Fantômes et Fantoches

III

Il avait suffi de la fête catholique pourdivulguer la beauté du paysage et l’habileté du sculpteurimprovisé. Aussi, durant l’hiver, Christophe travaillait-il sansrelâche, pour vendre aux nombreux visiteurs de la belle saison unegrande quantité de christs.

Il s’essayait maintenant à les faire de toutesgrandeurs, et variait ainsi la monotonie de l’ouvrage, car il étaitincapable de modifier d’un seul détail le type adopté.

Malgré cette répétition indéfinie des mêmesformes, rien ne lui causait plus de joie que sa tâche. Il ennégligeait le dormir et le souper, et bien d’autres devoirsautrement nécessaires au salut des mortels. Si grand était l’oublide ses croyances passées que, parfois, pour un méchant coup deciseau maladroit, Christophe blasphémait son Dieu. Si quelqueesprit de perdition l’en avait défié, il aurait bu à la santé deLucifer sa fiole de liqueur à présent journalière.

Devenu un peu vaniteux, il se mit en tête,« afin de couronner sa carrière », d’exécuter un Sauveursupplicié de proportions humaines, et il le tailla dans un tronc desapin, car cette essence est la moins coûteuse, et Christophe àl’ivrognerie et à l’impiété joignait l’avarice. Comme il employaitla journée aux productions lucratives, c’est le soir, à lachandelle, ou plus économiquement à la lueur du firmamentconstellé, qu’il cisela sa statue. De la sorte, il mit un an à laterminer. Or, il advint qu’elle fut complètement achevée dans lanuit du vendredi saint.

Christophe, l’équilibre incertain et le regardtrouble, la contemplait au clair de la lune. Elle était dressée enface de la baie, et semblait en extase devant l’immensité de lacampagne où des brouillards simulaient un océan revenu. La seuleclarté de l’astre mort prêtait au sapin une pâleur d’agonie,accusait la joue hâve, et creusait la misère des flancs.

À terre, la croix s’étendait munie durepose-pieds, marquée des lettres I. N. R. I., toute prête.

Le sabotier retoucha l’enflure d’un muscle,puis aiguisa une épine de la couronne. Il aggrava d’une entaille latristesse du front, la souffrance au coin des yeux, enfinsatisfait, il étreignit son œuvre au parfum de résine et coucha lecondamné sur la croix.

Trois grands clous neufs tintèrent dans samain.

À coups de marteau, les paumes du Dieu et sespieds joints furent percés et rivés au gibet.

L’homme pensa :

On a vite crucifié son roi des juifs !Après tout, c’était là l’instant le plus douloureux, bien court envérité… L’humanité fut sauvée à bon compte ! Combien d’autresmoururent ainsi, et plus humblement, avec moins de simagrées, sansmême avoir de raison pour cela !…

Alors, ayant péniblement relevé l’ensemblecontre la muraille, et s’en écartant pour le mieux juger,Christophe s’aperçut que Jésus pleurait : deux larmesbrillaient au coin des paupières, et son front laissait couler lasueur de l’angoisse…

Bien sûr il souffrait… les affreux clous letorturaient !… Et le sabotier, ayant regardé les mains et lespieds, vit sur eux les blessures sacrées ruisseler.

Et Christophe entendit parler leSauveur :

– Mon fils, voilà bientôt vingt sièclesque je pleure, vingt siècles que je saigne.

« Crois-tu donc que l’Éternitéaccomplisse des actes passagers, et que la douleur de l’Immortelpuisse être une souffrance véritable si elle estfugitive ?

« Depuis le jour de ma Passion, je mesuis étendu sur toutes les croix que les hommes ont façonnées. J’aifrissonné de fièvre dans toutes les effigies. Nain de stuc ou géantde marbre, difforme presque toujours et parfois charmant, j’aisenti les clous me pénétrer sans cesse et mes plaies serouvrir…

« Poupées enluminées du touchant MoyenÂge : Jésus de bois en longue robe, hideux mannequins deplâtre colorié, minuscules figurines pendues aux chapelets… autantde moribonds impérissables, autant d’agonies sans nombre et sansfin…

« Je meurs à travers les temps au faîtede l’église, au calvaire du chemin, dans le fond de l’alcôve… nimbéde l’auréole guillochée ou couronné du diadème de ronces, cloué dequatre ou de trois clous, les bras tournés tantôt vers l’horizon ettantôt vers le ciel, songeur sinistre ou résigné, selon votrecaprice.

« Vous n’en savez rien. À votre insu jedescends dans vos œuvres pour une eucharistie cachée. Insouciants,vous percez ma chair révoltée, plus exaspérée d’être immobile, etje vous aime de le faire, car c’est ma volonté de supporter pourvotre délivrance les affres d’un trépas éternel et multiple.

– Seigneur ! Seigneur ! gémitChristophe prosterné, malheur sur moi ! Je vous ai fait tantde mal ! Hélas, j’ai ouvert votre flanc comme les soldats,j’ai blessé vos chères mains et vos pieds adorables comme ont faitles tourmenteurs !…

Et Jésus répondit :

– C’est moi qui l’ai voulu. D’ailleurs, ômon ami, tu n’as que répété les coups les moins cruels… le baiserde Judas était plus douloureux.

Christophe s’effondra, prostré dansl’adoration effrénée des repentis.

L’aurore le tira d’une torpeur qu’il eûtsouhaitée infinie. Il se releva.

Le grand christ de sapin, au jour brutal dumatin, fixait un œil morne sur la nature ranimée. Avec unevénération infinie, le sabotier examina l’œuvre magique. Desgouttelettes de résine avaient suinté aux yeux, au front, desdernières retouches ; et, des crampons fraîchement enfoncés,la gomme odorante sourdait encore :

L’aube prosaïque tentait d’expliquer le poèmede la nuit.

Christophe secoua la tête :

Il croyait.

Un par un, avec des soins de garde-malade, lesSauveurs furent décloués, et tout l’ouvrage d’un hiver, toutl’espoir d’un été furent sacrifiés. Un brasier consuma toutes lescroix, et dans une armoire Christophe rangea douillettement lesfigures sur un lit de fins copeaux. Il glissa le christ qui avaitparlé dans sa couchette, le borda dévotement, puis ayant baisé lamain raide brandie hors des draps, il s’assit, et médita longtemps,les traits contractés, avec, parfois, de bizarres mouvementsd’impatience ; enfin il sourit largement, tel celui qui trouveune solution difficile, et sortit de la masure en fermantsoigneusement la porte.

Il suivit le sentier plongeant vers levillage, mais un de ses souliers vint à se délacer, et, comme il sebaissait pour en renouer le cordon, terrassé d’insomnie etd’émotion, il s’endormit profondément.

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