Fantômes et Fantoches

III

On croit aisément des personnes silencieusesqu’elles veulent dissimuler leur pensée ; Hermann parlant peu,les Génois s’imaginaient volontiers que sa vie recelait un mystèreet ils s’efforçaient de le découvrir, comme toute bonne populationsoucieuse de perpétuer cette coutume ancestrale, base des sociétésurbaines : l’indiscrétion.

La plupart soupçonnaient l’Allemand d’hérésie,car son arrivée à Gênes avait coïncidé avec les premiers troublesluthériens. On en concluait généralement à sa couardise, maiscertains absolvaient une fuite, d’ailleurs problématique, en disantque le possesseur d’une telle fortune, s’il était devenu suspect àses compatriotes, eût été lestement dépouillé de ses biens, dont ilétait responsable envers sa fille unique : Hilda. Or, cettevierge du Rhin avait séduit le joaillier Danielo Spirocelli, jeuneLigure au teint brun, coiffé de frisons noirs. Spirocelli, enivréde tant de blondeurs inaccoutumées et voluptueusement amusé parcette voix fraîche qui cadençait avec drôlerie les mots italiens,avait épousé les blondeurs et la voix, sans souci apparent descroyances, de la nationalité de son beau-père, non plus que de sesgrandes richesses. Ce mariage, pourtant, avait acquis d’avance à uncitoyen de la République le trésor de l’émigré, et les pireslangues ne pouvaient s’empêcher de rendre grâce à Luther et àLucifer, son patron, d’avoir dirigé de ce côté Hermann, sa fille etses millions.

Aussi bien, le lapidaire menait l’existence laplus calme, ne donnant point prise à la malveillance. Il vivaitmaintenant seul dans sa maison de la rue des Archers, avec unserviteur unique, amené d’Allemagne : Smaragd ; c’étaitl’homme au petit front qui, dans la boutique, vendait des pierresprécieuses et dont Hermann avait fait son valet et aussi soncompagnon.

Toute la journée, le vieillard se tenait chezlui afin de recevoir les acheteurs, les vendeurs et les curieux,et, chaque soir, régulier comme sa montre d’argent, il se rendait àla demeure luxueuse de Spirocelli, soupait en compagnie de sesenfants comme entre le Jour et la Nuit, et se retiraitpaisiblement, toujours à la même heure. L’exactitude continuait àle gouverner et, au coin de la rue des Archers, devant une madone àl’Enfant Jésus nichée dans le mur, il ne manquait pas de sedemander si Hilda et son mari Danielo n’allaient pas bientôt lefaire grand-père et lui donner un petit crépuscule ou bien unepetite aurore.

Ces habitudes de bourgeois pacifiqueplaisaient aux citadins et, s’ils cherchaient à pénétrer le secretsupposé d’Hermann, c’était simplement l’irrésistible instinct desavoir qui les y poussait. Même, ils professaient une estimeparticulière envers celui dont la maison ajoutait un nouvel attraità leur Ville, et ils eussent été fort ingrats de nier qu’Hermannavait sauvé un grand nombre d’entre eux.

En effet, une rumeur confuse, venue on ne saitd’où, avait un jour répandu cette nouvelle que le lapidaireconnaissait l’art de guérir l’âme et le corps à l’aide de sespierres. On citait de véritables résurrections : la femme duchangeur, la signora Giuseppa Tornelli, qui se mourait d’insomnieperpétuelle, s’était mise à dormir trois jours et trois nuitsdurant, grâce à une chrysolithe cousue dans son scapulaire ;aveugle depuis plusieurs années, l’armateur Beppo Pranza étaitmaintenant le premier à voir les mâts de ses vaisseaux attendusdépasser l’horizon bleu du golfe : un diamant dont il sefrottait les paupières tous les matins lui avait rendu le jour.

Il est vrai que la signora Tornelli avait bucertaine potion préparée par le médecin lapidaire, afin de hâterles effets de la chrysolithe ; il est aussi vrai que, pourrenforcer l’action du diamant, Hermann avait coupé quelque choseavec une petite lame dans l’œil de Beppo Pranza ; mais cen’étaient là que pratiques accessoires et manœuvres humainessusceptibles tout au plus de faciliter l’influence occulte etsurnaturelle des gemmes.

Pourtant, quelques envieux, ayant remarqué quele guérisseur opérait toujours de la sorte, c’est-à-dire qu’àl’imposition des pierres il joignait systématiquementl’intervention d’un breuvage, d’un onguent ou d’un couteau,s’emparèrent de cette particularité. À force de patience, ilsparvinrent à tirer de Smaragd, être simple et confiant, quesouvent, son maître s’enfermait dans une chambre où se trouvaient,d’un côté, les ustensiles d’un apothicaire, cornues, alambics,flacons de formes et de dimensions innombrables, des instruments dechirurgie, et, de l’autre, l’outillage nécessaire à la taille descristaux.

La calomnie voit-elle une hache dans la masured’un bûcheron, elle proclame : voici la maison du bourreau.Les jaloux décrétèrent que, la cornue étant l’attribut desalchimistes, Hermann cherchait sans doute la pierre philosophale,la seule qui lui manquât, et que le titre de sorcier lui convenaità ravir. Ses pierres resplendissaient d’un éclat invraisemblable,quoi d’étonnant à cela ? Chacune était composée d’un regardhumain ! Seigneur ! En avait-il fallu des yeux crevéspour animer une telle multitude de feux ! Le tortionnairen’avait eu que le temps de quitter l’Allemagne : on s’ypréparait à le brûler vif en place publique !…

Et toutes sortes d’accusations commençaient às’élever de ce cercle de haine et d’amertume. Elles gagnaient peu àpeu les plus naïfs des indifférents, lorsqu’un des calomniateurs,assez bel homme, vit avec grand déplaisir le galbe de sa gorge sedéformer, se gonfler et pendre vilainement sur le pourpoint, sansque fraise aux godrons démesurés ni collerette taillée spécialementpussent dissimuler la tumeur horrifique. Le bellâtre, au désespoir,courut chez Hermann. Il rapporta un collier d’ambre qu’il mit à soncou monstrueux et, peu de jours après, le goitre avait disparu deconcert avec la médisance.

Cette aventure comique ayant soulevé au profitdu lapidaire l’hilarité puissante de la Ville, les chalandsaffluèrent dans sa boutique plus nombreux qu’auparavant, et poursatisfaire à tant de désirs, des trafiquants de tous les paysvinrent plus fréquemment trouver le colosse pâle, afin de luivendre leurs précieuses marchandises.

La petite rue s’emplissait de tous ces gens,et son étroitesse leur donnait l’aspect d’une foule qui parfoiss’animait jusqu’au tumulte quand les badauds flânant sur le portavaient signalé l’arrivée d’un vaisseau exotique. En effet, nombrede felouques allongées, de caravelles aux antennes courbes etpointues, venaient incessamment jeter l’ancre près des hautesgalères de la République ; et cette flottille gaiementdisparate, amarrée contre l’escadre comme pour en corrigerl’austère uniformité, amenait souvent à Gênes des courtiers, desamateurs, attirés par la réputation d’Hermann et venus pour luiproposer des ventes ou des achats.

Alors, parmi les chuchotements intéressés,Hindous, Turcs, Africains trouaient la cohue dont la ruelles’encombrait, et l’on voyait disparaître par la petite portesculptée, sous des turbans lourds de broderies, ou coiffés de fezinélégants, soulevant sur leur passage soit des murmuresémerveillés, soit le glapissement du sarcasme, tous ces personnagesahuris, en qui le peuple de Gênes, convaincu d’être le peuplenormal, applaudissait tantôt et tantôt bafouait des exceptionsmagnifiques ou ridicules.

Hermann présentait ses collections, et ilachetait des pierres, tandis que Smaragd les vendait ; celaétait ainsi réglé. Le maître ne négociait une vente que s’il étaitquestion de grave maladie. Pour livrer de simples parures, Smaragdsuffisait à la besogne, et le peu de science qu’il avait apprisedans l’intimité du lapidaire lui permettait de dispenser lesremèdes usuels et de soigner les indispositions. Il distribuait lesgemmes en petits fragments, car il fallait bien que chacun pûtrecouvrer la santé, même le pauvre ; seulement, un magistratopulent venait-il à consulter, Smaragd lui laissait entendre queles bijoux de poids suscitaient plus rapidement une guérison plusradicale qu’une infime parcelle ne l’eût fait, et les noblescomprenaient tout de suite que les médicaments doivent être à lamesure du malade.

Parmi les clients, il y avait beaucoup defemmes, et elles achetaient en grande quantité l’aimant, le cristalde roche et le grenat, parce que l’un supprime la douleur desaccouchements, l’autre augmente le lait des mères et le dernieraveugle les maris trompés. C’est pourquoi des matrones sereinesentraient avec dignité dans la boutique et rencontraient souvent defolles épouses qui s’en échappaient, rouges et furtives, serrantleur mauvais talisman.

En quittant Hermann, les marchands passaientdevant Smaragd, et celui-ci trouvait souvent le moyen de lestenter, si bien qu’ils achetaient à titre d’amulette une pierredont ils venaient de vendre la semblable en tant que denréecommerciale. Quel Arabe n’eût pas été séduit par les appas de laturquoise qui, attachée au sabot d’un cheval, l’empêche debroncher ? Et les pêcheurs de corail ou de perlesn’étaient-ils point raisonnables de se procurer le monde d’or,cette providence du nageur ?

Smaragd, si gauche une fois séparé de sesbalances et de ses coffrets, excellait dans son métier et trouvaitdes paroles persuasives pour dévoiler le mal ou le danger etconvaincre les clients de l’efficacité de ses joyaux-drogues ou deses bijoux-amulettes. Tous les courtiers de profession, réunis lesoir au fond des tavernes, possédaient chacun quelque babiolebienfaisante provenant des magasins d’Hermann, et ils se lesmontraient naïvement l’un à l’autre, en devisant des choses de leurmétier.

Ceux-là n’avaient point sujet d’être surprispar la richesse du lapidaire. Ils le considéraient comme un artisanfort clerc, habile au négoce, et comme un tailleur de diamantsd’une adresse peu commune. Ils connaissaient à sa boutique deshabitués fastueux : des souverains s’y fournissaient par leurcanal, le doge était acheteur fréquent et payeur ponctuel ;enfin un fleuve d’or coulait dans la rue des Archers et l’ondéclarait fort naturel que celui dont le génie avait détourné lePactole y puisât superbement, non dans un but de lucre, mais pouramonceler en artiste les plus belles pierreries de la création.

Un courtier rappelait alors que tel saphir dela collection avait passé par ses mains ; tel autre racontaitles mésaventures d’un diamant cédé l’année d’avant au vieillard etqui avait appartenu au défunt duc de Bourgogne ; un troisièmedisait d’une émeraude qu’avant de luire dans la fameuse chambre,elle avait été avalée par un serviteur fidèle tombé dans uneembuscade. Bref, l’histoire du trésor d’Hermann était souventrépétée au bruit des hanaps entrechoqués, tandis que les désroulaient.

Mais beaucoup de pierres, et non des moindres,étaient de provenance inconnue, et au nombre de celles-ci les rubisde l’écrin vert ; à leur endroit, les buveurs se perdaient enconjectures et soutenaient les suppositions les plusinadmissibles ; aucun n’avait, au cours de ses voyages,contemplé pareils joyaux, même à Ceylan ; et puis, commentexpliquer leur multiplication et deviner quel rajah en déconfiturese démunissait presque chaque année d’une telle merveille au profitd’Hermann ?

Était-il possible qu’un écrin pareil existâtréellement ?

Parvenus à ce point de la conversation,quelques-uns pensaient peut-être certaines choses ; mais commele lapidaire rémunérait ces hommes largement et sans retard, nul nese souciait de prononcer des phrases nuisibles à une bonne renomméequi faisait leur fortune. Et de nouveaux entretiens se mêlaient auchoc de l’étain, au roulement des osselets hasardeux.

Hermann devinait les racontages. Il avaitsenti nettement l’hostilité de ses adversaires et béni l’aventureopportune du goitre qui l’en avait délivré, pour quelque temps dumoins. Mais, dans cette occasion, pensa-t-il, quelqu’un avaitdénoncé ses longues retraites dans la chambre aux cornues ;qui ? Smaragd assurément, puisque nul autre que lui neconnaissait l’existence de cette salle et de son contenu. Cettedélation méritait une semonce, malgré l’inconscience et la bonnevolonté du coupable. Il fut donc tancé paternellement et sanscolère. Tout surpris d’avoir mécontenté son maître, il jura de neplus souffler mot de ses actions ; mais la réprimande avaitdonné à celles-ci une importance mystérieuse, insoupçonnéejusqu’alors, et Smaragd se mit à les épier.

Toutes les fois qu’il eut à mettre en ordre lachambre détestable, cause première de l’admonestation, il eninspecta soigneusement tous les coins, et si Hermann avait été plusclairvoyant, il aurait remarqué avec un étonnement satisfaitl’absence de poussière et de toiles d’araignée dans les endroitsles plus inaccessibles, tant Smaragd mettait d’ardeur à fouillerméticuleusement les cimes des armoires, à sonder les gouffres destiroirs et à scruter la forêt des fioles d’un torchon soigneux etindiscret.

Il ne trouva rien. Dans un coffre, deslancettes, des scalpels gisaient, l’air méchant et nu ; leuraspect donnait la sensation d’une coupure ; des vases étaientremplis d’onguents, de liquides aux couleurs équivoques ; desballons de verre enfermaient un vide plus inquiétant qu’une liqueurempoisonnée ; un foyer, noir, était sans feu ; nulcristal ne luisait sur l’établi du diamantaire. Tout cela semblaitdormir d’un sommeil sournois et attendre le réveil inconnuqu’Hermann provoquerait. Smaragd, de plus en plus absorbé dans sesrecherches stériles, redoublait vainement d’ardeur ; et sacuriosité déçue, fouillant de la trousse au laboratoire et del’officine à l’atelier, allait d’un problème insoluble à desénigmes encore plus indéchiffrables.

La difficulté de ces perquisitions s’aggravaitd’ailleurs de ce qu’il en ignorait le but précis. Persuadé de faired’importantes trouvailles, il n’aurait pu dire leur nature, et ceniais, acharné à la poursuite de découvertes chimériques,accomplissait un exploit d’apparence tellement stupide, qu’onaurait pu se demander s’il n’y avait pas là quelque chose defatal.

N’ayant pas réussi dans ses investigations, ilrésolut de surveiller les agissements de son maître lorsquecelui-ci s’enfermait dans la chambre. Hermann y travaillait presquetoujours le soir, après son retour de la maison Spirocelli, et sonlabeur se prolongeait parfois fort avant dans la nuit. Biensouvent, Smaragd avait entendu le grincement du diamant sur lediamant, des bruits de bouteilles remuées, et la respirationessoufflée du lapidaire qui, se faisant très vieux, geignait à latâche, certaines nuits de fatigue. Il était même arrivé qu’il nequittât sa besogne qu’au matin, livide, avec les pommettes rougeset l’œil creux, mais alors il venait d’achever la taille de quelquejoyau favori, et c’est aux clartés de l’aurore que les rubis géantsavaient presque tous essayé leurs facettes neuves.

Smaragd s’en souvenait bien. Ces aubes-làétaient inoubliables. Comme il avait dû peiner, le pauvre maîtrechancelant, pour changer en flammes dans cette chambre de veilleles gemmes qu’il y avait apportées troubles telles que du verre oubien obscures comme des cailloux !…

Et le valet se plaisait à revoir par lesouvenir la forme première des pierres aujourd’hui parfaites desymétrie et parvenues au paroxysme de leur scintillement grâce àtoutes ces nuits blanches.

Il voulut alors évoquer l’apparence primitivedes rubis, et soudain, une idée essentielle se déploya dans sonesprit, si brusque, si énorme, qu’il crut sa tête trop étroite pourcontenir une pareille explosion : les rubis étaient sortisde la chambre sans y être jamais entrés. Puis, ayant tout desuite aperçu, comme de loin, cette conclusion sensationnelle, sapensée machinale se mit à gravir les derniers échelons deraisonnement qu’il lui restait à franchir pour arriver logiquementà cette étrange solution :

Smaragd avait ignoré l’existence de chacun desrubis jusqu’à ce que Hermann, après de longues détentionsjustifiées en partie par la délicatesse de leur taille, les eûtexhibés un par un et d’année en année, tels qu’ils reposaientactuellement sur le velours vert.

Mais pourquoi eût-il caché ces joyaux, contresa coutume, quand ils étaient encore bruts ou maltaillés ?

Se trouvaient-ils donc dissimulés dans lachambre ?

Quelqu’un les avait remis à Hermann par unefenêtre ?…

Le jugement rudimentaire et droit de Smaragdne pouvait admettre que de semblables explications, les plusnaturelles ; mais comme elles étaient incompatibles avec leshabitudes de son maître, et que nulle cause d’une dérogation à cesrègles immuables n’apparaissait plausible à Smaragd, il se refusaità tenir pour vraies les seules présomptions rationnelles, et,bouleversé par ce labeur cérébral inusité moins encore que par sonrésultat, il retournait en tous sens l’idée affolante et dutbientôt s’avouer que, le raisonnable se trouvant impossible, lavérité ne pouvait être que dans l’absurde.

Et Smaragd, voyant l’ombre s’épaissir à mesureque ses yeux devenaient plus perçants, employa toute sa vigilance àobserver les manœuvres d’Hermann cloîtré dans la sallemystérieuse.

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