La femme et le pantin

Chapitre 8Où le lecteur commence à comprendre qui est le pantin de cettehistoire.

Deux matins, deux jours et deux nuitsinterminables succédèrent. J’étais heureux, souffrant, inquiet. Jecrois bien que sur les sentiments contradictoires qui m’agitaienten même temps, la joie, une joie trouble et presque douloureuse,dominait.

Je puis dire que pendant ces quarante-huitheures, je me représentai cent fois « ce qui allaitarriver », la scène, les paroles et jusqu’aux silences. Malgrémoi, je jouais en pensée le rôle imminent qui m’attendait. Je mevoyais, et elle dans mes bras. Et de quart d’heure en quartd’heure, la scène identique repassait, avec tous ses longs détails,dans mon imagination épuisée.

L’heure vint. Je marchais dans la rue, n’osantm’arrêter sous ses fenêtres, de peur de la compromettre, etpourtant agacé en songeant qu’elle me regardait derrière les vitreset me laissait attendre dans une agitation étouffante.

« Mateo ! »

Elle m’appelait enfin.

J’avais quinze ans, monsieur, à cet instant dema vie. Derrière moi, vingt années d’amour s’évanouissaient commeun seul rêve. J’eus l’illusion absolue que pour la première foisj’allais coller mes lèvres aux lèvres d’une femme et sentir unjeune corps chaud plier et peser sur mon bras.

M’élevant d’un pied sur une borne et del’autre sur les barreaux recourbés, j’entrai chez elle comme unamoureux de théâtre, et je l’étreignis.

Elle était debout le long de moi-même, elles’abandonnait et se raidissait à la fois. Nos deux têtes jointespar la bouche se penchaient ensemble sur l’épaule en haletant desnarines et en fermant les yeux. Jamais je ne compris aussi bien,dans le vertige, l’égarement, l’inconscience où je me trouvais,tout ce qu’on exprime de véritable en parlant de « l’ivressedu baiser ». Je ne savais plus qui nous étions, ni rien de cequi avait eu lieu, ni ce qu’il adviendrait de nous. Le présentétait si intense que l’avenir et le passé disparaissaient en lui.Elle remuait ses lèvres avec les miennes, elle brûlait dans mesbras, et je sentais son petit ventre, à travers la jupe, me presserd’une caresse impudique et fervente.

« Je me sens mal, murmura-t-elle. Je t’ensupplie, attends… Je crois que je vais tomber… Viens dans le patioavec moi, je m’étendrai sur la natte fraîche… Attends… Je t’aime…mais je suis presque évanouie. »

Je me dirigeai vers une porte.

« Non, pas celle-là. C’est la chambre demaman. Viens par ici. Je te guiderai. »

Un carré de ciel noir étoilé, où s’effilaientdes nuées bleuâtres, dominait le patio blanc. Tout un étagebrillait, éclairé par la lune, et le reste de la cour reposait dansune ombre confidentielle.

Concha s’étendit à l’orientale sur une natte.Je m’assis auprès d’elle et elle prit ma main.

« Mon ami, me dit-elle,m’aimerez-vous ?

– Tu le demandes !

– Combien de tempsm’aimerez-vous ? »

Je redoute ces questions que posent toutes lesfemmes, et auxquelles on ne peut répondre que par les piresbanalités.

« Et quand je serai moins jolie,m’aimerez-vous encore ?… Et quand je serai vieille, tout àfait vieille, m’aimerez-vous encore ? Dis-le-moi, mon cœur.Quand même ce ne serait pas vrai, j’ai besoin que tu me le dises etque tu me donnes des forces. Tu vois, je t’ai promis pour ce soir,mais je ne sais pas du tout si j’en aurai le courage… Je ne saismême pas si tu le mérites. Ah ! Sainte Mère de Dieu ! sije me trompais sur toi, il me semble que toute ma vie en seraitperdue. Je ne suis pas de ces filles qui vont chez Juan et chezMiguel, et de là chez Antonio. Après toi je n’en aimerai plusd’autre et, si tu me quittes, je serai comme morte. »

Elle se mordit la lèvre avec une plainteoppressée, en fixant les yeux dans le vide, mais le mouvement de sabouche s’acheva en sourire.

« J’ai grandi, depuis six mois. Déjà jene peux plus agrafer mes corsages de l’été dernier. Ouvre celui-ci,tu verras comme je suis belle. »

Si je le lui avais demandé, elle ne l’eût sansdoute pas permis, car je commençais à douter que cette nuitd’entretien s’achevât jamais en nuit d’amour ; mais je ne latouchais plus : elle se rapprocha.

Hélas ! les seins que je mis à nu enouvrant ce corsage gonflé, étaient des fruits de Terre Promise.Qu’il en soit d’aussi beaux, c’est ce que je ne sais point.Eux-mêmes je ne les vis jamais comparables à leur forme de cesoir-là. Les seins sont des êtres vivants qui ont leur enfance etleur déclin. Je crois fermement que j’ai vu ceux-ci pendant leuréclair de perfection.

Elle, cependant, avait tiré du milieu d’eux unscapulaire de drap neuf et elle le baisait pieusement, ensurveillant mon émotion du coin de son œil à demi fermé.

« Alors je vous plais ? »

Je la repris dans mes bras.

« Non, tout à l’heure.

– Qu’y a-t-il encore ?

– Je ne suis pas disposée, voilàtout. »

Et elle referma son corsage.

Vraiment je souffrais. Maintenant je lasuppliais presque avec brusquerie en luttant contre ses mains quiredevenaient protectrices. Je l’aurais chérie et malmenée à lafois. Son obstination à me séduire et à me repousser, ce manège quidurait depuis un an déjà et redoublait à la suprême minute où j’enattendais le dénouement, arrivait à exaspérer ma tendresse la pluspatiente.

« Ma petite, lui dis-je, tu te joues demoi, mais prends garde que je ne me lasse.

– C’est ainsi ? Eh bien, je ne vousaimerai même pas aujourd’hui, don Mateo. À demain.

– Je ne reviendrai plus.

– Vous reviendrez demain. »

Furieux, je remis mon chapeau et sortis,déterminé à ne plus la revoir.

Je tins ma résolution jusqu’à l’heure où jem’endormis, mais mon réveil fut lamentable.

Et quelle journée, je m’en souviens !

Malgré mon serment intérieur, je pris la routede Séville. J’étais attiré vers elle par une invinciblepuissance ; je crus que ma volonté avait cessé d’être ;je ne pouvais plus décider de la direction de mes pas.

Pendant trois heures de fièvre et de lutteavec moi-même, j’errai dans la cale Amor de Dios, derrière la rueoù demeurait Concha, toujours sur le point de parcourir les vingtpas qui me séparaient d’elle… Enfin je l’emportai, je partispresque en courant dans la campagne et je ne frappai point à lafenêtre adorée, mais quel misérable triomphe !

Le lendemain, elle était chez moi.

« Puisque vous n’avez pas voulu venir,c’est moi qui viens à vous, me dit-elle. Direz-vous encore que jene vous aime point ? »

Monsieur, je me serais jeté à ses pieds.

« Vite, montrez-moi votre chambre,ajouta-t-elle. Je ne veux pas que vous m’accusiez de nonchalance,aujourd’hui. Croyez-vous que je ne sois pas impatiente, moiaussi ? Vous seriez bien surpris si vous saviez ce que jepense. »

Mais dès qu’elle fut entrée, elle sereprit :

« Non, au fait, pas celle-ci. Il y a eutrop de femmes dans ce vilain lit. Ce n’est pas la chambre qu’ilfaut à une mozita. Prenons-en une autre, une chambred’amis, qui ne soit à personne. Voulez-vous ? »

C’était encore une heure d’attente. Il fallaitouvrir les fenêtres, mettre des draps, balayer…

Enfin tout fut prêt, et nous montâmes.

Dire que j’étais cette fois assuré de réussir,je ne l’oserais ; mais enfin j’avais des espérances. Chez moi,seule, sans protection contre mon sentiment si connu d’elle, il mesemblait improbable qu’elle se fût risquée avant d’avoir fait enpensée le sacrifice qu’elle prétendait m’offrir…

Dès que nous fûmes seuls, elle défit samantille, qui était attachée avec quatorze épingles à ses cheveuxet à son corsage, puis, très simplement, elle se déshabilla.J’avoue qu’au lieu de l’aider, je retardais plutôt ce long travail,et que vingt fois je l’interrompis pour poser mes lèvres sur sesbras nus, ses épaules rondes, ses seins fermes, sa nuque brune. Jeregardais son corps apparaître de place en place, aux limites dulinge, et je me persuadais que cette jeune peau rebelle allaitenfin se livrer.

« Eh bien, ai-je tenu ma promesse ?dit-elle, en serrant sa chemise à la taille, comme pour mouler soncorps souple. Fermez les jalousies, il fait une lumière odieusedans cette chambre. »

J’obéis, et pendant ce temps elle se couchasilencieusement dans le lit profond. Je la voyais à travers lamoustiquaire, blanche comme une apparition de théâtre derrière unrideau de gaze…

Que vous dirai-je, monsieur ? Vous avezdeviné que cette fois encore je fus ridicule et joué. Je vous aidit que cette fille était la pire des femmes et que ses inventionscruelles dépassaient toutes les bornes ; mais jusqu’ici vousne la connaissez pas encore. C’est maintenant seulement qu’ensuivant mon récit vous allez, de scène en scène, savoir qui estConcha Perez.

Ainsi, elle était venue chez moi, pours’abandonner, disait-elle. Ses paroles d’amour et ses engagements,vous les avez entendus. Jusqu’au dernier moment, elle se tint enamoureuse vierge qui va connaître la joie, presque en jeune mariéequi se livre à un époux ; jeune mariée sans ignorance, je leveux bien, mais pourtant émue et grave.

Eh bien, en s’habillant chez elle, cettepetite misérable s’était accoutrée d’un caleçon, taillé dans unesorte de toile si raide et si forte, qu’une corne de taureau nel’aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi qu’aumilieu des cuisses par des lacets d’une résistance et d’unecomplication inattaquables. Et voilà ce que je découvris au milieude mon ardeur la plus éperdue, tandis que la scélérate m’expliquaitsans se troubler :

« Je serai folle jusqu’où Dieu voudra,mais pas jusqu’où le voudront les hommes ! »

Je doutai un instant si je l’étranglerais,puis – vraiment, je vous l’avoue, je n’en ai pas de honte – monvisage en larmes tomba dans mes mains.

Ce que je pleurais, monsieur, c’était majeunesse à moi, dont cette enfant venait de me prouverl’irréparable effondrement. Entre vingt-deux et trente-cinq ans, ilest des avanies que tous les hommes évitent. Je ne pouvais pascroire que Concha m’eût ainsi traité si j’avais eu dix ans demoins. Ce caleçon, cette barrière entre l’amour et moi, il mesemblait que dorénavant je le verrais à toutes les femmes, ou quedu moins elles voudraient l’avoir avant d’approcher de monétreinte.

« Pars, lui dis-je. J’aicompris. »

Mais elle s’alarma tout à coup, etm’enveloppant à son tour de ses deux petits bras vigoureux que jerepoussais avec peine, elle me dit en cherchant mabouche :

« Mon cœur, tu ne saurais donc aimer toutce que je te donne de moi-même ? Tu as mes seins, tu as meslèvres, mes jambes brûlantes, mes cheveux odorants, tout mon corpsdans tes embrassements et ma langue dans mon baiser. Ce n’est doncpas assez, tout cela ? Alors ce n’est pas moi que tu aimes,mais seulement ce que je te refuse ? Toutes les femmes peuventte le donner, pourquoi me le demandes-tu, à moi qui résiste ?Est-ce parce que tu me sais vierge ? Il y en a d’autres, mêmeà Séville. Je te le jure, Mateo, j’en connais. ¡ Almamia ! sangre mio ! aime-moi comme je veux êtreaimée, peu à peu, et prends patience. Tu sais que je suis à toi, etque je me garde pour toi seul. Que veux-tu de plus, moncœur ? »

Il fut convenu que nous nous verrions chezelle ou chez moi, et que tout serait fait selon sa volonté. Enéchange d’une promesse de ma part, elle consentit à ne plusremettre son affreuse cuirasse de toile ; mais ce fut tout ceque j’obtins d’elle ; et encore la première nuit où elle ne laporta point, il me sembla que ma torture en était encoreavivée.

Voici donc le degré de servitude où cetteenfant m’avait amené. (Je passe sur les perpétuelles demandesd’argent qui interrompaient sa conversation et auxquelles je cédaistoujours ; – même en laissant cela de côté, la nature de nosrelations est d’un intérêt particulier.) Je tenais donc chaque nuitdans mes bras le corps nu d’une fille de quinze ans, sans douteélevée chez les Sœurs, mais d’une condition et d’une qualité d’âmequi excluaient toute idée de vertu corporelle – et cette fille,d’ailleurs aussi ardente et aussi passionnée qu’on pouvait lesouhaiter, se comportait à mon égard comme si la nature elle-mêmel’avait empêchée à jamais d’assouvir ses convoitises.

D’excuse valable à une pareille comédie,aucune n’était donnée, aucune n’existait. Vous en devinerezvous-même la raison par la suite. Et moi, je supportais qu’on mebernât ainsi.

Car ne vous y trompez pas, jeune Français,lecteur de romans et acteur peut-être d’intrigues particulièresavec les demi-virginités de villes d’eaux, nos Andalouses n’ont nile goût, ni l’intuition de l’amour artificiel. Ce sont d’admirablesamantes, mais qui ont des sens trop aigus pour supporter sansfrénésie les trilles d’une chanterelle superflue. Entre Concha etmoi, il ne se passait rien, mais rien, comprenez ce que veut direrien. Et cela dura deux semaines entières.

Le quinzième jour, comme elle avait reçu demoi la veille une somme de mille douros pour payer les dettes de samère, je trouvai la maison vide.

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