La femme et le pantin

Chapitre 14Où Concha change de vie, mais non de caractère.

Ceci ferait une fin de roman, et tout seraitbien qui finirait par une telle conclusion. Hélas ! que nepuis-je m’arrêter là ! Vous le saurez peut-être un jour :jamais un malheur ne s’efface au cours d’une existencehumaine ; jamais une plaie n’est guérie ; jamais la mainféminine qui sema l’angoisse et les larmes ne saura cultiver lajoie dans le même champ déchiré.

Huit jours après ce matin-là (je dis huitjours ; cela n’a pas été long), Concha rentra, un dimanchesoir, quelques minutes avant le dîner, en me disant :

« Devine qui j’ai vu ? Quelqu’un quej’aime bien… Cherche un peu… J’ai été contente. »

Je me taisais.

« J’ai vu le Morenito, reprit-elle. Ilpassait dans Las Sierpes, devant le magasin Gasquet. Nous sommesallés ensemble à la Cerveceria. Tu sais, je t’ai dit du mal delui ; mais je n’ai pas dit tout ce que je pense. Il est joli,mon petit ami de Cadiz. Voyons, tu l’as vu, tu le sais bien. Il ades yeux brillants avec de longs cils ; moi j’adore les longscils, cela fait le regard si profond ! Et puis, il n’a pas demoustaches, sa bouche est bien faite, ses dents blanches… Toutesles femmes se passent la langue sur les lèvres quand elles levoient si gentil.

– Tu plaisantes, Conchita… ce n’est paspossible… Tu n’as vu personne, dis-le-moi ?

– Ah ! tu ne me crois pas ?Comme il te plaira… Alors je ne te dirai jamais ce qui s’est passéensuite.

– Dis-le-moi immédiatement !m’écriai-je en lui saisissant le bras.

– Oh ! ne t’emporte pas ! jevais te le dire ! Pourquoi me cacherais-je ? C’est monplaisir, je le prends. Nous sommes allés ensemble en dehors de laville, por un caminito muy clarito, muy clarito, muyclarito, à la Cruz del Campo. Faut-il continuer ? Nousavons visité toute la maison pour choisir le cabinet où nousaurions le meilleur divan… »

Et comme je me dressais, elle acheva, derrièreses deux mains protectrices :

« Va, c’est bien naturel. Il a la peau sidouce, et il est tellement plus joli que toi ! »

Que voulez-vous ? je la frappai encore.Et brutalement, d’une main dure, de façon à me révolter moi-même.Elle cria, elle sanglota, elle se prosterna dans un coin, la têtesur les genoux, les mains tordues.

Et puis, dès qu’elle put parler, elle me dit,la voix pleine de larmes :

« Mon cœur, ce n’était pas vrai… Je suisallée aux toros… J’y ai passé la journée… mon billet est dans mapoche… prends-le… J’étais seule avec ton ami G… et sa femme. Ilsm’ont parlé, ils pourront te le dire… J’ai vu tuer les sixtaureaux, et je n’ai pas quitté ma place et je suis revenuedirectement.

– Mais alors, pourquoi m’as-tudit ?…

– Pour que tu me battes, Mateo. Quand jesens ta force, je t’aime, je t’aime ; tu ne peux pas savoircomme je suis heureuse de pleurer à cause de toi. Viens,maintenant. Guéris-moi bien vite. »

Et il en fut ainsi, monsieur, jusqu’à la fin.Quand elle se fut convaincue que ses fausses confessions nem’abusaient plus, et que j’avais toutes les raisons de croire à safidélité, elle inventa de nouveaux prétextes pour exciter en moides colères quotidiennes. Et le soir, dans la circonstance oùtoutes les femmes répètent : « Tu m’aimeraslongtemps », j’entendais, moi, ces phrases stupéfiantes (maisréelles : je n’invente rien) : « Mateo, tu mebattras encore ? Promets-le moi : tu me battrasbien ! Tu me tueras ! Dis-moi que tu metueras ! »

Ne croyez pas, cependant, que cette singulièreprédilection fût la base de son caractère. Non ; si elle avaitle besoin du châtiment, elle avait aussi la passion de la faute.Elle faisait mal, non pour le plaisir de pécher, mais pour la joiede faire mal à quelqu’un. Son rôle dans la vie se bornait là :semer la souffrance et la regarder croître.

Ce furent d’abord des jalousies dont vous nepouvez avoir idée. Sur mes amis et sur toutes les personnes quicomposaient mon entourage, elle répandit des bruits tels, et aubesoin se montra directement si insultante que je rompis avec touset restai seul. L’aspect d’une femme, quelle qu’elle fût, suffisaità la mettre en fureur. Elle renvoya toutes mes domestiques, depuisla fille de basse-cour jusqu’à la cuisinière, quoiqu’elle sûtparfaitement que je ne leur parlais même pas. Puis elle chassa dela même façon celles qu’elle avait choisies elle-même. Je fuscontraint de changer tous mes fournisseurs, parce que la femme ducoiffeur était blonde, parce que la fille du libraire était brune,et parce que la marchande de cigares me demandait de mes nouvellesquand j’entrais dans sa boutique. Je renonçai en peu de temps à memontrer au théâtre : en effet, si je regardais la salle,c’était pour me repaître de la beauté d’une femme, et si jeregardais la scène, c’était une preuve décisive que je devenaisamoureux d’une actrice. Pour les mêmes raisons, je cessai de mepromener avec elle en public : le moindre salut devenait à sesyeux une sorte de déclaration. Je ne pouvais ni feuilleter desgravures, ni lire un roman, ni regarder une Vierge, sous peined’être accusé de tendresse à l’égard du modèle, de l’héroïne ou dela Madone. Je cédais toujours, je l’aimais tant ! Mais aprèsquelles luttes fastidieuses !

En même temps que sa jalousie s’exerçait ainsicontre moi, elle tentait d’entretenir la mienne, par des moyensqui, de factices qu’ils étaient en premier lieu, devinrent plustard véritables.

Elle me trompa. Au soin qu’elle prenait dem’en avertir chaque fois, je reconnus qu’elle cherchait moins sapropre émotion que la mienne ; mais enfin, même moralement, cen’était guère une excuse valable, et en tout cas, lorsqu’ellerevenait de ces aventures particulières, je n’étais pas en état defaire leur apologie, vous le comprendrez sans peine.

Bientôt, il ne lui suffit plus de me rapporterles preuves de ses infidélités. Elle voulut renouveler la scène dela grille, et cette fois sans aucune feinte. Oui ! Ellemachina, contre elle-même, une surprise en flagrantdélit !

Ce fut un matin. Je m’éveillai tard : jene la vis pas à mon côté. Une lettre était sur la table et medisait en quelques lignes :

« Mateo qui ne m’aimes plus ! Jeme suis levée pendant ton sommeil et j’ai été retrouver mon amant,hôtel X…, chambre 6 ; tu peux me tuer là si tu veux, laserrure restera ouverte. Je prolongerai ma nuit d’amour jusqu’à lafin de la matinée. Viens donc ! j’aurai peut-être la chanceque tu me voies pendant une étreinte,

« Je t’adore.

« CONCHA. »

J’y allai. Quelle heure que celle-là, monDieu ! Un duel suivit. Ce fut un scandale public. On a pu vousen parler…

Et quand je pense que tout ceci était« pour m’attacher » ! Jusqu’où l’imagination desfemmes peut-elle les aveugler sur l’amour viril !

Ce que je vis dans cette chambre d’hôtelsurvécut désormais comme un voile entre Concha et moi. Au lieu defouetter mon désir comme elle l’avait espéré, ce souvenir se trouvarépandre sur tout son corps quelque chose d’odieux et d’ineffaçabledont elle resta imprégnée. Je la repris pourtant ; mais monamour pour elle était à jamais blessé. Nos querelles devinrent plusfréquentes, plus âpres, plus brutales aussi. Elle s’accrochait à mavie avec une sorte de fureur. C’était pur égoïsme et passionpersonnelle. Son âme foncièrement mauvaise ne soupçonnait même pasqu’on pût aimer autrement. À tout prix, par tous les moyens, elleme voulait enfermé dans la ceinture de ses bras. Je m’échappaienfin.

Cela se fit un jour, tout à coup, après unescène entre mille, simplement parce que c’était inévitable.

Une petite gitane, marchande de corbeilles,avait monté l’escalier du jardin pour m’offrir ses pauvres ouvragesde joncs tressés et de feuilles de roseaux. J’allais lui faire unecharité, quand je vis Concha s’élancer vers elle et lui dire aveccent injures qu’elle était déjà venue le mois précédent, qu’elleprétendait sans doute m’offrir bien autre chose que ses corbeilles,ajoutant qu’on voyait bien à ses yeux son véritable métier, que sielle marchait pieds nus c’était pour montrer ses jambes, et qu’ilfallait être sans pudeur pour aller ainsi de porte en porte avec unjupon déchiré à la chasse des amoureux. Tout cela, semé d’outragesque je ne vous répète pas, et dit de la voix la plus rogue. Puiselle lui arracha toute sa marchandise, la brisa, la piétina… Jevous laisse à deviner les sanglots et les tremblements de lamalheureuse petite. Naturellement je la dédommageai. D’oùbataille.

La scène de ce jour-là ne fut ni plus violenteni plus fastidieuse que les autres ; pourtant elle futdéfinitive… je ne sais pas encore pourquoi.

« Tu me quittes pour unebohémienne !

– Mais non. Je te quitte pour lapaix. »

Trois jours après, j’étais à Tanger. Elle merejoignit. Je partis en caravane dans l’intérieur, où elle nepouvait me suivre, et je restai plusieurs mois sans nouvellesd’Espagne.

Quand je revis Tanger, quatorze lettres d’ellem’attendaient à la poste. Je pris un paquebot qui me conduisit enItalie. Huit autres lettres me parvinrent encore. Puis ce fut lesilence.

Je ne rentrai à Séville qu’après un an devoyages. Elle était mariée depuis quinze jours à un jeune fou,d’ailleurs bien né, qu’elle a fait envoyer en Bolivie avec une hâtesignificative. Dans sa dernière lettre, elle me disait :« Je serai à toi seul, ou alors à qui voudra. » J’imaginequ’elle est en train de tenir sa seconde promesse.

J’ai tout dit, monsieur. Vous connaissezmaintenant Concepcion Perez.

Pour moi, j’ai eu la vie brisée pour l’avoirtrouvée sur ma route. Je n’attends plus rien d’elle, quel’oubli ; mais une expérience si durement acquise peut et doitse transmettre en cas de danger. Ne soyez pas surpris si j’ai tenuà cœur de vous parler ainsi. Le carnaval est mort hier ; lavie réelle recommence ; j’ai soulevé un instant pour vous lemasque d’une femme inconnue.

« Je vous remercie », dit gravementAndré, en lui serrant les deux mains.

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