La femme et le pantin

Chapitre 9Où Concha Perez subit sa troisième métamorphose.

C’était trop.

Désormais, je voyais clair dans cette petiteâme de rouée. J’avais été mystifié comme un collégien et j’enrestais confus encore plus qu’affligé.

Rayant de ma vie passée la perfide enfant, jefis effort pour l’oublier du jour au lendemain, par un coup devolonté, une de ces intentions paradoxales dont les femmesescomptent toujours le fatal avortement.

Je partis pour Madrid décidé à prendre pourmaîtresse, au hasard, la première jeune femme qui attirerait mesyeux.

C’est le stratagème classique, celui que toutle monde invente et qui ne réussit jamais.

Je cherchai de salon en salon, puis de théâtreen théâtre, et je finis par rencontrer une danseuse italienne,grande fille aux jambes musclées qui aurait été une fort jolie bêtedans les boxes d’un harem, mais qui ne suffisait sans doute pointaux qualités qu’on attend d’une amie unique et intime.

Elle fit de son mieux : elle étaitaffectueuse et facile. Elle m’apprit des vices de Naples dont jen’avais nulle habitude et qui lui plaisaient plus qu’à moi. Je visqu’elle s’ingéniait à me garder auprès d’elle, et que le souci deson existence matérielle n’était pas le seul motif de ce zèletendre et ardent. Hélas ! que n’ai-je pu l’aimer ! Jen’avais aucun reproche à lui faire. Elle n’était ni infidèle niimportune. Elle ne paraissait pas connaître mes défauts. Elle ne mebrouillait pas avec mes amis. Enfin, ses jalousies, toutesfréquentes qu’elles fussent, se laissaient deviner et nes’exprimaient point. C’était une femme inappréciable.

Mais je n’éprouvais rien pour elle.

Pendant deux mois je m’astreignis à vivre sousle même toit que Giulia, dans son air, dans sa chambre de la maisonque j’avais louée pour nous deux au bout de la rue Lope de Vega.Elle entrait, passait, marchait devant moi, je ne la suivais pasdes yeux. Ses jupons, ses maillots de danseuse, ses pantalons etses chemises traînaient sur tous les divans : je n’étais mêmepas atteint par leur influence. Pendant soixante nuits, je vis soncorps brun allongé près du mien dans une couche trop chaude, oùj’imaginais une autre présence dès que la lumière s’éteignait… Puisje me sauvai, désespérant de moi-même.

Je revins à Séville. Ma maison me parutmortuaire. Je partis pour Grenade, où je m’ennuyai ; pourCordoue, torride et déserte ; pour l’éclatante Jérez toutepleine de l’odeur de ses celliers à vin ; pour Cadiz, oasis demaisons dans la mer.

Le long de ce trajet, monsieur, j’étais guidéde ville en ville, non pas par la fantaisie, mais par unefascination irrésistible et lointaine dont je ne doute pas plus quede l’existence de Dieu. Quatre fois, dans la vaste Espagne, j’airencontré Concha Perez. Ce n’est pas une suite de hasards : jene crois pas à ces coups de dés qui régiraient les destinées. Ilfallait que cette femme me reprît sous sa main, et que je vissepasser sur ma vie tout ce que vous allez entendre.

Et en effet tout s’accomplit.

*

Ce fut à Cadiz.

J’entrai un soir dans le Baile delà-bas. Elle y était. Elle dansait, monsieur, devant trentepêcheurs, autant de matelots, et quelques étrangers stupides.

Dès que je la vis, je me mis à trembler. Jedevais être pâle comme la terre ; je n’avais plus ni souffle,ni force. Le premier banc, près de la porte, fut celui où jem’assis, et, les coudes sur la table, je la contemplais de loincomme une ressuscitée.

Elle dansait toujours, haletante, échauffée,la face pourpre et les seins fous, en secouant à chaque main descastagnettes assourdissantes. Je suis certain qu’elle m’avait vu,mais elle ne me regardait pas. Elle achevait son boléro dans unmouvement de passion furieuse, et les provocations de sa jambe etde son torse visaient quelqu’un au hasard dans la foule desspectateurs.

Brusquement, elle s’arrêta, au milieu d’unegrande clameur.

« ¡ Qué guapa !criaient les hommes. ¡ Olé ! Chiquilla !Olé ! Olé ! Otra vez ! »

Et les chapeaux volaient sur la scène ;toute la salle était debout. Elle saluait, encore essoufflée, avecun petit sourire de triomphe et de mépris.

Selon l’usage, elle descendit au milieu desbuveurs pour s’attabler en quelque endroit, pendant qu’une autredanseuse lui succédait devant la rampe. Et, sachant qu’il y avaitlà, dans un coin de la salle, un être qui l’adorait, qui se seraitmis sous ses pieds devant la terre entière et qui souffrait àcrier, elle alla de table en table et de bras en bras, sous sesyeux.

Tous la connaissaient par son nom. J’entendaisdes « Conchita ! » qui faisaient passer des frissonsdepuis mes orteils jusqu’à ma nuque. On lui donnait à boire ;on touchait ses bras nus ; elle mit dans ses cheveux une fleurrouge qu’un marin allemand lui donna ; elle tira la tresse decheveux d’un banderillero qui fit des pitreries ; elle feignitla volupté devant un jeune fat assis avec des femmes, et caressa lajoue d’un homme que j’aurais tué.

Des gestes qu’elle fit pendant cette manœuvreatroce qui dura cinquante minutes, pas un seul n’est sorti de mamémoire.

Ce sont des souvenirs comme ceux-là quipeuplent le passé d’une existence humaine.

Elle visita ma table après toutes les autresparce que j’étais au fond de la salle, mais elle y vint.Confuse ? ou jouant la surprise ? oh !nullement ! vous ne la connaissez pas. Elle s’assit en face demoi, frappa dans ses mains pour attirer le garçon etcria :

« Tonio ! une tasse decafé ! »

Puis, avec une tranquillité exquise, ellesupporta mon regard.

Je lui dis, d’une voix très basse :

« Tu n’as donc peur de rien,Concha ? Tu n’as pas peur de mourir ?

– Non ! et d’abord ce n’est pas vousqui me tuerez.

– Tu m’en défies ?

– Ici même, et où vous voudrez. Je vousconnais, don Mateo, comme si je vous avais porté neuf mois. Vous netoucherez jamais à un cheveu de ma tête, et vous avez raison, carje ne vous aime plus.

– Tu oses dire que tu m’asaimé ?

– Croyez ce qu’il vous plaira. Vous êtesseul coupable. »

C’était elle qui me faisait des reproches.J’aurais dû m’attendre à cette comédie.

« Deux fois, repris-je, deux fois tu m’asfait cela ! Ce que je te donnais du fond de mon cœur, tu l’asreçu comme une voleuse, et tu es partie, sans un mot, sans unelettre, sans même avoir chargé personne de me porter ton adieu.Qu’ai-je fait pour que tu me traites ainsi ? »

Et je répétais entre mes dents :

« Misérable !misérable ! »

Mais elle avait son excuse :

« Ce que vous avez fait ? Vousm’avez trompée. N’aviez-vous pas juré que j’étais en sûreté dansvos bras et que vous me laisseriez choisir la nuit et l’heure demon péché ? La dernière fois, ne vous souvenez-vousplus ? Vous croyiez que je ne sentais rien. J’étais éveillée,Mateo, et j’ai compris que si je passais encore une nuit à voscôtés, je ne m’endormirais pas sans me livrer à vous par surprise.Et c’est pour cela que je me suis enfuie. »

C’était insensé. Je haussai les épaules.

« Ainsi, voilà ce que tu me reproches,lui dis-je, quand je vois ici la vie que tu mènes et les hommes quipassent dans ton lit ? »

Elle se leva, furieuse.

« Cela n’est pas vrai ! Je vousdéfends de dire cela, don Mateo ! Je vous jure sur la tombe demon père que je suis vierge comme une enfant, – et aussi que jevous déteste, parce que vous en avez douté ! »

Je restai seul. Après quelques instants, jepartis, moi aussi.

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