La femme et le pantin

Chapitre 5Où la même personne reparaît dans un décor plus connu.

L’été suivant, je la retrouvai tout àcoup.

J’étais depuis longtemps revenu à Séville,assez tôt pour reprendre encore une liaison déjà ancienne et pourla rompre.

De ceci, je ne vous dirai rien. Vous n’êtespas ici pour entendre le récit de mes mémoires et j’ai d’ailleurspeu de goût à livrer des souvenirs intimes. Sans l’étrangecoïncidence qui nous réunit autour d’une femme, je ne vous auraispoint découvert ce fragment de mon passé. Que du moins cetteconfidence reste unique, même entre nous.

Au mois d’août, je me retrouvai seul dans mamaison qu’une présence féminine emplissait depuis des années. Lesecond couvert enlevé, les armoires sans robes, le lit vide, lesilence partout : si vous avez été amant, vous mecomprenez ; c’est horrible.

Pour échapper à l’angoisse de ce deuil pireque les deuils, je sortais du matin au soir, j’allais n’importe où,à cheval ou à pied, avec un fusil, une canne ou un livre ; ilm’arriva même de coucher à l’auberge pour ne pas rentrer chez moi.Une après-midi, par désœuvrement, j’entrai à la Fábrica[4].

C’était une accablante journée d’été. J’avaisdéjeuné à l’hôtel de Paris, et pour aller de Las Sierpes à la rueSan-Fernando, « à l’heure où il n’y a dans les rues que leschiens et les Français », j’avais cru mourir de soleil.

J’entrai, et j’entrai seul, ce qui est unefaveur, car vous savez que les visiteurs sont conduits par unesurveillante dans ce harem immense de quatre mille huit centsfemmes, si libres de tenue et de propos.

Ce jour-là, qui était torride, je vous l’aidit, elles ne mettaient aucune réserve à profiter de la tolérancequi leur permet de se déshabiller à leur guise dans l’insoutenableatmosphère où elles vivent de juin à septembre. C’est pure humanitéqu’un tel règlement, car la température de ces longues salles estsaharienne et il est charitable de donner aux pauvres filles lamême licence qu’aux chauffeurs des paquebots. Mais le résultat n’enest pas moins intéressant.

Les plus vêtues n’avaient que leur chemiseautour du corps (c’étaient les prudes) ; presque toutestravaillaient le torse nu, avec un simple jupon de toile desserréde la ceinture et parfois retroussé jusqu’au milieu des cuisses. Lespectacle était mélangé. C’était la femme à tous les âges, enfantet vieille, jeune ou moins jeune, obèse, grasse, maigre, oudécharnée. Quelques-unes étaient enceintes. D’autres allaitaientleur petit. D’autres n’étaient même pas nubiles. Il y avait de toutdans cette foule nue, excepté des vierges, probablement. Il y avaitmême de jolies filles.

Je passais entre les rangs compacts enregardant de droite et de gauche, tantôt sollicité d’aumônes ettantôt apostrophé par les plaisanteries les plus cyniques. Carl’entrée d’un homme seul dans ce harem monstre éveille bien desémotions. Je vous prie de croire qu’elles ne mâchent pas les motsquand elles ont mis leur chemise bas, et elles ajoutent à la parolequelques gestes d’une impudeur ou plutôt d’une simplicité qui estun peu déconcertante, même pour un homme de mon âge. Ces fillessont impudiques comme des femmes honnêtes.

Je ne répondais pas à toutes. Qui peut seflatter d’avoir le dernier mot avec une cigarrera ? Mais jeles regardais curieusement et leur nudité se conciliant mal avec lesentiment d’un travail pénible, je croyais voir toutes ces mainsactives se fabriquer à la hâte d’innombrables petits amants enfeuilles de tabac. Elles faisaient, d’ailleurs, ce qu’il faut pourm’en suggérer l’idée.

Le contraste est singulier, de la pauvreté deleur linge et du soin extrême qu’elles apportent à leurs têteschargées de cheveux. Elles sont coiffées au petit fer comme àl’heure d’entrer au bal et poudrées jusqu’au bout des seins, mêmepar-dessus les saintes médailles. Pas une qui n’ait dans sonchignon quarante épingles et une fleur rouge. Pas une qui n’ait aufond de son mouchoir la petite glace et la houppette blanche. Onles prendrait pour des actrices en costume de mendiantes.

Je les considérais une à une, et il me parutque même les plus tranquilles montraient quelque vanité à selaisser examiner. J’en vis de jeunes qui se mettaient à l’aise,comme par hasard, au moment où j’approchais d’elles. À celles quiavaient des enfants je donnais quelques perras ; à d’autresdes bouquets d’œillets dont j’avais empli mes poches, et qu’ellessuspendaient immédiatement sur leur poitrine à la chaînette de leurcroix. Il y avait, n’en doutez pas, de bien pauvres anatomies dansce troupeau hétéroclite, mais toutes étaient intéressantes, et jem’arrêtai plus d’une fois devant un admirable corps féminin, commevraiment il n’y en a pas ailleurs qu’en Espagne, un torse chaud,plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtupar la peau brillante d’une couleur uniforme et foncée, où sedétachent avec vigueur l’astrakan bouclé des sous-bras et lescouronnes noires des seins.

J’en vis quinze qui étaient belles. C’estbeaucoup, sur cinq mille femmes.

Presque assourdi, et un peu las, j’allaisquitter la troisième salle, quand au milieu des cris et des éclatsde paroles, j’entendis près de moi une petite voix futée qui medisait :

« Caballero, si vous me donnez uneperra chica[5],jevous chanterai une petite chanson. »

Je reconnus Concha avec une stupéfactionparfaite. Elle avait – je la vois encore – une longue chemise unpeu usée, mais qui tenait bien à ses épaules et ne la décolletaitqu’à peine. Elle me regardait en redressant avec la main un piquetde fleurs de grenadier dans le premier maillon de sa nattenoire.

« Comment es-tu venue ici ?

– Dieu le sait. Je ne me souviensplus.

– Mais ton couvent d’Avila ?

– Quand les filles y reviennent par laporte, elles en sortent par la fenêtre.

– Et c’est par là que tu essortie ?

– Caballero, je suis honnête, je ne suispas rentrée du tout de peur de faire un péché. Eh bien, donnez-moiun réal[6] et je vous chanterai une soledadpendant que la surveillante est au fond de la salle. »

Vous pensez si les voisines nous regardaientpendant ce dialogue. Moi, sans doute, j’en avais quelque embarras,mais Concha était imperturbable. Je poursuivis :

« Alors avec qui es-tu àSéville ?

– Avec maman. »

Je frémis. Un amant, pour une jeune fille, estencore une garantie ; mais une mère, quelleperdition !

« Maman et nous, nous nous occupons. Elleva à l’église ; moi je viens ici. C’est la différenced’âge.

– Tu viens tous les jours ?

– À peu près.

– Seulement ?

– Oui. Quand il ne pleut pas, quand jen’ai pas sommeil, quand cela m’ennuie d’aller me promener. On entreici comme on veut ; demandez-le à mes voisines ; mais ilfaut être là à midi, ou alors on n’est pas reçue.

– Pas plus tard ?

– Ne plaisantez pas. Midi,¡ Dios mio ! comme c’est matin déjà ! J’enconnais qui n’arrivent pas deux jours sur quatre à se lever d’assezbonne heure pour trouver la grille ouverte. Et vous savez, pour cequ’on gagne, on ferait mieux de rester chez soi.

– Combien gagne-t-on ?

– Soixante-quinze centimes pour millecigares ou mille paquets de cigarettes. Moi, comme je travaillebien, j’ai une petite piécette ; mais ce n’est pas encore lePérou… Donnez-moi aussi une piécette, caballero, et je vouschanterai une séguédille que vous ne connaissez pas. »

Je jetai dans sa boîte un napoléon et je laquittai en lui tirant l’oreille.

Monsieur, il y a dans la jeunesse des gensheureux un instant précis où la chance tourne, où la pente quimontait redescend, où la mauvaise saison commence. Ce fut là lemien. Cette pièce d’or jetée devant cette enfant, c’était le défatal de mon jeu. Je date de là ma vie actuelle, ma ruine morale,ma déchéance et tout ce que vous voyez d’altéré sur mon front. Voussaurez cela : l’histoire est bien simple, vraiment, presquebanale sauf un point ; mais elle m’a tué.

J’étais sorti et je marchais lentement dans larue sans ombre, quand j’entendis derrière moi un petit pas quicourait. Je me retournai : elle m’avait rejoint.

« Merci, monsieur », medit-elle.

Et je vis que sa voix avait changé. Je nem’étais pas rendu compte de l’effet que ma petite offrande avait dûproduire sur elle ; mais cette fois je m’aperçus qu’il étaitconsidérable. Un napoléon, c’est vingt-quatre piécettes, le prixd’un bouquet : pour une cigarrera, c’est le travail d’un mois.En outre, c’était une pièce d’or, et l’or ne se voit guère enEspagne qu’à la devanture du changeur…

J’avais évoqué, sans le vouloir, toutel’émotion de la richesse.

Bien entendu, elle s’était empressée delaisser là les paquets de cigarettes qu’elle bourrait depuis lematin. Elle avait repris son jupon, ses bas, son châle jaune, sonéventail, et, les joues poudrées à la hâte, elle m’avait bien viteretrouvé.

« Venez, continua-t-elle, vous êtes monami. Reconduisez-moi chez maman, puisque j’ai congé, grâce àvous.

– Où demeure-t-elle, ta mère ?

– Calle Manteros, tout près. Vous avezété gentil pour moi ; mais vous n’avez pas voulu de machanson, c’est mal. Aussi, pour vous punir, c’est vous qui allezm’en dire une.

– Cela non.

– Si, je vais vous lasouiller. »

Elle se pencha à mon oreille.

« Vous allez me récitercelle-là :

« ¿ Hay quien nos escuche ?– No.

– ¿ Quieres que te diga ? –Di.

– ¿ Tienes otro amante ? –No.

– ¿ Quieres que lo sea ? –Si.[7]

« Mais, vous savez, c’est une chanson, etles réponses ne sont pas de moi.

– Est-ce bien vrai ?

– Oh ! absolument.

– Et pourquoi ?

– Devinez.

– Parce que tu ne m’aimes pas.

– Si, je vous trouve charmant.

– Mais tu as un ami ?

– Non, je n’en ai pas.

– Alors, c’est par piété ?

– Je suis très pieuse, mais je n’ai pasfait de vœux, caballero.

– Ce n’est pas froideur, sansdoute ?

– Non, monsieur.

– Il y a bien des questions que je nepeux pas te poser, ma chère petite. Si tu as une raison,dis-la-moi.

– Ah ! je savais bien que vous nedevineriez pas ! Ce n’était pas possible à trouver.

– Mais qu’y a-t-il, enfin ?

– Je suis mozita[8]. »

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