Fantômes et Fantoches

IV

Quelques mois s’étaient écoulés depuis lavisite de Benvenuto Cellini, et Smaragd venait à peine de mettre àexécution ses projets de surveillance, lorsque Hermann, se retirantchaque soir parmi son triple attirail de chirurgien, de chimiste etde diamantaire, parut entreprendre fiévreusement un nouvelouvrage.

Voir l’ouvrier nocturne était impraticable,les fenêtres de son réduit se couvrant de volets opaques etdominant la rue de la hauteur d’un étage ; la porte en étaitclose avec soin, nul fil de clarté ne l’encadrait et le trou de laserrure, hermétiquement bouché, ne projetait pas sur la murailleopposée du couloir sa silhouette lumineuse.

Smaragd écoutait donc. L’oreille collée aubois de l’huis, retenant son haleine, sans bouger, de peur d’êtresurpris, il se mettait à l’affût dès l’entrée d’Hermann dans sageôle, et ne quittait sa position que s’il entendait le pas de sonmaître venir vers le seuil. Il grelottait, à cause de ses piedsnus, déchaussés pour une marche imperceptible, et réprimait àgrand-peine ses frissons qui faisaient trembler sourdement levantail.

Malgré toute son attention, tendue àl’extrême, il distinguait seulement des bruits incertains et rares,et parfois il lui était malaisé de les discerner dans lefourmillement du silence. Il eût voulu faire passer toutes lesforces de la vie à son oreille et donner à l’ouïe toute l’activitédes autres sens ; sa volonté impuissante s’exaspérait, et sondésir d’entendre devint si impérieux qu’il perçut dans le reposuniversel des bruits fantômes, de même que ses yeux eussent vu desformes spectres au sein des ténèbres désertes.

Dès lors, la réalité et l’hallucination seconfondirent, la lassitude croissante augmenta cette confusiond’heure en heure, de nuit en nuit, de semaine en semaine, etSmaragd – à bout de force après tant d’immobiles insomnies,découragé, sentant son ardeur tomber devant un remords tardifdepuis qu’Hermann, au sortir du laboratoire, avait failli découvrirsa faction somnolente – abandonna la partie et s’en fut derechefronfler du crépuscule naissant à la fin de l’aube.

Il se contenta d’observer la chambre en ymettant l’ordre quotidien, et les milles objets de toute sorte nelui apprirent rien de nouveau.

Cependant, le lapidaire persévérait dans sonœuvre et le valet repenti ne considérait plus cette entrepriseobscure que comme un fléau trop évident. C’était pitié de voir legéant pâlir et se courber chaque jour davantage, épuisé par satâche secrète.

Au milieu des murmures sans nombre qui avaienttraversé l’anxiété de ses guets, Smaragd croyait avoir démêlé delongs gémissements, plus douloureux que les plaintes brèvesarrachées d’ordinaire à son maître par la souffrance d’un effort.Mais c’était sans doute une exagération auditive due àl’énervement. Aussi bien, le régime épuisant d’Hermann, beaucoup delabeur et peu de sommeil, eût pâli et courbé l’athlète le plusflorissant.

Or, la durée de ce surmenage excédait lalongueur des périodes similaires dont Smaragd se souvenait, et ilse disposait à faire part de ses craintes à la fille de son maître,quand les veilles inquiétantes prirent fin brusquement. Mais cedénouement – bien qu’il fût semblable aux précédents et qu’il eûtété prévu par le valet – n’en offrit pas moins des particularitéstragiques et inattendues.

Un matin, Smaragd, passant près de la portecontre laquelle il s’était aplati tant de nuits, tel un haut-reliefanimé, entendit le frottement caractéristique du cristal qu’on usesur un autre. Hermann travaillait depuis le jour d’avant.D’habitude, il reposait à cette heure-là. Smaragd n’osa point luiparler et descendit.

Gênes s’éveillait aux premiers feux du jour.Quelques matelots ivres regagnaient leur bord. Une courtisaneparcimonieuse profita de la solitude matinale pour acheter aurabais des bijoux de rebut ; Smaragd lui vendit trois perlesqui avaient trépassé nonobstant les racines de frêne, et la femmes’en alla, masquée de sa mantille, car les rues se peuplaient et lesoleil nouveau messied aux courtisanes défardées.

Le marchand de pierres défuntes huma lafraîcheur rose qui baignait la Ville et se retourna pourrentrer…

Hermann était debout devant lui. Ses habitsnoirs se mêlaient à l’ombre de l’intérieur pour le regard ébloui deSmaragd, et celui-ci ne voyait qu’une tête effrayante de blancheur,semblant posée sur la collerette, et deux mains exsangues dontl’une tenait un rubis fabuleux de grosseur.

Hermann parla, et sa voix était si faiblequ’elle parut venir de la chambre lointaine et de la veille. Ildit :

– Le dixième rubis !… Ah !Ah ! Fermé le cercle ! Le dixième ! Entends-tu,Smaragd ? Voici l’anneau complet, maintenant ! Ledixième ! Le dernier ! Ah ! Ah ! Ah !Dix !… Dix ! De quoi parer dix bagues de Jéhovah !De fameux doigts, Smaragd ! De fameuses bagues ! Ledécalogue ! Le décalogue ! Il fera des météores quand ilremuera les mains ! Dix ! Dix ! Dix !…

Il s’animait de plus en plus, loquace pour lapremière fois, et faisait rayonner le rubis avec des minesd’enfant, péniblement comiques de la part de ce grand vieillard.Smaragd crut reconnaître que la pierre dardait des flammes un peujaunâtres, mais il avait d’autres sujets d’étonnement et ne pensaitguère qu’à secourir son maître en démence.

Hermann gesticulait violemment, et vociféraitde sa voix éloignée des paroles incohérentes ; puis, tout àcoup, poussant un hurlement d’une furie surprenante, il s’abattitlourdement sur les dalles que le rubis abandonné érafla dans unetraînée d’étincelles.

Ayant pris son maître évanoui sous lesaisselles, Smaragd le hissa par l’escalier jusqu’à la chambre àcoucher et réussit à étendre sur le lit ce corps de proportions peumaniables. Le lapidaire avait l’apparence d’un mort et les colonnesde la couche solennelle firent l’effet de quatre cierges au valetdésespéré ; il ouvrit les croisées, afin que la vie intense dela nature et de la cité réveillées pût verser au malade son flot debruits, de fraîcheur et de lumière ; puis il descendit ets’assura qu’il était impossible de pénétrer dans la boutique en sonabsence.

Quand il remonta, Hermann regardait dans leciel un point qui semblait au-delà de l’infini. Son œil embué étaitmanifestement trop délicat pour cet azur aveuglant, et sa faiblessedevait être comme écrasée sous l’agitation retentissante dudehors.

Smaragd ferma les fenêtres. Dans la pénombre,leurs vitraux allumèrent des taches de toutes les couleurs aux plisdes draperies, aux angles des meubles ; la rumeur s’assourdit,et, parmi le calme de la demeure, on entendit le rythme nonchalantdes horloges mesurer comme à regret le temps perdu.

– Maître, quelle pierre dois-je vousapporter qui puisse vous soulager ?

Hermann considéra son serviteur avec un bonsourire et fit de la tête un signe négatif. Il dit toutbas :

– Laisse-moi sommeiller, Smaragd ;cependant, va chez ma fille et dis-lui qu’elle ne me verra point dequelques jours, car j’ai besoin de me reposer et je désire êtreseul. Je ne veux pas, vois-tu, qu’elle s’inquiète d’un accidentsans importance… dont personne ne doit se douter, ajouta-t-il avecun regard entendu.

Sentant l’allusion à ses bavardages passés,Smaragd rougit, baisa la main de son maître avec une effusion égaleau serment le moins tacite, puis, ayant attendu que le malade fûtassoupi, se retira sur la pointe des pieds et sortit.

Il avait depuis longtemps repris sa place auchevet d’Hermann, lorsque celui-ci leva des paupières moins bleuessur des yeux plus vivants :

– Où est le rubis ? s’exclama-t-ilsoudain.

Smaragd l’avait oublié.

– Cherche-le. Ensuite, tu le mettras avecles autres, à l’endroit qui lui est réservé. Il me tarde de savoircomblé ce vide. Donne-moi le trousseau de clefs ; voilà cellesqui ouvrent le cabinet aux rubis, tu tourneras la grande six foisdans la serrure, et la petite : quatre.

Le vieillard distingua, au-dessous de lui,l’exclamation de Smaragd retrouvant la pierre et vit bientôtrevenir son messager.

– Eh bien, lui dit-il, c’est un beauspectacle que tu viens de contempler !

– Oui, maître, répondit Smaragd d’unevoix changée.

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui tepréoccupe ?

– C’est, repartit le valet, que vos rubism’avaient toujours paru des spinelles, c’est-à-dire d’unrouge parfait, et je me suis aperçu tout à l’heure qu’on doitplutôt les ranger dans la variété des balais, dont lateinte est seulement rose…

Hermann tressaillit :

– Mon enfant, il est urgent pour toi,après les émotions de cette journée, de reprendre tes esprits dansune sieste réparatrice. Tu as vu de travers. Rends-moi les clefs,soupe copieusement et mets-toi de bonne heure au lit, afin d’êtreplus tôt à demain ; car, en vérité, l’air d’aujourd’hui n’estpas bon à respirer.

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