement Jacques Bernard médusé, avec un han de bûcheron, illui brisa le crâne.

Bendler et Jephté, à la recherche de leurMécène le trouvèrent sanglotant au clair de lune devant le portraitde Madeleine, la fameuse toile dite La Femme auxjacinthes, qui, au Salon dernier, cravatée d’un crêpe, valutla médaille d’or à son auteur défunt. »

Mon travail relu ne m’a point satisfait. Je lejugeai trop court en proportion du tout, j’y voyais des lacunes,c’était maigre et superficiel. D’ailleurs, l’inanition clairsemaitmes idées, les tableaux évoqués m’apparaissaient linéaires etincolores, sans modelé ni profondeur. Et si je ne m’étais passurveillé, nul doute que je n’eusse décrit tous les gâteaux du bar,tous les comestibles de l’épicerie ; encore le genre de cedernier magasin a-t-il échappé à mon attention.

Un grand découragement, presque du désespoir,m’accabla, et je me mis à rêver tristement…

Jean, le domestique de mon oncle, vinttroubler ma méditation. Son maître souffrant l’avait chargé de meremettre cinq napoléons (car son maître professe le bonapartisme)et la quittance du loyer que Jean aurait préalablement soldé avantde monter.

Je le priai de remercier mon oncle de laconfiance qu’il voulait bien me témoigner, puis, l’ayant congédié,je me levai et m’habillai.

Avant de sortir, je posai sur ma table mesnotes et le manuscrit insuffisant en tête duquel je traçai aucrayon bleu : À modifier.

Au dehors, il faisait à peu près nuit ;c’était un tiède soir d’automne. Je me sentis, en remontant la rueBonaparte vers le boulevard Saint-Michel, les jambes molles et latête vide.

Mon dessein était d’aller dîner tout de suiteau prochain Duval, mais comme je passais devant le café du Faune,quelqu’un, à la terrasse, me héla ; Blondard, Amolin etFilliot, habitués impitoyables de l’établissement comme du reste lenommé Farges que j’ai la douleur de constituer, me firent asseoirprès d’eux.

L’absinthe opalisait leurs verres.

– Garçon ! Un Pernod pourmonsieur !

J’ajoutai :

– Et un sandwich !

Pendant que je dévorais ce maigre repas, mescamarades continuaient leur entretien. C’était une suite de potins.Amolin répondait aux on-dit de l’École des beaux-arts par descancans issus du Conservatoire.

Lorsque j’eus englouti le petit pain fourré,nous parlâmes de tout un peu. Les seuls propos dont je me souviennesont les derniers. Il y avait déjà quelque temps que nous étions làet nous savourions le quatrième verre d’absinthe, ma tournée. Laconversation avait pris un tour plus sentencieux ; ondiscutait plus chaudement des opinions plus résolues, et chacuncritiquait l’œuvre des amis avec une certitude d’autant plusmanifeste que l’art du juge s’éloignait davantage de l’art dujugé.

– Vous, mon cher, me dit Blondard, jesubis toujours le charme de vos machines quand je réussis à vousoublier complètement ; et ceux qui ne vous connaissent pas –vous et votre milieu – doivent vous trouver épatant.

– Tant mieux, répondis-je, car jefréquente peu le monde, mais pourquoi cette réticence à votreapprobation ?

– Parce que l’observateur domine en vous.On peut toujours affirmer à coup sûr de l’un de vos personnages –quand il n’est pas vous-même – qu’il existe quelque part ou qu’ilest formé de deux ou trois citoyens de votre connaissance. Vous necopiez pas toujours de la tête aux pieds monsieur Sinophe, misterYellow ou mein Herr Roth, mais on les retrouve dans d’aimablesArlequins plus ou moins verts, jaunes ou rouges suivant lasuprématie de l’un des trois éléments.

– Fichtre, riposta Filliot, ce peintre atrempé sa langue dans un arc-en-ciel polyglotte !

Et Blondard continua :

– Voyons, Farges, croyez-vous qu’unmiroir ne se dresse pas devant mes yeux à la lecture desThéories de Raphaël Gouache ?

– Mais, répondis-je surpris, c’est quevous dites vrai, mon cher Blondard ; je vous jure n’y avoirmis aucune malice, je m’en rends compte aujourd’hui seulement.

– Parbleu ! Je vous pardonne degrand cœur. C’est de la suggestion, le phénomène est classé. Dureste, je suis en compagnie dans le corps de Gouache, car vous yavez fait entrer un peu de Filliot, et c’est ce qui me désole…

– Comment ! Comment ? hurla lesculpteur.

– Calme-toi et laisse-moi finir : cequi me désole pour Farges, parce que les lettres, c’est comme lapeinture…

Amolin railla :

– Gare aux Théories, Gouache !

– Eh, je veux justement parler d’unsystème que Farges a stupidement parodié dans son ignoble bouquin,le scélérat !

« Écoutez : je proscris touteprédominance de teinte dans une toile de jour…

– Oui, interrompit Amolin, c’est pourquoile Raphaël Gouache des Théories possède un pivot sur lequel il faittourner ses tableaux. Il ne les signe que si la couleur générale dela toile tourbillonnant est le blanc ; car cela prouve que lessept couleurs s’y rencontrent dans les proportions du prisme et quel’éclairage est conforme à la nature.

– Amolin, s’écria Blondard, vous êtes leplus bouché des contrapontistes ! Voilà ma véritableméthode…

– Assez, mon bon ami, lui dis-je, vousavez peut-être raison ; je le vois bien, j’ai pris autour demoi pas mal de croquis pour mes ensembles, ceux-là n’en sont queplus vrais. Mais, je vous l’assure, tous mes bonshommes n’ont pasla même origine. Ce matin, par exemple, j’ai tenté d’en construireun, et l’imagination seule y travaillait, sans l’aide de lamémoire.

– Vous l’avez cru.

– Non, c’est une certitude.

– Alors, vous avez échoué.

Confondu par cette perspicacité, je ne vouluspas avouer. Je repartis :

– Pas le moins du monde ; lacréature est achevée et elle est bien mon ouvrage.

Mentir m’est odieux. Le souvenir de monimpuissance augmenta ma gêne et, brusquement, je détournai laconversation.

– À la santé des propriétaires, dis-je,c’est jour de terme.

Et nous devisâmes, de logements, de conciergeset de déménagements. Je fus amené de la sorte à conter mon évasionde l’hôtel de la Jeunesse, caravansérail qui m’abritait avant cettemaison de la rue Bonaparte. Les pensionnaires en étaient assezcontents, ils y prenaient gîte et repas pour une somme très minimedont je ne pus me rappeler le montant, en dépit de tous mesefforts. Le propriétaire était un athlète roux qui ne plaisantaitpas sur les retards et, à la fin d’un mois, j’avais préféré lafuite à l’expulsion et au contact des huissiers, carM. Duchâtel n’hésitait pas à faire usage de ces pitoyablesfonctionnaires. Il gardait même de ce fait la marque de l’inimitiéde ses locataires, l’un d’eux lui avait démoli la mâchoire d’uncoup de poing, au reçu de quelque protêt, et ses lèvres en étaientrestées informes et pâles.

Des aventures semblables furent relatées parmes camarades, puis les paroles devinrent banales et bientôt jen’écoutai plus. Aussi bien, une vie intense bouillonnait dans moncerveau, mais je n’y distinguais pas bien nettement. Je crois quema pensée s’attachait surtout à retrouver le chiffre exact de madette envers Duchâtel, encore n’en suis-je pas bien sûr.

Nous réglâmes la dépense. Le garçon s’emparade mon billet de cent francs, et me rendit la monnaie.

Je comptai : pourboire donné, il merestait 97,50 francs.

– Venez-vous dîner, Farges, vilblagueur ?

– Ma foi non, répondis-je à Blondard. Mafaim s’était tue, et tout à coup, par un hasard inexplicable, aumoment où ces mots « vil blagueur » mêlaient à mon petitcalcul le souvenir du roman, je venais d’entrevoir en moi-mêmel’objet de mon désir : parmi d’autres pensées confuses cellede Burton se dressait vigoureusement. Je voulais en parachever lesmoindres détails pendant que je la tenais.

Demeuré seul au milieu de l’arrivée et dudépart perpétuels des buveurs, le menton dans la main, l’œil fixeet sans regard, je donnai l’essor à ma rêverie. Burton y prit toutde suite un relief extraordinaire, je le voyais, comme dans ledernier chapitre, sirotant sa liqueur américaine en compagnie deses deux acolytes. Mon caprice lui prêtait une allure bestiale etla force peu commune indispensable à l’accomplissement de soncrime. Une barbe sans moustache, à la yankee, sertissait de cuivresa face rougeaude, et il triturait sa canne entre des doigtsénormes.

Je composais là un être des plusrepoussants.

Toutefois, et je ne sais pourquoi – peut-êtreà cause de personnes qui s’installèrent à grand remue-ménage enface de moi-, je changeai subitement la position et le costume demon traître. Ce fut sans doute une bonne inspiration car l’imagem’apparut dès lors bien plus vigoureuse.

En quelques minutes mon banquier se trouvatotalement organisé, au physique comme au moral, seule, la bouches’obstinait à rester quelconque, vague, à peine indiquée au fusaindans mon portrait achevé. Je ne m’acharnai point à la recherched’une pareille vétille et, avant de prendre le chemin durestaurant, je fus un instant à regarder circuler la joyeuse cohuede sept heures. Mon esprit, enfin détendu, se reposait à cesjugements incertains et multiples qui constituent le minimumd’activité cérébrale.

Je tournai la tête de tous côtés pour examinermes voisins, et tout à coup, mon cœur se prit à battre sur unemesure désordonnée tandis qu’un froid glacial mepénétrait :

Au premier rang de la terrasse, vers ladroite, à la place exacte où ma vue s’était portée machinalementtout à l’heure durant mes réflexions, Burton, une paille dans sabouche à peine indiquée, me regardait réellement de cetœil fauve que je lui avais imaginé.

Quel prodige affolant était-ce là ?

Je me l’expliquai sur-le-champ avec uneperspicacité stupéfiante :

Dans la nature, les choses perçues par la vueengendrent des pensées.

Mon intelligence surmenée s’était sans doutedétraquée, elle avait fonctionné à rebours, et l’idée, maintenant,avait fait naître un objet.

Le terrible, c’est que ce produit fût un êtrevivant, séparé des rayons visuels générateurs, un homme à cetteheure indépendant de l’intelligence créatrice, insoumis à mavolonté, et une brute.

Je me maudissais d’avoir déchaîné parmi messemblables une fiction aussi dangereuse qu’un monstre de roman,mais bientôt, je dus trembler pour ma propre sécurité, car les yeuxde Burton luisaient furieusement et ne se détachaient pas desmiens.

Il me sembla qu’un péril depuis des moismenaçant fondait sur moi. Je ne vis de salut que dans la retraite,et pour échapper à l’étau du regard, je quittai le café.

À la manière des bêtes traquées, je medirigeai instinctivement vers ma demeure. Mais, je l’aurais parié,Burton me suivait.

Son acte était inévitable. Il ne pouvait vivreque de l’existence dont je l’avais doué. Ma volonté actuelle nepouvait plus rien contre ma volonté passée. Il accompliraitponctuellement les actes imposés par mon bon plaisir à sonpersonnage dans la partie presque définitive du roman. La scènefinale m’apparut, dans toute son horreur… l’assassin brandissantau-dessus de sa victime paralysée le pesant gourdin, etpuis !…

C’en était trop. Je partis à toutes jambesvers la rue Bonaparte ; tout le sabbat dansait une ronde sousmon crâne.

Burton courait sur mes talons.

Mon chapeau s’envola… Est-ce que la fatalités’abattait aussi sur moi ? M’étais-je donc photographié dansles traits du malheureux Jacques Bernard !… Que faire, monDieu ?

Soudain, la possibilité d’une issue traversacomme un éclair le chaos de mon désarroi ; je me rappellealors avoir éclaté de rire, tant j’avais la certitude de monsalut.

J’entrai en coup de vent dans la maison.J’escaladai devant Burton mes six étages : la porte de machambre était restée ouverte, grand avantage sur Jacques Bernard,cette particularité me donnait le temps d’effectuer madélivrance.

À la clarté de la lune, je saisis le crayonbleu et biffai prestement la fin de mon travail, supprimant ce quisuivait l’arrivée du peintre dans son atelier, c’est-à-dire lemeurtre… puis tranquillisé, curieux de savoir comment l’êtrechimérique se tirerait d’affaire, je me retournai.

Burton fit irruption dans la chambre.

Je le considérais sans frayeur.

– Monsieur, balbutia-t-il d’une voixentrecoupée, haletante, monsieur, payez-moi tout de suite les 97,50francs que vous me devez pour un mois de pension à l’hôtel de laJeunesse…

Démonté par cette injonction peu prévue, jetirai de ma poche le reste de mes ressources.

Un instant l’or et l’argent s’allumèrent dansla paume musculeuse du fantôme, sous son regard calculateur, puisil s’en alla, placide et muet.

Jouer le rôle de Duchâtel, c’est le piteuxexpédient qu’il avait trouvé pour se ménager une sortiehonorable.

Afin d’éviter le retour de pareille visite,j’ai, sans retard, remplacé les phrases rayées du roman. Dans lanouvelle version, Burton, ayant balbutié des paroles incohérentes,s’échappe de l’atelier sans avoir eu l’audace de perpétrer sonforfait, et, ivre de désespoir, sentant sa douleur incurable, il seprécipite dans la Seine. Le lendemain, à l’aube, des mariniersrepêchent son cadavre.

Je vais me rendre à la morgue afin deconstater le décès de mon persécuteur.

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