La femme et le pantin

Chapitre 6Où Conchita se manifeste, se réserve et disparaît.

Elle avait dit ces mots avec un tel aplomb queje m’arrêtai, perdant contenance pour elle.

Qu’y avait-il dans cette petite tête d’enfantprovocante et rebelle ? Que signifiait cette attitude décidée,cet œil franc et peut-être honnête, cette bouche sensuelle qui sedisait intraitable comme pour tenter les hardiesses ?

Je ne sus que penser, mais je comprisparfaitement qu’elle me plaisait beaucoup, que j’étais enchanté del’avoir retrouvée et que sans doute j’allais rechercher toutes lesoccasions de la regarder vivre.

Nous étions arrivés à la porte de sa maison,où une marchande de fruits déballait ses corbeilles.

« Achetez-moi des mandarines, medit-elle. Je vous les offrirai là-haut. »

Nous montâmes. La maison était inquiétante.Une carte de femme sans profession était clouée à la premièreporte. Au-dessus, une fleuriste. À côté, un appartement clos d’oùs’échappait un bruit de rires. Je me demandais si cette petitefille ne me menait pas tout simplement au plus banal desrendez-vous. Mais, en somme, l’entourage ne prouvait rien ;les cigarières indigentes ne choisissent pas leur domicile et jen’aime pas à juger les gens d’après la plaque de leur rue.

Au dernier étage, elle s’arrêta sur le palierbordé d’une balustrade de bois et donna trois petits coups de poingdans une porte brune qui s’ouvrit avec effort.

« Maman, laisse entrer, dit l’enfant.C’est un ami. »

La mère, une femme flétrie et noire, qui avaitencore des souvenirs de beauté, me toisa sans grande confiance.Mais à la façon dont sa fille poussa la porte et m’invita sur sespas, il m’apparut qu’une seule personne était maîtresse dans cetaudis et que la reine mère avait abdiqué la régence.

« Regarde, maman : douzemandarines ; et regarde encore : un napoléon.

– Jésus ! dit la vieille en croisantles mains. Et comment as-tu gagné tout cela ? »

J’expliquai rapidement notre double rencontre,en wagon et à la Fabrique, et j’amenai la conversation sur leterrain des confidences.

Elles furent interminables.

La femme était ou se disait veuve d’uningénieur mort à Huelva. Revenue sans pension, sans ressources,elle avait mangé, en quatre ans d’une existence pourtant modeste,les économies du mari. Enfin, une histoire, réelle ou fausse, quej’avais entendue vingt fois et qui se terminait par un cri demisère :

« Que faire ? Moi, je n’ai pas demétier, je ne sais que m’occuper du ménage et prier la Sainte Mèrede Dieu. On m’a proposé une place de concierge, mais je suis tropfière pour être servante. Je passe mes journées à l’église. J’aimemieux baiser les dalles du chœur que de balayer celles de la porte,et j’attends que Notre-Seigneur me soutienne au dernier moment.Deux femmes seules sont si exposées ! Ah ! caballero, lestentations ne manquent pas à qui les écoute ! Nous serionsriches, ma fille et moi, si nous avions suivi les mauvaischemins ! Mais le péché n’a jamais passé la nuit ici. Notreâme est plus droite que le doigt de saint Jean et nous gardonsconfiance en Dieu qui connaît les siens entre mille. »

Conchita, pendant ce discours, avait achevé,devant une glace clouée au mur, un travail de pastelliste avec deuxdoigts et de la poudre sur tout son petit visage trop brun. Elle seretourna, éclairée par un sourire de satisfaction, et il me semblaque sa bouche en était transfigurée.

« Ah ! reprit la mère, quel soucipour moi, quand je la vois partir le matin pour la Fabrique !Quels mauvais exemples on lui donne ! quels vilains mots onlui apprend ! Ces filles n’ont pas de carmin dans les joues,caballero. On ne sait jamais d’où elles viennent quand ellesentrent là le matin, et si ma fille les écoutait, il y a longtempsque je ne la verrais plus.

– Pourquoi la faites-vous travaillerlà ?

– Ailleurs, ce serait la même chose. Voussavez bien ce que c’est, monsieur : quand deux ouvrières sontdouze heures ensemble, elles parlent de ce qu’il ne faut paspendant onze heures trois quarts et le reste du temps elles setaisent.

– Si elles ne font que parler, il n’y apas grand mal.

– Qui donne le menu, donne la faim.Allez ! ce qui perd les jeunes filles, ce sont les conseilsdes femmes plus que les yeux des hommes. Je ne me fie pas à la plussage. Telle qui a le rosaire en main porte le diable dans sa jupe.Ni jeune ni vieille, jamais d’amie : c’est ce que je voudraispour ma fille. Et là-bas, elle en a cinq mille.

– Eh bien, qu’elle n’y retourneplus », interrompis-je.

Je sortis de ma poche deux billets et je lesposai sur une table.

Exclamations. Mains jointes. Larmes. Je passesur ce que vous devinez. Mais quand les cris eurent cessé, la mèrem’avoua en secouant la tête qu’il faudrait bien néanmoins quel’enfant reprît son travail, car la somme était due, et au-delà, aulogeur, à l’épicier, au pharmacien, à la fripière. Bref, je doublaimon offrande et pris congé sur-le-champ, mettant une pudeur et uncalcul également naturels à me taire ce jour-là sur messentiments.

*

Le lendemain, je ne le nie pas, il était dixheures à peine quand je frappai à la porte.

« Maman est sortie, me dit Concha. Ellefait son marché. Entrez, mon ami. »

Elle me regarda, puis se mit à rire.

« Eh bien ! je me tiens sage devantmaman. Qu’en dites-vous ?

– En effet.

– Ne croyez pas au moins que ce soit paréducation. Je me suis élevée toute seule ; c’est heureux, carma pauvre mère en aurait été bien incapable. Je suis honnête etelle s’en vante ; mais je m’accouderais à la fenêtre enappelant les passants, que maman me contemplerait en disant :¡ Qué gracia ! Je fais exactement ce qu’il meplaît du matin au soir. Aussi j’ai du mérite à ne pas faire tout cequi me passe par la tête, car ce n’est pas elle qui me retiendraitmalgré les phrases qu’elle vous a dites.

– Alors, jeune personne, le jour où unnovio sera candidat, c’est à vous qu’il devra parler ?

– C’est à moi. Enconnaissez-vous ?

– Non. »

J’étais devant elle, dans un fauteuil de boisdont le bras gauche était cassé. Je me vois encore, le dos à lafenêtre, près d’un rayon de soleil qui zébrait le plancher…

Soudain elle s’assit sur mes genoux, mit sesdeux mains à mes épaules, et me dit :

« C’est vrai ! »

Je ne répondis plus.

Instinctivement, j’avais refermé mes bras surelle et d’une main j’attirais à moi sa chère tête devenue sérieuse,mais elle devança mon geste et posa vivement elle-même sa bouchebrûlante sur la mienne en me regardant profondément.

Primesautière, incompréhensible : telleje l’ai toujours connue. La brusquerie de sa tendresse m’affolacomme un breuvage. Je la serrai de plus près encore. Sa taillecédait à mon bras. Je sentais peser sur moi la chaleur et la formeronde de ses jambes à travers la jupe.

Elle se leva.

« Non, dit-elle. Non. Non.Allez-vous-en.

– Oui, mais avec toi. Viens.

– Que je vous suive ? et oùcela ? chez vous ? Mon ami, vous n’y comptezpas. »

Je la repris dans mes bras, mais elle sedégagea.

« Ne me touchez pas, ou j’appelle ;et alors nous ne nous reverrons plus.

– Concha, Conchita, ma petite, es-tufolle ? Comment, je viens chez toi en ami, je te parle comme àune étrangère ; tout à coup tu te jettes dans mes bras, etmaintenant c’est moi que tu accuses ?

– Je vous ai embrassé parce que je vousaime bien ; mais vous, vous ne m’embrasserez pas sansm’aimer.

– Et tu crois que je ne t’aime point,enfant ?

– Non, je vous plais, je vousamuse ; mais je ne suis pas la seule, n’est-ce pas,caballero ? Les cheveux noirs poussent sur bien des filles, etbien des yeux passent dans les rues. Il n’en manque pas, à laFabrique, d’aussi jolies que moi et qui se le laissent dire. Faitesce que vous voudrez avec elles, je vous donnerai des noms si vousen demandez. Mais moi, c’est moi, et il n’y a qu’une moi de SanRoque à Triana. Aussi je ne veux pas qu’on m’achète comme unepoupée au bazar, parce que, moi enlevée, on ne me retrouveraitplus. »

Des pas montaient l’escalier. Elle se retournavers la porte et ouvrit à sa mère.

« Monsieur est venu pour prendre de tesnouvelles, dit l’enfant. Il t’avait trouvé mauvaise mine et tecroyait malade. »

… Je sortis une heure après, très nerveux,très agacé, et doutant à part moi si je reviendrais jamais.

Hélas ! je revins ; non pas unefois, mais trente. J’étais amoureux comme un jeune homme. Vous avezconnu ces folies. Que dis-je ! vous les éprouvez à l’heuremême où je vous parle, et vous me comprenez. Chaque fois que jequittais sa chambre, je me disais : « Vingt-deux heures,ou vingt heures jusqu’à demain », et ces douze cents minutesne finissaient pas de couler.

Peu à peu, j’en vins à passer la journéeentière en famille. Je subvenais aux dépenses et même aux dettes,qui devaient être considérables, si j’en juge par ce qu’elles mecoûtèrent. Ceci était plutôt une recommandation et d’ailleurs aucunbruit ne courait dans le quartier. Je me persuadai facilement quej’étais le premier ami de ces pauvres femmes solitaires.

Sans doute, je n’avais pas eu grand-peine àdevenir leur familier ; mais un homme s’étonne-t-il jamais desfacilités qu’il obtient ? Un soupçon de plus aurait pu memettre en garde, auquel je ne m’arrêtai point : je veux direl’absence de mystères et de contrainte à mon égard. Il n’y avaitjamais d’instant où je ne pusse entrer dans leur chambre. Concha,toujours affectueuse, mais toujours réservée, ne faisait aucunedifficulté pour me rendre témoin même de sa toilette. Souvent, jela trouvais couchée le matin, car elle se levait tard depuisqu’elle était oisive. Sa mère sortait, et elle, ramenant ses jambesdans le lit, m’invitait à m’asseoir près de ses genoux réunis.

Nous causions. Elle était impénétrable.

J’ai vu à Tanger des Mauresques en costume,qui entre leurs deux voiles ne laissaient nus que leurs yeux, maispar là, je voyais jusqu’au fond de leur âme. Celle-ci ne cachaitrien, ni sa vie ni ses formes, et je sentais un mur entre elle etmoi.

Elle paraissait m’aimer. Peut-êtrem’aimait-elle. Aujourd’hui encore, je ne sais que penser. À toutesmes supplications, elle répondait par un « plus tard »que je ne pouvais pas briser. Je la menaçai de partir, elle medit : « allez-vous-en. » Je la menaçai de violence,elle me dit : « vous ne pourrez jamais. » Je lacomblai de cadeaux, elle les accepta, mais avec une reconnaissancetoujours consciente de ses bornes.

Pourtant, quand j’entrais chez elle, unelumière naissait dans ses yeux, qui n’était point artificieuse.

Elle dormait neuf heures la nuit, et troisheures au milieu du jour. Ceci excepté, elle ne faisait rien. Quandelle se levait, c’était pour s’étendre en peignoir sur une nattefraîche, avec deux coussins sous la tête et un troisième sous lesreins. Jamais je ne pus la décider à s’occuper de quoi que ce fût.Ni un travail d’aiguille, ni un jeu, ni un livre ne passèrent entreses mains depuis le jour où, par ma faute, elle avait quitté laFabrique. Même les soins du ménage ne l’intéressaient pas : samère faisait les chambres, les lits et la cuisine, et chaque matinpassait une demi-heure à coiffer la chevelure pesante de ma petiteamie encore mal éveillée.

Pendant toute une semaine, elle refusa dequitter son lit. Non pas qu’elle se crût souffrante, mais elleavait découvert que s’il était inutile de se promener sans raisondans les rues, il était encore plus vain de faire trois pas dans sachambre et de quitter les draps pour la natte, où le costume derigueur gênait sa nonchalance. Toutes nos Espagnoles sontainsi : à qui les voit en public, le feu de leurs yeux,l’éclat de leur voix, la prestesse de leurs mouvements paraissentnaître d’une source en perpétuelle éruption ; et pourtant, dèsqu’elles se trouvent seules, leur vie coule dans un repos qui estleur grande volupté. Elles se couchent sur une chaise longue dansune pièce aux stores baissés ; elles rêvent aux bijouxqu’elles pourraient avoir, aux palais qu’elles devraient habiter,aux amants inconnus dont elles voudraient sentir le poids chéri surleur poitrine. Et ainsi se passent les heures.

Par sa conception des devoirs journaliers,Concha était très espagnole. Mais je ne sais de quel pays luivenait sa conception de l’amour ; après douze semaines desoins assidus, je retrouvais, dans son sourire, à la fois les mêmespromesses et les mêmes résistances.

*

Un jour, enfin, hors d’état de souffrir pluslongtemps cette perpétuelle attente et cette préoccupation detoutes les minutes, qui troublaient ma vie au point de la rendreinutile et vide depuis trois mois vécus ainsi, je pris à part lavieille femme en l’absence de son enfant et je lui parlai à cœurouvert, de la façon la plus pressante.

Je lui dis que j’aimais sa fille, que j’avaisl’intention d’unir ma vie à la sienne, que, pour des raisonsfaciles à entendre, je ne pouvais accepter aucun lien avoué, maisque j’étais résolu à lui faire partager un amour exclusif etprofond dont elle ne pouvait prendre offense.

« J’ai des raisons de croire, dis-je enterminant, que Conchita m’aimerait, mais se défie de moi. Si ellene m’aime point, je n’entends pas la contraindre ; mais si monseul malheur est de la laisser dans le doute,persuadez-la. »

J’ajoutai qu’en retour, j’assurerais nonseulement sa vie présente, mais sa fortune personnelle à l’avenir.Et, pour ne laisser aucun doute sur la sincérité de mesengagements, je remis à la vieille une très forte liasse, en lachargeant d’user de son expérience maternelle pour assurer l’enfantqu’elle ne serait point trompée.

Plus ému que jamais, je rentrai chez moi.Cette nuit-là, je ne pus me coucher. Pendant des heures je marchaià travers le patio de ma maison, par une nuit admirable et déjàfraîche, mais qui ne suffisait pas à me calmer. Je formais desprojets sans fin, en vue d’une solution que je voulais prévoirbienheureuse. Au lever du soleil, je fis couper toutes les fleursde trois massifs et je les répandis dans l’allée, sur l’escalier,sur le perron pour faire à ses pas jusqu’à moi une avenue depourpre et de safran. Je l’imaginais partout, debout contre unarbre, assise sur un banc, couchée sur la pelouse, accoudéederrière les balustres ou levant les bras dans le soleil jusqu’àune branche chargée de fruits. L’âme du jardin et de la maisonavait pris la forme de son corps.

Et voici qu’après toute une nuit d’une attenteinsupportable et après une matinée qui semblait ne devoir plusfinir, je reçus vers onze heures, par la poste, une lettre dequelques lignes. Croyez-le sans peine, je la sais encore parcœur.

Elle disait ceci :

« Si vous m’aviez aimée, vousm’auriez attendue. Je voulais me donner à vous ; vous avezdemandé qu’on me vendît. Jamais plus vous ne me reverrez.

« CONCHITA. »

Deux minutes après, j’étais à cheval, et midin’avait pas sonné quand j’arrivai à Séville, presque étourdi dechaleur et d’angoisse.

Je montai rapidement, je frappai vingtfois.

Le silence.

Enfin une porte s’ouvrit derrière moi, sur lemême palier, et une voisine m’expliqua longuement que les deuxfemmes étaient parties le matin dans la direction de la gare, avecleurs paquets, et qu’on ne savait même pas quel train elles avaientpris.

« Elles étaient seules ?demandai-je.

– Toutes seules.

– Pas d’homme avec elles ? Vous êtessûre ?

– Jésus ! je n’ai jamais vu d’autrehomme que vous en leur compagnie.

– Elles n’on t rien laissé pourmoi ?

– Rien ; elles sont brouillées avecvous, si je les crois.

– Mais reviendront-elles ?

– Dieu le sait. Elles ne me l’ont pasdit.

– Il faudra bien qu’elles reviennent pourchercher leurs meubles.

– Non. La maison est meublée. Tout ce quileur appartenait, elles l’ont pris. Et maintenant, seigneur, ellessont loin. »

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