La femme et le pantin

Chapitre 11Comment tout paraît s’expliquer.

On nous laissa. Les Anglais avaient disparules premiers.

Monsieur, jusqu’à cette heure-là, j’auraistraité de misérable un homme, n’importe lequel, dont on m’auraitdit qu’il eût frappé une femme. Et pourtant je ne sais par quelascendant sur moi-même je parvins à me contenir en face decelle-ci. Mes doigts s’ouvraient et se refermaient comme pourétrangler un cou. Une lutte épuisante se livrait en moi entre macolère et ma volonté.

Ah ! c’est bien le signe suprême de latoute-puissance féminine, que cette immunité dont nous lescuirassons. Une femme vous insulte à la face, elle vousoutrage : saluez. Elle vous frappe : protégez-vous, maisévitez qu’elle se blesse. Elle vous ruine : laissez-la faire.Elle vous trompe : n’en révélez rien, de peur de lacompromettre. Elle brise votre vie : tuez-vous s’il vousplaît ! – Mais que jamais, par votre faute, la plus fugitivesouffrance ne vienne endolorir la peau de ces êtres exquis etféroces pour qui la volupté du mal surpasse presque celle de lachair.

Les Orientaux ne les ménagent pas comme nous,eux qui sont les grands voluptueux. Ils leur ont coupé les griffesafin que leurs yeux fussent plus doux. Ils maîtrisent leurmalveillance pour mieux déchaîner leur sensualité. Je lesadmire.

Mais, pour moi, Concha demeuraitinvulnérable.

Je n’approchai point. Je lui parlais à troispas. Elle était toujours debout le long du mur, les mains croiséesderrière le dos, la poitrine bombée et les pieds réunis, toutedroite sur ses longs bas noirs, comme une fleur dans un vasefin.

« Eh bien ! commençai-je, qu’as-tu àme dire ? Voyons, invente ! défends-toi ! mensencore, tu mens si bien !

– Ah ! voilà qui est superbe !s’écria-t-elle. C’est moi qu’il accuse. Il entre ici comme unvoleur, par la fenêtre, en brisant tout, il me menace, il troublema danse, il fait partir mes amis…

– Tais-toi !

– … Il va peut-être me faire chasserd’ici, et c’est à moi, maintenant, de répondre ! c’est moi quiai fait le mal, n’est-ce pas ? Cette scène ridicule, c’est moiqui la cherche ! Tiens, laisse-moi, tu es tropbête ! »

Et comme, après sa danse mouvementée, desperles de sueur naissaient en mille endroits de sa peau brillante,elle prit dans un buffet une serviette-éponge, et se frictionna duventre à la tête comme si elle sortait du bain.

« Ainsi, repris-je, voilà ce que tufaisais dans la maison même où je te vois ! Et voilà tonmétier ! voilà la femme que j’aime !

– N’est-ce pas, tu n’en savais rien,innocent ?

– Moi ?

– Mais non. C’est bien cela. Tous lesEspagnols le répètent ; on le sait à Paris et à BuenosAires ; des enfants de douze ans à Madrid vous disent que lesfemmes dansent toutes nues dans le premier bal de Cadiz. Mais toi,tu veux me faire croire qu’on ne t’avait rien dit, toi qui n’es pasmarié, toi qui as quarante ans !

– J’avais oublié.

– Il avait oublié ! Il vient icidepuis deux mois, il me voit monter quatre fois par semaine à lapetite salle…

– Tais-toi, Concha, tu me fais malaffreusement.

– À ton tour, donc ! Je me vengerai,Mateo, de ce que tu m’as fait ce soir, car tu agis méchamment, parune jalousie stupide, et je me demande de quel droit ! Carenfin qui es-tu pour me traiter ainsi ? Es-tu mon père ?non ! Es-tu mon mari ? non ! Es-tu monamant ?

– Oui ! je suis ton amant ! jele suis !

– Vraiment ! tu te contentes depeu ! »

Elle éclata de rire.

J’avais pâli de nouveau.

« Concha, mon enfant, dis-moi, parle-moi,tu en as un autre. Si tu es à quelqu’un, je te jure que je tequitte. Tu n’as qu’un mot à dire.

– Je suis à moi, et je me garde. Je n’airien de plus précieux que moi, Mateo. Personne n’est assez richepour m’acheter à moi-même.

– Mais ces hommes, ces deux hommes quiétaient là tout à l’heure…

– Quoi encore ? Est-ce que je lesconnais ?

– C’est bien vrai ? Tu ne lesconnais pas ?

– Mais non, je ne les connais pas !Où veux-tu que je les aie vus ? Ce sont des Inglèsqui sont venus avec un guide d’hôtel. Ils partent demain pourTanger. Je ne me suis guère compromise, mon ami.

– Et ici ? ici même ?

– Voyons, regarde : est-ce unechambre ? cherche dans toute la maison : y a-t-il unlit ? Enfin tu les as vus, Mateo. Ils étaient habillés commedes mannequins, le chapeau sur la tête et le menton sur la canne.Tu es fou, je te le dis, tu es fou de faire un scandale pareilquand je n’ai pas un reproche à recevoir de toi. »

Elle se serait défendue plus mal encore, jecrois que je l’aurais justifiée. j’avais un tel besoin depardon ! je ne craignais que de la voir avouer.

Une dernière question me torturaitd’avance.

Je la posai tout tremblant :

« Et le Morenito ?… Concha, dis-moila vérité. Cette fois, je veux savoir. Jure-moi que tu ne mecacheras rien, que tu me diras tout s’il y a quelque chose. Je t’ensupplie, ma petite enfant !

– Le Morenito ?… Il était dans monlit ce matin. »

Je restai un moment sans conscience, puis mesbras se refermèrent sur elle, et je l’étreignis, ne sachantmoi-même si je voulais l’étouffer, ou la ravir à quelqu’und’imaginaire.

Elle le comprit, et tout en riant, elles’écria :

« Lâche-moi ! lâche-moi, Mateo. Tues dangereux pour une minute. Tu me prendrais de force dans unaccès de jalousie. Bien. Maintenant, reste où tu es ! je vaist’expliquer… Mon pauvre ami, il n’y a pas de quoi trembler comme tule fais, je t’assure.

– Tu crois ?

– Le Morenito habite avec ses deux sœurs,Mercedes et la Pipa. Elles sont pauvres ; pour elles et leurfrère, il n’y a qu’un lit, et qui n’est pas large. Aussi, depuisqu’il fait si chaud, elles aiment mieux dormir moins serrées, aprèsleurs huit heures de danse, et elles envoient le petit auxvoisines. Cette semaine, maman fait l’Adoration Perpétuelle à laparoisse ; elle n’est pas là quand je suis au lit ; alorsMercedes m’a demandé si j’avais une place pour son frère et je luiai répondu oui. Je ne vois pas ce qui peut t’inquiéter. »

Je la regardais sans répondre.

« Oh ! reprit-elle, si c’est encorecela, sois tranquille ! Je ne lui cède pas plus que ses sœurs,tu sais. Crois-m’en sur parole. C’est à peine s’il m’embrassequatre ou cinq fois avant de dormir et puis je lui tourne le dos,comme si nous étions mariés. »

Elle tira son bas sur sa cuisse droite etajouta sans se hâter :

« Comme si j’étais avec toi. »

L’inconscience, la hardiesse ou la rouerie decette femme, car je ne savais à quoi m’en tenir, achevaientd’égarer tous mes sentiments, hors celui de la souffrance morale.J’étais encore plus malheureux qu’irrésolu ; mais malheureux àpleurer.

Je la pris sur mes genoux, très doucement.Elle se laissa faire.

« Mon enfant, lui dis-je, écoute-moi. Jene peux plus vivre ainsi que je fais depuis un an à ton caprice. Ilfaut que tu me parles en toute franchise et peut-être pour ladernière fois. Je souffre abominablement. Si tu restes encore unjour dans ce bal et dans cette ville, tu ne me reverras plusjamais. Est-ce cela que tu veux, Conchita ? »

Elle répondit, et d’un ton si nouveau qu’il mesemblait entendre une autre femme :

« Don Mateo, vous ne m’avez jamaiscomprise. Vous avez cru que vous me poursuiviez et que je merefusais à vous, quand au contraire c’est moi qui vous aime et quivous veux pour toute ma vie. Souvenez-vous de la Fábrica. Est-cevous qui m’avez abordée ? Est-ce vous qui m’avezemmenée ? Non. C’est moi qui ai couru après vous dans la rue,qui vous ai entraîné chez ma mère, et retenu presque de force tantj’avais peur de vous perdre. Et le lendemain… vous rappelez-vousaussi ? Vous êtes entré. J’étais seule. Vous ne m’avez mêmepas embrassée. Je vous vois encore, dans le fauteuil, le dos tournéà la fenêtre… Je me suis jetée sur vous, j’ai pris votre tête avecmes mains, votre bouche avec ma bouche et, – je ne vous l’avaisjamais dit, – mais j’étais toute jeune alors, et c’est pendant cebaiser, Mateo, que j’ai senti fondre en moi le plaisir pour lapremière fois de ma vie… J’étais sur vos genoux, commemaintenant… »

Je la serrai dans mes bras, brisé d’émotion.Elle m’avait reconquis en deux mots. Elle jouait de moi comme ellevoulait.

« Je n’ai jamais aimé que vous,poursuivit-elle, depuis cette nuit de décembre où je vous ai vu enchemin de fer, comme je venais de quitter mon couvent d’Avila. Jevous aimais d’abord parce que vous êtes beau. Vous avez des yeux sibrillants et si tendres qu’il me semblait que toutes les femmesavaient dû en être amoureuses. Si vous saviez combien de nuits j’aipensé à ces yeux-là. Mais ensuite je vous ai aimé surtout parce quevous êtes bon. Je n’aurais pas voulu lier ma vie à celle d’un hommeégoïste et beau, car vous savez que je m’aime trop moi-même pouraccepter de n’être heureuse qu’à moitié. Je voulais tout le bonheuret j’ai vu bien vite que, si je vous le demandais, vous me ledonneriez.

– Mais alors, mon cœur, pourquoi ce longsilence ?

– Parce que je ne me contente pas de cequi suffit à d’autres femmes. Non seulement je veux tout lebonheur, mais je le veux pour toute ma vie. Je veux vous épouser,Mateo, pour vous aimer encore quand vous ne m’aimerez plus.Oh ! ne craignez rien : nous n’irons pas à l’église, nidevant l’alcade. Je suis bonne chrétienne, mais Dieu protège lesamours sincères, et j’irai en paradis avant bien des femmesmariées. Je ne vous demanderai pas de m’épouser publiquement parceque je sais que cela ne se peut pas… Vous n’appellerez jamais doñaConcepcion Perez de Diaz la femme qui a dansé nue dans l’horriblebouge où nous sommes, devant tous les Inglès qui ont passélà… »

Et elle éclata en larmes.

« Concepcion, mon enfant, disais-jebouleversé, calme-toi. Je t’aime. Je ferai ce que tu voudras.

– Non, cria-t-elle avec un sanglot. Non,je ne le veux pas ! C’est une chose impossible ! Je neveux pas que vous souilliez votre nom par le mien. Voyez,maintenant, c’est moi qui n’accepte plus votre générosité. Mateo,nous ne serons pas mariés pour le monde, mais vous me traiterezcomme votre femme et vous me jurerez de me garder toujours. Je nevous demande pas grand-chose : seulement une petite maison àmoi quelque part, près de vous. Et une dot. La dot que vousdonneriez à celle qui vous épouserait. En échange, moi je n’ai rienà vous donner, mon âme. Rien que mon amour éternel avec mavirginité que je vous ai gardée contre tous. »

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