La femme et le pantin

Chapitre 10Où Mateo se trouve assister à un spectacle inattendu.

Toute la nuit j’errai sur les remparts.L’intarissable vent de la mer douchait ma fièvre et ma lâcheté.Oui, je m’étais senti lâche devant cette femme. Je n’avais que desrougissements en songeant à elle et à moi ; je me disais enmoi-même les pires outrages qu’on puisse adresser à un homme. Et jedevinais que le lendemain je n’aurais pas cessé de les mériter.

Après ce qui s’était passé, je n’avais quetrois partis à prendre : la quitter, la forcer, ou latuer.

Je pris le quatrième, qui était de la subir.Chaque soir, je revenais à ma place, comme un enfant soumis, laregarder et l’attendre.

Elle s’était peu à peu adoucie. Je veux direqu’elle ne m’en voulait plus de tout le mal qu’elle m’avait fait.Derrière la scène, s’ouvrait une grande salle blanche oùattendaient, en somnolant, les mères et les sœurs desdanseuses ; Concha me permettait de me tenir là par une faveurparticulière que chacune de ces jeunes filles pouvait accorder àson amant de cœur. Jolie société, vous le voyez.

Les heures que j’ai passées là comptent parmiles plus lamentables. Vous me connaissez : vraiment je n’avaisjamais mené cette vie de bas cabaret et de coudes sur la table. Jeme faisais horreur.

La señora Perez était là, comme les autres.Elle semblait ne rien connaître de ce qui avait eu lieu calleTrajano. Mentait-elle aussi ? je ne m’en inquiétais même pas.J’écoutais ses confidences, je payais son eau-de-vie… Ne parlonsplus de cela, voulez-vous ?

Mes seuls instants de joie m’étaient donnéspar les quatre danses de Concha. Alors, je me tenais dans la porteouverte par où elle entrait en scène, et pendant les raresmouvements où elle tournait le dos au public, j’avais l’illusionpassagère qu’elle dansait de face pour moi seul.

Son triomphe était le flamenco.Quelle danse, monsieur ! quelle tragédie ! C’est toute lapassion en trois actes : désir, séduction, jouissance. Jamaisœuvre dramatique n’exprima l’amour féminin avec l’intensité, lagrâce et la furie des trois scènes l’une après l’autre. Concha yétait incomparable. Comprenez-vous bien le drame qui s’yjoue ? À qui ne l’a pas vu mille fois j’aurais encore àl’expliquer. On dit qu’il faut huit ans pour former uneflamenca, ce qui veut dire qu’avec la précoce maturité denos femmes, à l’âge où elles savent danser elles ne sont déjà plusbelles. Mais Concha était née flamenca ; elle n’avait pasl’expérience, elle avait la divination. Vous savez comment on ledanse à Séville. Nos meilleures bailerinas,vous lesconnaissez ; aucune n’est parfaite, car cette danse épuisante(douze minutes ! trouvez donc une danseuse d’opéra qui accepteune variation de douze minutes !) voit se succéder en elletrois rôles que rien ne relie : l’amoureuse, l’ingénue et latragédienne. Il faut avoir seize ans pour mimer la seconde partie,où maintenant Lola Sanchez réalise des merveilles de gestes sinueuxet d’attitudes légères. Il faut avoir trente ans pour jouer la findu drame où la Rubia, malgré ses rides, est encore, chaque soir,excellente.

Conchita est la seule femme que j’aie vueégale à elle-même pendant toute cette terrible tâche.

Je la vois toujours, avançant et reculant d’unpetit pas balancé, regarder de côté sous sa manche levée, pourbaisser lentement, avec un mouvement de torse et de hanches, sonbras au-dessus duquel émergeaient deux yeux noirs. Je la voisdélicate ou ardente, les yeux spirituels ou baignés de langueur,frappant du talon les planches de la scène, ou faisant crépiter sesdoigts à l’extrémité du geste, comme pour donner le cri de la vie àchacun de ses bras onduleux.

Je la vois : elle sortait de scène dansun état d’excitation et de lassitude qui la faisait encore plusbelle. Son visage empourpré était couvert de sueur, mais ses yeuxbrillants, ses lèvres tremblantes, sa jeune poitrine agitée, toutdonnait à son buste une expression d’exubérance et de jeunessevivace : elle était resplendissante.

Pendant un mois il en fut ainsi de nosrelations. Elle me tolérait dans l’arrière-boutique de son estradethéâtrale. Je n’avais pas même le droit de l’accompagner à saporte, et je ne gardais ma place auprès d’elle qu’à la condition dene lui faire aucun reproche, ni sur le passé, ni sur le présent.Quant à l’avenir, j’ignore ce qu’elle en pensait ; pour moi,je n’avais nulle idée d’une solution quelconque à cette aventurepitoyable.

Je savais vaguement qu’elle habitait avec samère – dans l’unique faubourg de la ville, près de la plaza deToros, – une grande maison blanche et verte qui abritait aussi lesfamilles de six autres bailerinas. Ce qui se passait dansune telle cité de femmes, je n’osais l’imaginer. Et pourtant, nosdanseuses mènent une vie bien réglée : de huit heures du soirà cinq heures du matin elles sont en scène ; elles rentrentexténuées à l’aube, elles dorment, souvent toutes seules, jusqu’aumilieu de l’après-midi. Il n’y a guère que la fin du jour dontelles pourraient abuser ; encore la crainte d’une grossesseruineuse retient-elle ces pauvres filles, qui d’ailleurs ne serésoudraient pas tous les soirs à augmenter par d’autres fatiguesles efforts d’une pénible nuit.

Toutefois je n’y songeais pas sans inquiétude.Deux des amies de Concha, deux sœurs, avaient un frère plus jeunequi vivait dans leur chambre ou dans celles des voisines etexcitait des jalousies dont je fus témoin plusieurs fois.

On l’appelait le Morenito[9]. J’ai toujours ignoré son vrainom. Concha l’appelait à notre table, le nourrissait à mes frais etme prenait des cigarettes qu’elle lui mettait entre les lèvres.

À tous mes mouvements d’impatience, ellerépondait par des haussements d’épaules, ou par des phrasesglaciales qui me faisaient souffrir davantage.

« Le Morenito est à tout le monde. Si jeprenais un amant, il serait à moi comme ma bague et tu le saurais,Mateo. »

Je me taisais. D’ailleurs, les bruits quicouraient sur la vie privée de Concha la représentaient commeinattaquable, et j’avais trop le désir de la croire telle pour nepas accepter, de confiance même, des rumeurs sans fondement. Aucunhomme ne l’approchait avec le regard si particulier de l’amant quiretrouve en public sa femme de la nuit précédente. J’eus desquerelles à ce propos, avec des prétendants que je gênais sansdoute, mais jamais avec personne qui se vantât de l’avoir connue.Plusieurs fois, j’essayai de faire parler ses amies. On merépondait toujours : « Elle est mozita. Et ellea bien raison. »

De rapprochement avec moi, il n’était même pasquestion. Elle ne me demandait rien. Elle ne m’accordait rien. Sijoyeuse autrefois, elle était devenue grave et ne parlait presqueplus. Que pensait-elle ? Qu’attendait-elle de moi ? C’eûtété peine perdue que de lire dans son regard. Je ne voyais pas plusclair dans cette petite âme que dans les yeux impénétrables d’unchat.

*

Une nuit, sur un signe de la directrice, ellequitta la scène avec trois autres danseuses, et monta au premierétage, pour faire une sieste, me dit-elle. Elle avait souvent deces absences d’une heure, dont je ne prenais pas ombrage, car toutementeuse et fausse qu’elle fût, je croyais ses moindresparoles.

« Quand nous avons bien dansé,m’expliquait-elle, on nous fait un peu dormir. Sans cela, nousaurions des rêves sur la scène. »

Elle était donc montée cette fois encore, etpour respirer un air plus pur, j’avais quitté la salle pendant unedemi-heure.

En rentrant, je rencontrai dans le couloir unedanseuse un peu simple d’esprit et, cette nuit-là, un peu grise,qu’on surnommait la Gallega.

« Tu reviens trop tôt, me dit-elle.

– Pourquoi ?

– Conchita est toujours là-haut.

– J’attendrai qu’elle s’éveille.Laisse-moi passer. »

Elle paraissait ne pas comprendre.

« Qu’elle s’éveille ?

– Eh bien, oui, qu’as-tu ?

– Mais elle ne dort pas.

– Elle m’a dit…

– Elle t’a dit qu’elle allaitdormir ? Ah ! bien ! »

Elle voulait se contenir. Mais quoi qu’elle eneût, et malgré ses lèvres pincées avec effort, le rire éclata danssa bouche.

J’étais devenu blême.

« Où est-elle ? dis-le-moiimmédiatement ! criai-je en lui prenant le bras.

– Ne me faites pas de mal, caballero.Elle montre son nombril à des Inglès[10]. Dieu sait que ça n’est pas mafaute. Si j’avais su je ne vous aurais rien dit. Je ne veux mebrouiller avec personne, je suis bonne fille, caballero. »

Le croiriez-vous ? Je restai impassible.Seulement un grand froid m’envahit, comme si une haleine de caves’était glissée entre mes vêtements et moi ; mais ma voixn’était pas tremblante.

« Gallega, lui dis-je, conduis-moilà-haut. »

Elle secoua la tête.

Je repris :

« On ne saura pas que tu m’as parlé. Faisvite… C’est ma novia, tu comprends… J’ai le droit demonter… Conduis-moi. »

Et je lui mis un napoléon dans la main. Uninstant après, j’étais seul, sur le balcon d’une cour intérieure,et par la porte-fenêtre je voyais, monsieur, une scène d’enfer.

Il y avait là une seconde salle de danse, pluspetite, très éclairée, avec une estrade et deux guitaristes. Aumilieu, Conchita nue et trois autres nudités quelconques de femmes,dansaient une jota forcenée devant deux Anglais assis aufond. J’ai dit nue, elle était plus que nue. Des bas noirs, longscomme des jambes de maillot, montaient tout en haut de ses cuisses,et elle portait aux pieds de petits souliers sonores qui claquaientsur le parquet. Je n’osai pas l’interrompre. J’avais peur de latuer.

Hélas ! mon Dieu ! jamais je ne l’aivue si belle ! Il ne s’agissait plus de ses yeux ni de sesdoigts : tout son corps était expressif comme un visage, plusqu’un visage, et sa tête enveloppée de cheveux se couchait surl’épaule comme une chose inutile. Il y avait des sourires dans lepli de sa hanche, des rougissements de joue au tournant de sesflancs ; sa poitrine semblait regarder en avant par deuxgrands yeux fixes et noirs. Jamais je ne l’ai vue si belle :les faux plis de la robe altèrent l’expression de la danseuse etfont dévier à contre-sens la ligne extérieure de sa grâce ;mais là, par une révélation, je voyais les gestes, les frissons,les mouvements des bras, des jambes, du corps souple et des reinsmusclés naître indéfiniment d’une source visible : le centremême de la dame, son petit ventre noir et brun.

… J’enfonçai la porte.

La regarder dix secondes et me jurer que je nel’assassinerais pas, c’était tout ce que ma volonté avait pu faire.Et maintenant rien ne me retiendrait plus.

Des cris perçants m’accueillirent. J’allaidroit à Concha et je lui dis d’une voix brève :

« Suis-moi. Ne crains rien. Je ne teferai pas de mal. Mais viens à l’instant, ou prendsgarde ! »

Ah ! non ! elle ne craignaitrien ! Elle s’était adossée au mur, et là, étendant les brasde chaque côté :

« Pas plus que le Christ ne partit de lacroix, moi je ne partirai d’ici ! cria-t-elle, et tune me toucheras pas parce que je te défends d’avancer plus loin quela chaise. Laissez-moi, madame. Descendez, vous les autres. Je n’aibesoin de personne, je me charge de lui ! »

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