La femme et le pantin

Chapitre 12Scène derrière une grille fermée.

Jamais elle n’avait pris ce ton, si ému et sisimple, pour m’adresser la parole. Je crus avoir enfin dégagé sonâme véritable du masque ironique et orgueilleux qui me l’avaitcelée trop longtemps et une vie nouvelle s’ouvrit à maconvalescence morale.

(Connaissez-vous, au musée de Madrid, unesingulière toile de Goya, la première à gauche en entrant dans lasalle du dernier étage ? Quatre femmes en jupe espagnole, surune pelouse de jardin, tendent un châle par les quatre bouts, et yfont sauter en riant un pantin grand comme un homme…)

Bref, nous revînmes à Séville.

Elle avait repris sa voix railleuse et sonsourire particulier ; mais je ne me sentais plus inquiet. Unproverbe espagnol nous dit : « La femme, comme la chatte,est à qui la soigne. » Je la soignais si bien, et j’étais siheureux qu’elle se laissât faire !

J’étais arrivé à me convaincre que son cheminvers moi n’avait jamais dévié ; qu’elle m’avait réellementabordé la première et séduit peu à peu ; que ses deux fuitesétaient justifiées, non par les misérables calculs dont j’avais eule soupçon, mais par ma faute, ma seule faute et l’oubli de mesengagements. Je l’excusais même de sa danse indécente, en songeantqu’elle avait alors désespéré de vivre jamais son rêve avec moi, etqu’une fille vierge, à Cadiz, ne peut guère gagner son pain sansprendre au moins les apparences d’une créature de plaisir.

Enfin, que vous dire ? je l’aimais.

Le jour même de notre retour, je choisis pourelle un palacio[11] dans lacalle Lucena, devant la paroisse San Isidorio. C’est un quartiersilencieux, presque désert en été, mais frais et plein d’ombre. Jela voyais heureuse dans cette rue mauve et jaune, non loin de lacalle del Candilejo, où votre Carmen reçut don José.

Il fallut meubler cette maison. Je voulaisfaire vite, mais elle avait mille caprices. Huit joursinterminables passèrent au milieu des tapissiers et desemménageurs. C’était pour moi comme une semaine de noces. Conchadevenait presque tendre, et si elle résistait encore, il semblaitque ce fût mollement, comme pour ne pas oublier les promessesqu’elle s’était faites. Je ne la brusquai point.

Lorsque je crus devoir lui constituer d’avancesa dot de maîtresse-épouse, je me souvins de sa réserve le jour oùelle m’avait demandé ce gage de constance future. Elle nem’imposait aucun chiffre. Je craignis de répondre mal à sadiscrétion et je lui remis cent mille douros qu’elle acceptad’ailleurs comme une simple piécette.

La fin de la semaine approchait. J’étaisexcédé d’impatience. Jamais fiancé ne souhaita plus ardemment lejour des noces. Désormais je ne redoutais plus les coquetteries destemps écoulés : elle était à moi, j’avais répondu à son purdésir de vie heureuse et sans reproche. L’amour qu’elle n’avait pume cacher pendant sa dernière nuit de danseuse allait s’exprimerlibrement pour de longues années tranquilles, et toute la joiem’attendait dans la blanche maison nuptiale de la calle Lucena.

Quelle devait être cette joie, c’est ce quevous allez entendre.

Par un caprice que j’avais trouvé charmant,elle avait voulu entrer la première dans sa nouvelle maison enfinprête pour nous deux, et m’y recevoir comme un hôte clandestin,toute seule, à l’heure de minuit.

J’arrive : la grille[12]était fermée aux barres.

Je sonne : après quelques minutes, Conchadescend, et me sourit. Elle portait une jupe toute rose, un petitchâle couleur de crème et deux grosses fleurs rouges aux cheveux. Àla vive clarté de la nuit, je voyais chacun de ses traits.

Elle approcha de la grille, toujours sourianteet sans hâte :

« Baisez mes mains », medit-elle.

La grille demeurait fermée.

« À présent, baisez le bas de ma jupe, etle bout de mon pied sous la mule. »

Sa voix était comme radieuse.

Elle reprit :

« C’est bien. Maintenant,allez-vous-en. »

Une sueur d’effroi coula sur mes tempes. Il mesemblait que je devinais tout ce qu’elle allait dire et faire.

« Conchita, ma fille… Tu ris… dis-moi quetu ris.

– Ah ! oui, je ris ! je vais tele dire, tiens ! s’il ne te faut que cela. Je ris ! jeris ! es-tu content ? Je ris de tout mon cœur, écoute,écoute comme je ris bien ! Ha ! ha ! je ris commepersonne n’a ri depuis que le rire est sur les bouches ! Je mepâme, j’étouffe, j’éclate de rire ! on ne m’a jamais vue sigaie ; je ris comme si j’étais grise. Regarde-moi bien, Mateo,regarde comme je suis contente ! »

Elle leva ses deux bras et fit claquer sesdoigts dans un geste de danse.

« Libre ! je suis libre detoi ! Libre pour toute ma vie ! maîtresse de mon corps etde mon sang ! oh ! n’essaye pas d’entrer, la grille esttrop solide ! Mais reste encore un peu, je ne serais pasheureuse si je ne t’avais pas dit tout ce que j’ai sur lecœur. »

Elle avança encore, et me parla de tout près,la tête entre les ongles, avec un accent de férocité.

« Mateo, j’ai l’horreur de toi.Je ne trouverai jamais assez de mots pour te dire combien je tehais. Tu serais couvert d’ulcères, d’ordure et de vermine que jen’aurais pas plus de répulsion quand ta peau approche de ma peau.Si Dieu le veut, c’est fini maintenant. Depuis quatorze mois, je mesauve d’où tu es, et toujours tu me reprends et toujours tes mainsme touchent, tes bras m’étreignent, ta bouche me cherche.¡ Qué asco ! La nuit, je crachais dans la ruelleaprès chacun de tes baisers. Tu ne sauras jamais ce que je sentaisdans ma chair, quand tu entrais dans mon lit ! Oh ! commeje t’ai bien détesté ! comme j’ai prié Dieu contre toi !J’ai communié sept fois depuis le dernier hiver pour que tu meuresle lendemain du jour où je t’aurais ruiné. Qu’il en soit comme Dieuvoudra ! je ne m’en soucie plus, je suis libre ! Va-t’en,Mateo. J’ai tout dit. »

Je restais immobile comme une pierre. Elle merépéta :

« Va-t’en ! Tu n’as pascompris ? »

Puis, comme je ne pouvais ni parler ni partir,la langue sèche et les jambes glacées, elle se rejeta versl’escalier, et une sorte de furie flamba dans ses yeux.

« Tu ne veux pas t’en aller !cria-t-elle. Tu ne veux pas t’en aller ? Eh bien ! tu vasvoir ! »

Et, dans un appel de triomphe, ellecria :

« Morenito ! »

Mes deux bras tremblaient si fort que jesecouais les barres de la grille où s’étaient crispés mespoings.

Il était là. Je le vis descendre.

Elle jeta son châle en arrière et lui ouvritses deux bras nus.

« Le voilà, mon amant ! Regardecomme il est joli ! Et comme il est jeune, Mateo !Regarde-moi bien : je l’adore !… Mon petit cœur,donne-moi ta bouche !… Encore une fois… Encore une fois… Pluslongtemps… Qu’elle est douce, ma vie !… Oh ! que je mesens amoureuse !… »

Elle lui disait encore beaucoup d’autreschoses…

Enfin… comme si elle jugeait que ma torturen’était pas au comble… elle… j’ose à peine vous le dire, monsieur…elle s’est unie à lui… là… sous mes yeux… à mes pieds… J’ai encoredans les oreilles, comme un bourdonnement d’agonie, les râles dejoie qui firent trembler sa bouche pendant que la mienne étouffait,– et aussi l’accent de sa voix, quand elle me jeta cette dernièrephrase en remontant avec son amant :

« La guitare est à moi, j’en joue à quime plaît ! »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer