La Joie de vivre

Chapitre 2

 

Dès la première semaine, la présence de Pauline apporta une joiedans la maison. Sa belle santé raisonnable, son tranquille sourirecalmaient l’aigreur sourde où vivaient les Chanteau. Le père avaittrouvé une garde-malade, la mère était heureuse que son fils restâtdavantage au logis. Seule, Véronique continuait à grogner. Ilsemblait que les cent cinquante mille francs, enfermés dans lesecrétaire, donnaient à la famille un air plus riche, bien qu’onn’y touchât pas. Un lien nouveau était créé, et il naissait uneespérance au milieu de leur ruine, sans qu’on sût au justelaquelle.

Le surlendemain, dans la nuit, l’accès de goutte que Chanteausentait venir, avait éclaté. Depuis une semaine, il éprouvait despicotements aux jointures, des frissons qui lui secouaient lesmembres, une horreur invincible de tout exercice. Le soir, ils’était couché plus tranquille pourtant, lorsque, à trois heures dumatin, la douleur se déclara dans l’orteil du pied gauche. Ellesauta ensuite au talon, finit par envahir la cheville. Jusqu’aujour, il se plaignit doucement, suant sous les couvertures, nevoulant déranger personne. Ses crises étaient l’effroi de lamaison, il attendait la dernière minute pour appeler, honteuxd’être repris et désespéré de l’accueil rageur qu’on allait faire àson mal. Cependant, comme Véronique passait devant sa porte, vershuit heures, il ne put retenir un cri, qu’un élancement plusprofond lui arracha.

– Bon ! nous y sommes, grogna la bonne. Le voilà quigueule.

Elle était entrée, elle le regardait rouler la tête en geignant,et elle ne trouva que cette consolation :

– Si vous croyez que Madame va être contente !

En effet, lorsque Madame prévenue vint à son tour, elle laissatomber les bras, dans un geste de découragement exaspéré.

– Encore ! dit-elle. J’arrive à peine et çacommence !

C’était, en elle, contre la goutte, une rancune de quinze ans.Elle l’exécrait comme l’ennemie, la gueuse qui avait gâté sonexistence, ruiné son fils, tué ses ambitions. Sans la goutte,est-ce qu’ils se seraient exilés au fond de ce village perdu ?et, malgré son bon cœur, elle restait frémissante et hostile devantles crises de son mari, elle se déclarait elle-même maladroite,incapable de le soigner.

– Mon Dieu ! que je souffre ! bégayait le pauvrehomme. L’accès sera plus fort que le dernier, je le sens… Ne restepas là, puisque ça te contrarie ; mais envoie tout de suitechercher le docteur Cazenove.

Dès lors, la maison fut en l’air. Lazare était parti pourArromanches, bien que la famille n’eût plus grand espoir dans lesmédecins. Depuis quinze ans, Chanteau avait essayé de toutes lesdrogues ; et, à chaque tentative nouvelle, le mal empirait.D’abord faibles et rares, les accès s’étaient multipliés bientôt,en augmentant de violence ; aujourd’hui, les deux pieds seprenaient, même un genou était menacé. Trois fois déjà, le maladeavait vu changer la mode de guérir, son triste corps finissait parêtre un champ d’expériences, où se battaient les remèdes desréclames. Après l’avoir saigné copieusement, on venait de le purgersans prudence, et maintenant on le bourrait de colchique et delithine. Aussi, dans l’épuisement du sang appauvri et des organesdébilités, sa goutte aiguë se transformait-elle peu à peu en gouttechronique. Les traitements locaux ne réussissaient guère mieux, lessangsues avaient laissé les articulations rigides, l’opiumprolongeait les crises, les vésicatoires amenaient des ulcérations.Wiesbaden et Carlsbad ne lui produisirent aucun effet, une saison àVichy manqua de le tuer.

– Mon Dieu ! que je souffre ! répétait Chanteau,c’est comme si des chiens me dévoraient le pied.

Et, pris d’une agitation anxieuse, espérant se soulager enchangeant de position, il tournait et retournait sa jambe. Maisl’accès augmentait toujours, chaque mouvement lui arrachait desplaintes. Bientôt il poussa un hurlement continu, dans le paroxysmede la douleur. Il avait des frissons et de la fièvre, une soifardente le brûlait.

Cependant, Pauline venait de se glisser dans la chambre. Deboutdevant le lit, elle regardait son oncle, d’un air sérieux, sanspleurer.

Madame Chanteau perdait la tête, énervée par les cris. Véroniqueavait voulu arranger la couverture, dont le malade ne pouvaitsupporter le poids ; mais, lorsqu’elle s’était avancée avecses mains d’homme, il avait crié davantage, lui défendant de letoucher. Elle le terrifiait, il l’accusait de le secouer comme unpaquet de linge sale.

– Alors, monsieur, ne m’appelez pas, dit-elle en s’enallant furieuse. Quand on rebute les gens, on se soigne toutseul.

Lentement, Pauline s’était approchée ; et, de ses doigtsd’enfant, avec une légèreté adroite, elle souleva la couverture. Iléprouva un court soulagement, il accepta ses services.

– Merci, petite… Tiens ! là, ce pli. Il pèse cinqcents livres… Oh ! pas si vite ! tu m’as fait peur.

Du reste, la douleur recommença plus intense. Comme sa femmetâchait de s’occuper dans la chambre, allait tirer les rideaux dela fenêtre, revenait poser une tasse sur la table de nuit, ils’irrita encore.

– Je t’en prie, ne marche plus, tu fais tout trembler… Àchacun de tes pas, il me semble qu’on me donne un coup demarteau.

Elle n’essaya même point de s’excuser et de le satisfaire. Celafinissait toujours ainsi. On le laissait souffrir seul.

– Viens, Pauline, dit-elle simplement. Tu vois que tononcle ne peut nous tolérer autour de lui.

Mais Pauline demeura. Elle marchait d’un mouvement si doux, queses petits pieds effleuraient à peine le parquet. Et, dès cemoment, elle s’installa près du malade, il ne supporta personneautre dans la chambre. Comme il le disait, il aurait voulu êtresoigné par un souffle. Elle avait l’intelligence du mal deviné etsoulagé, devançait ses désirs, ménageait le jour ou lui donnait destasses d’eau de gruau, que Véronique apportait jusqu’à la porte. Cequi apaisait surtout le pauvre homme, c’était de la voir sans cessedevant lui, sage et immobile au bord d’une chaise, avec de grandsyeux compatissants qui ne le quittaient pas. Il tâchait de sedistraire, en lui racontant ses souffrances.

– Vois-tu, en ce moment, c’est comme un couteau ébréché quime désarticule les os du pied ; et, en même temps, je jureraisqu’on me verse de l’eau tiède sur la peau.

Puis, la douleur changeait : on lui liait la cheville avecun fil de fer, on lui raidissait les muscles jusqu’à les rompre,ainsi que des cordes de violon. Pauline écoutait d’un air decomplaisance, paraissait tout comprendre, vivait sans trouble dansle hurlement de sa plainte, préoccupée uniquement de la guérison.Elle était même gaie, elle parvenait à le faire rire, entre deuxgémissements.

Lorsque le docteur Cazenove arriva enfin, il s’émerveilla etposa un gros baiser sur les cheveux de la petite garde-malade.C’était un homme de cinquante-quatre ans, sec et vigoureux, quiaprès avoir servi trente ans dans la marine, venait de se retirer àArromanches, où un oncle lui avait laissé une maison. Il étaitl’ami des Chanteau, depuis qu’il avait guéri madame Chanteau d’unefoulure inquiétante.

– Eh bien ! nous y voilà encore, dit-il. Je suisaccouru pour vous serrer la main. Mais vous savez que je n’en feraipas plus que cette enfant. Mon cher, quand on a hérité de la goutteet qu’on a dépassé la cinquantaine, on doit en prendre le deuil.Ajoutez que vous vous êtes achevé avec un tas de drogues… Vousconnaissez le seul remède : patience et flanelle !

Il affectait un grand scepticisme. Pendant trente ans, il avaitvu agoniser tant de misérables, sous tous les climats et danstoutes les pourritures, qu’il était au fond devenu trèsmodeste : il préférait le plus souvent laisser agir la vie.Pourtant, il examinait l’orteil gonflé, dont la peau luisante étaitd’un rouge sombre, passait au genou que l’inflammation envahissait,constatait au bord de l’oreille droite la présence d’une petiteperle, dure et blanche.

– Mais, docteur, geignait le malade, vous ne pouvez melaisser souffrir ainsi !

Cazenove était devenu sérieux. Cette perle de matière tophacéel’intéressait, et il retrouvait sa foi, devant ce symptômenouveau.

– Mon Dieu ! murmura-t-il, je veux bien essayer desalcalins et des sels… elle devient chronique, évidemment.

Puis, il s’emporta.

– Aussi, c’est votre faute, vous ne suivez pas le régimeque je vous ai indiqué… Jamais d’exercice, toujours échoué dansvotre fauteuil. Et du vin, je parie, de la viande, n’est-cepas ? Avouez que vous avez mangé quelque chosed’échauffant.

– Oh ! un petit peu de foie gras, confessa faiblementChanteau.

Le médecin leva les deux bras, pour prendre les éléments àtémoins. Cependant, il tira des flacons de sa grande redingote, semit à préparer une potion. Comme traitement local, il se contentad’envelopper le pied et le genou dans la ouate, qu’il maintintensuite avec de la toile cirée. Et, quand il partit, ce fut àPauline qu’il répéta ses recommandations : une cuillerée de lapotion toutes les deux heures, autant d’eau de gruau que le maladeen voudrait boire, et surtout une diète absolue.

– Si vous croyez qu’on pourra l’empêcher de manger !dit madame Chanteau en reconduisant le docteur.

– Non, non, ma tante, il sera sage, tu verras, se permitd’affirmer Pauline. Je le ferai bien obéir.

Cazenove la regardait, amusé par son air réfléchi. Il la baisade nouveau, sur les deux joues.

– Voilà une gamine qui est née pour les autres,déclara-t-il, avec le coup d’œil clair dont il portait sesdiagnostics.

Chanteau hurla pendant huit jours. Le pied droit s’était pris,au moment où l’accès semblait terminé ; et les douleursavaient reparu, avec un redoublement de violence. Toute la maisonfrémissait, Véronique s’enfermait au fond de sa cuisine pour ne pasentendre, madame Chanteau et Lazare eux-mêmes fuyaient parfoisdehors, dans leur angoisse nerveuse. Seule, Pauline ne quitta pasla chambre, où elle devait encore lutter contre les coups de têtedu malade, qui voulait à toute force manger une côtelette, criantqu’il avait faim, que le docteur Cazenove était un âne, puisqu’ilne savait seulement pas le guérir. La nuit surtout, le malredoublait d’intensité. Elle dormait à peine deux ou trois heures.Du reste, elle était gaillarde, jamais fillette n’avait poussé plussainement. Madame Chanteau, soulagée, avait fini par accepter cetteaide d’une enfant qui apaisait la maison. Enfin, la convalescencearriva, Pauline reprit sa liberté, et une étroite camaraderie senoua entre elle et Lazare.

D’abord, ce fut dans la grande chambre du jeune homme. Il avaitfait abattre une cloison, il occupait ainsi toute une moitié dusecond étage. Un petit lit de fer se perdait dans un coin, derrièreun antique paravent crevé. Contre un mur, sur des planches de boisblanc, étaient rangés un millier de volumes, des livres classiques,des ouvrages dépareillés, découverts au fond d’un grenier de Caenet apportés à Bonneville. Près de la fenêtre, une vieille armoirenormande, immense, débordait d’un fouillis d’objetsextraordinaires, des échantillons de minéralogie, des outils horsd’usage, des jouets d’enfant éventrés. Et il y avait encore lepiano, surmonté d’une paire de fleurets et d’un masque d’escrime,sans compter l’énorme table du milieu, une ancienne table àdessiner, très haute, encombrée de papiers, d’images, de pots àtabac, de pipes, et où il était difficile de trouver une placelarge comme la main pour écrire.

Pauline, lâchée dans ce désordre, fut ravie. Elle mit un mois àexplorer la pièce ; et c’était chaque jour des découvertesnouvelles, un Robinson avec des gravures trouvé dans labibliothèque, un polichinelle repêché sous l’armoire. Aussitôtlevée, elle sautait de sa chambre chez son cousin, s’installait,remontait l’après-midi, vivait là. Lazare, dès le premier jour,l’avait acceptée comme un garçon, un frère cadet, de neuf ans plusjeune que lui, mais si gai, si drôle, avec ses grands yeuxintelligents, qu’il ne se gênait plus, fumait sa pipe, lisaitrenversé sur une chaise, les pieds en l’air, écrivait de longueslettres, où il glissait des fleurs. Seulement, le camarade devenaitparfois d’une turbulence terrible. Brusquement, elle grimpait surla table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paraventcrevé. Un matin, comme il se tournait en ne l’entendant plus, ill’aperçut, le visage couvert du masque d’escrime, un fleuret à lamain, saluant le vide. Et, s’il lui criait d’abord de restertranquille, s’il la menaçait de la mettre dehors, cela se terminaitd’habitude par d’effrayantes parties à deux, des gambades de chèvreau milieu de la chambre bouleversée. Elle se jetait à son cou, illa faisait virer ainsi qu’une toupie, les jupes volantes, redevenugamin lui-même, riant tous deux d’un bon rire d’enfance.

Ensuite, le piano les occupa. L’instrument datait de 1810, unvieux piano d’Érard, sur lequel, autrefois, mademoiselle Eugénie dela Vignière avait donné quinze ans de leçons. Dans la boîted’acajou dévernie, les cordes soupiraient des sons lointains, d’unedouceur voilée. Lazare, qui ne pouvait obtenir de sa mère un pianoneuf, tapait sur celui-là de toutes ses forces, sans en tirer lessonorités romantiques dont bourdonnait son crâne ; et il avaitpris l’habitude de les renforcer lui-même avec la bouche, pourarriver à l’effet voulu. Sa passion le fit bientôt abuser de lacomplaisance de Pauline ; il tenait un auditeur, il déroulaitson répertoire, pendant des après-midi entières : c’était cequ’il y avait de plus compliqué en musique, surtout les pages niéesalors de Berlioz et de Wagner. Et il mugissait, et il finissait parjouer autant de la gorge que des doigts. Ces jours-là, l’enfants’ennuyait beaucoup, mais elle restait pourtant tranquille àécouter, de peur de chagriner son cousin.

Le crépuscule parfois les surprenait. Alors, Lazare, étourdi derythmes, disait ses grands rêves. Lui aussi, serait un musicien degénie, malgré sa mère, malgré tout le monde. Au lycée de Caen, ilavait eu un professeur de violon, qui, frappé de son intelligencemusicale, lui prédisait un avenir de gloire. Il s’était fait donneren cachette des leçons de composition, il travaillait seulmaintenant, et déjà il avait une idée vague, l’idée d’une symphoniesur le Paradis terrestre ; même un morceau était trouvé, Adamet Ève chassés par les Anges, une marche d’un caractère solennel etdouloureux, qu’il consentit à jouer un soir devant Pauline.L’enfant approuvait, trouvait ça très bien. Puis, elle discutait.Sans doute, il devait y avoir du plaisir à composer de la bellemusique ; mais peut-être se serait-il montré plus sage enobéissant à ses parents, qui voulaient faire de lui un préfet ou unjuge. La maison était désolée par cette querelle de la mère et dufils, celui-ci parlant d’aller à Paris se présenter auConservatoire, celle-là lui accordant jusqu’au mois d’octobre pourchoisir une carrière d’honnête homme. Et Pauline soutenait leprojet de sa tante, à qui elle avait annoncé, de son airtranquillement convaincu, qu’elle se chargeait de décider soncousin. On en riait, Lazare furieux refermait le piano avecviolence, en lui criant qu’elle était « une salebourgeoise ».

Ils se fâchèrent trois jours, puis ils se raccommodèrent. Pourla conquérir à la musique, il s’était mis en tête de lui apprendrele piano. Il lui posait les doigts sur les touches, la tenait desheures à monter et à descendre des gammes. Mais, décidément, ellele révoltait par son manque de feu. Elle ne cherchait qu’à rire,elle trouvait drôle de promener le long du clavier la Minouche,dont les pattes exécutaient des symphonies barbares ; et ellejurait que la chatte jouait la fameuse sortie du Paradis terrestre,ce qui égayait l’auteur lui-même. Alors, les grandes partiesrecommençaient, elle lui sautait au cou, il la faisait virer ;tandis que la Minouche, entrant dans la danse, bondissait de latable sur l’armoire. Quant à Mathieu, il n’était pas admis, ilavait la joie trop brutale.

– Fiche-moi la paix, sale petite bourgeoise ! répétaun jour Lazare exaspéré. Maman t’apprendra le piano, si elleveut.

– Ça ne sert à rien, ta musique, déclara carrément Pauline.À ta place, je me ferais médecin.

Outré, il la regardait. Médecin, maintenant ! oùprenait-elle cela ? Il s’exaltait, il se jetait dans sapassion, avec une impétuosité qui semblait devoir toutemporter.

– Écoute, cria-t-il, si l’on m’empêche d’être musicien, jeme tue !

L’été avait achevé la convalescence de Chanteau, et Pauline putsuivre Lazare au-dehors. La grande chambre fut désertée, leurcamaraderie galopa en courses folles. Pendant quelques jours, ilsse contentèrent de la terrasse où végétaient des touffes detamaris, brûlées par les vents du large ; puis, ils envahirentla cour, cassèrent la chaîne de la citerne, effarouchèrent ladouzaine de poules maigres qui vivaient de sauterelles, secachèrent dans l’écurie et la remise vides, dont on laissait tomberles plâtres ; puis, ils gagnèrent le potager, un terrain sec,que Véronique bêchait comme un paysan, quatre planches semées delégumes noueux, plantées de poiriers aux moignons d’infirme, touspliés dans une même fuite par les bourrasques du nord-ouest ;et ce fut de là, en poussant une petite porte, qu’ils se trouvèrentsur les falaises, sous le ciel libre, en face de la pleine mer.Pauline avait gardé la curiosité passionnée de cette eau immense,si pure et si douce maintenant, au clair soleil de juillet. C’étaittoujours la mer qu’elle regardait de chaque pièce de la maison.Mais elle ne l’avait pas encore approchée, et une nouvelle viecommença, quand elle se trouva lâchée avec Lazare dans la solitudevivante des plages.

Quelles bonnes escapades ! Madame Chanteau grondait,voulait les retenir au logis, malgré sa confiance dans la raison dela petite. Aussi ne traversaient-ils jamais la cour, où Véroniqueles aurait vus ; ils filaient par le potager, disparaissaientjusqu’au soir. Bientôt, les promenades autour de l’église, lescoins du cimetière abrités par des ifs, les quatre salades du curé,les ennuyèrent ; et ils épuisèrent également en huit jourstout Bonneville, les trente maisons collées contre le roc, le bancde galets où les pêcheurs échouaient leurs barques. Ce qui étaitplus amusant, c’était, à mer basse, de s’en aller très loin, sousles falaises : on marchait sur des sables fins, où fuyaientdes crabes, on sautait de roche en roche, parmi les algues, pouréviter les ruisseaux d’eau limpide, pleins d’un frétillement decrevettes ; sans parler de la pêche, des moules mangées sanspain, toutes crues, des bêtes étranges, emportées dans le coin d’unmouchoir, des trouvailles brusques, une limande égarée, un petithomard entendu au fond d’un trou. La mer remontait, ils selaissaient parfois surprendre, jouaient au naufrage, réfugiés surquelque récif, en attendant que l’eau voulût bien se retirer. Ilsétaient ravis, ils rentraient mouillés jusqu’aux épaules, lescheveux envolés dans le vent, si habitués au grand air salé, qu’ilsse plaignaient d’étouffer le soir, sous la lampe.

Mais leur joie fut de se baigner. La plage était trop rocheusepour attirer les familles de Caen et de Bayeux. Tandis que, chaqueannée, les falaises d’Arromanches se couvraient de chaletsnouveaux, pas un baigneur ne se montrait à Bonneville. Eux avaientdécouvert, à un kilomètre du village, du côté de Port-en-Bessin, uncoin adorable, une petite baie enfoncée entre deux rampes deroches, et toute d’un sable fin et doré. Ils la nommèrent la baiedu Trésor, à cause de son flot solitaire qui semblait rouler despièces de vingt francs. Là, ils étaient chez eux, ils sedéshabillaient sans honte. Lui, continuant de causer, se tournait àdemi, boutonnait son costume. Elle, un instant, tenait à sa bouchela coulisse de sa chemise, puis apparaissait serrée aux hanches,ainsi qu’un garçon, par une ceinture de laine. En huit jours, illui apprit à nager : elle y mordait davantage qu’au piano,elle avait une bravoure qui lui faisait souvent boire de grandscoups d’eau de mer. Toute leur jeunesse riait dans cette fraîcheurâpre, quand une lame plus forte les culbutait l’un contre l’autre.Ils sortaient luisants de sel, ils séchaient au vent leurs brasnus, sans cesser leurs jeux hardis de galopins. C’était encore plusamusant que la pêche.

Les journées passaient, on était arrivé au commencement d’août,et Lazare ne prenait aucune décision. Pauline devait, en octobre,entrer dans un pensionnat de Bayeux. Lorsque la mer les avaitengourdis d’une lassitude heureuse, ils s’allongeaient sur lesable, ils causaient de leurs affaires, très raisonnablement. Ellefinissait par l’intéresser à la médecine, en lui expliquant que, sielle était un homme, ce qu’elle trouverait de plus passionnant, ceserait de guérir le monde. Justement, depuis une semaine, leParadis terrestre allait mal, il doutait de son génie. Certes, il yavait eu des gloires médicales, les grands noms lui revenaient,Hippocrate, Ambroise Paré, et tant d’autres. Mais, une après-midi,il poussa des cris de joie, il tenait son chef-d’œuvre :c’était bête, le Paradis, il cassait tout ça, il écrivait lasymphonie de la Douleur, une page où il notait, en harmoniessublimes, la plainte désespérée de l’Humanité sanglotant sous leciel ; et il utilisait sa marche d’Adam et d’Ève, il enfaisait carrément la marche de la Mort. Pendant huit jours, sonenthousiasme augmenta d’heure en heure, il résumait l’univers dansson plan. Une autre semaine s’écoula, son amie resta très étonnée,un soir, de l’entendre dire qu’il irait tout de même étudiervolontiers la médecine à Paris. Il avait songé que cela lerapprochait du Conservatoire : être là-bas d’abord, ensuite ilverrait. Ce fut une grande joie pour madame Chanteau. Elle auraitpréféré son fils dans l’administration ou dans lamagistrature ; mais les médecins étaient au moins des genshonorables, et qui gagnaient beaucoup d’argent.

– Tu es donc une petite fée ? dit-elle en embrassantPauline. Ah ! ma chérie, tu nous récompenses bien de t’avoirprise avec nous !

Tout fut réglé. Lazare partirait le 1er octobre.Alors, en septembre, les escapades recommencèrent avec plusd’entrain, les deux camarades voulaient finir dignement leur bellevie de liberté. Ils s’oubliaient jusqu’à la nuit, sur le sable dela baie du Trésor.

Un soir, allongés côte à côte, ils regardaient les étoilespointer comme des perles de feu, dans le ciel pâlissant. Elle,sérieuse, avait la tranquille admiration d’une enfant bienportante. Lui, fiévreux depuis qu’il se préparait à partir, battaitnerveusement des paupières, au milieu des soubresauts de savolonté, qui l’emportait sans cesse en nouveaux projets.

– C’est beau, les étoiles, dit-elle gravement, après unlong silence.

Il laissa le silence retomber. Sa gaieté ne sonnait plus siclaire, un malaise intérieur troublait ses yeux ouverts trèsgrands. Au ciel, le fourmillement des astres croissait de minute enminute, ainsi que des pelletées de braise jetées au travers del’infini.

– Tu n’as pas appris ça, toi, murmura-t-il enfin. Chaqueétoile est un soleil, autour duquel roulent des machines comme laterre ; et il y en a des milliards, d’autres encore derrièrecelles-ci, toujours d’autres…

Il se tut, il reprit d’une voix qu’un grand frissonétranglait :

– Moi, je n’aime pas les regarder… Ça me fait peur.

La mer, qui montait, avait une lamentation lointaine, pareille àun désespoir de foule pleurant sa misère. Sur l’immense horizon,noir maintenant, flambait la poussière volante des mondes. Et, danscette plainte de la terre écrasée sous le nombre sans fin desétoiles, l’enfant crut entendre près d’elle un bruit desanglots.

– Qu’as-tu donc ? es-tu malade ?

Il ne répondait pas, il sanglotait, la face couverte de sesmains crispées violemment, comme pour ne plus voir. Quand il putparler, il bégaya :

– Oh ! mourir, mourir !

Pauline conserva de cette scène un souvenir étonné. Lazares’était mis debout péniblement, ils rentrèrent à Bonneville dansl’ombre, les pieds gagné par les vagues ; et ni l’un nil’autre ne trouvaient plus rien à se dire. Elle le regardaitmarcher devant elle, il lui semblait diminué de taille, courbé sousle vent qui soufflait de l’ouest.

Ce soir-là, une nouvelle venue les attendait dans la salle àmanger, en causant avec Chanteau. Depuis huit jours, on comptaitsur Louise, une fillette de onze ans et demi qui passait, chaqueannée, une quinzaine à Bonneville. Mais, deux fois, on était alléinutilement à Arromanches ; et elle tombait tout d’un coup, lesoir où l’on ne songeait point à elle. La mère de Louise étaitmorte dans les bras de madame Chanteau, en lui recommandant safille. Le père, M. Thibaudier, un banquier de Caen, s’étaitremarié six mois plus tard, et avait trois enfants déjà. Pris parsa nouvelle famille, la tête cassée de chiffres, il laissait lapetite en pension, s’en débarrassait volontiers aux vacances, quandil pouvait l’envoyer chez des amis. Le plus souvent, il ne sedérangeait même pas, c’était un domestique qui avait amenéMademoiselle, après huit jours de retard. Monsieur avait tant detracas ! Et le domestique était reparti tout de suite, endisant que Monsieur ferait son possible pour venir en personnechercher Mademoiselle.

– Arrive donc, Lazare ! cria Chanteau. Elle estici !

Louise, souriante, baisa le jeune homme sur les deux joues. Ilsse connaissaient peu pourtant, elle toujours cloîtrée dans sonpensionnat, lui sorti du lycée depuis un an à peine. Leur amitié nedatait guère que des dernières vacances ; et encore l’avait-iltraitée cérémonieusement, la sentant coquette déjà, dédaigneuse desjeux bruyants de l’enfance.

– Eh bien ! Pauline, tu ne l’embrasses pas ? ditmadame Chanteau qui entrait. C’est ton aînée, elle a dix-huit moisde plus que toi… Aimez-vous bien, ça me fera plaisir.

Pauline regardait Louise, mince et fine, d’un visage irrégulier,mais d’un grand charme, avec de beaux cheveux blonds, noués etfrisés comme ceux d’une dame. Elle avait pâli, en la voyant au coude Lazare. Et, lorsque l’autre l’eut embrassée gaiement, elle luirendit son baiser, les lèvres tremblantes.

– Qu’as-tu donc ? demanda sa tante. Tu asfroid ?

– Oui, un peu, le vent n’est pas chaud, répondit-elle,toute rouge de son mensonge.

À table, elle ne mangea pas. Ses yeux ne quittaient plus lesgens, et ils prenaient un noir farouche, dès que son cousin, sononcle ou même Véronique, s’occupaient de Louise. Mais elle parutsouffrir surtout, quand Mathieu, au dessert, fit son tour habituelet alla poser sa grosse tête sur le genou de la nouvelle venue.Vainement elle l’appela, il ne lâchait pas celle-ci, qui lebourrait de sucre.

On s’était levé, Pauline avait disparu, lorsque Véronique, quienlevait la table, revint de la cuisine, en disant d’un air detriomphe :

– Ah bien ! Madame qui trouve sa Pauline sibonne !… Allez donc voir dans la cour.

Tout le monde y alla. Cachée derrière la remise, l’enfant tenaitMathieu acculé contre le mur, et hors d’elle, emportée par un accèsfou de sauvagerie, elle lui tapait sur le crâne de toute la forcede ses petits poings. Le chien, étourdi, sans se défendre, baissaitle cou. On se précipita, mais elle tapait toujours, il fallutl’emporter, raidie, morte, si malade, qu’on la coucha tout de suiteet que sa tante dut passer une partie de la nuit près d’elle.

– Elle est gentille, elle est très gentille, répétaitVéronique, enchantée d’avoir enfin trouvé un défaut à cetteperle.

– Je me souviens qu’on m’avait parlé de ses colères, àParis, disait madame Chanteau. Elle est jalouse, c’est une laidechose… Depuis six mois qu’elle est ici, je m’étais bien aperçue decertains petits faits ; mais, vraiment, vouloir assommer cechien, ça dépasse tout.

Le lendemain, lorsque Pauline rencontra Mathieu, elle le serraentre ses bras tremblants, le baisa sur le museau avec un tel flotde larmes, qu’on craignit de voir la crise recommencer. Pourtant,elle ne se corrigea pas, c’était une poussée intérieure qui luijetait tout le sang de ses veines au cerveau. Il semblait que cesviolences jalouses lui vinssent de loin, de quelque aïeul maternel,par-dessus le bel équilibre de sa mère et de son père, dont elleétait la vivante image. Comme elle avait beaucoup de raison pourses dix ans, elle expliquait elle-même qu’elle faisait tout aumonde afin de lutter contre ces colères, mais qu’elle ne pouvaitpas. Ensuite, elle en restait triste, ainsi que d’un mal dont on ahonte.

– Je vous aime tant, pourquoi en aimez-vous d’autres ?répondit-elle en cachant sa tête contre l’épaule de sa tante, quila sermonnait dans sa chambre.

Aussi, malgré ses efforts, Pauline souffrit-elle beaucoup de laprésence de Louise. Depuis qu’on annonçait son arrivée, ellel’avait attendue avec une curiosité inquiète, et maintenant ellecomptait les jours, dans le désir impatient de son départ. Louised’ailleurs la séduisait, bien mise, se tenant en grande demoisellesavante, d’une grâce câline d’enfant peu caressée chez elle ;mais, lorsque Lazare se trouvait là, c’était justement cetteséduction de petite femme, cet éveil de l’inconnu, qui troublaientet irritaient Pauline. Le jeune homme, cependant, traitait celle-cien préférée ; il plaisantait l’autre, disant qu’ellel’ennuyait avec ses grands airs, parlait de la laisser toute seulefaire la dame, pour aller jouer plus loin à leur aise. Les jeuxviolents étaient abandonnés, on regardait des images dans lachambre, on se promenait sur la plage, d’un pas convenable. Cefurent deux semaines absolument gâtées.

Un matin, Lazare déclara qu’il avançait son départ de cinqjours. Il voulait s’installer à Paris, il devait y retrouver un deses anciens camarades de Caen. Et Pauline, que la pensée de cedépart désespérait depuis un mois, appuya vivement la nouvelledécision de son cousin, aida sa tante à faire la malle, avec uneactivité joyeuse. Puis, quand le père Malivoire eut emmené Lazaredans sa vieille berline, elle courut s’enfermer au fond de sachambre, où elle pleura longtemps. Le soir, elle se montra trèsgentille pour Louise ; et les huit jours que celle-ci passaencore à Bonneville, furent charmants. Lorsque le domestique de sonpère revint la chercher, en expliquant que Monsieur n’avait puquitter sa banque, les deux petites amies se jetèrent dans les brasl’une de l’autre et jurèrent de s’aimer toujours.

Alors, lentement, une année s’écoula. Madame Chanteau avaitchangé d’avis : au lieu d’envoyer Pauline en pension, elle lagardait près d’elle, déterminée surtout par les plaintes deChanteau, qui ne pouvait plus se passer de l’enfant, mais elle nes’avouait pas cette raison intéressée, elle parlait de se chargerde son instruction, toute rajeunie à l’idée de rentrer ainsi dansl’enseignement. En pension, les petites filles entendent devilaines choses, elle voulait pouvoir répondre de la parfaiteinnocence de son élève. On repêcha, au fond de la bibliothèque deLazare, une Grammaire, une Arithmétique, un Traité d’Histoire, mêmeun résumé de la Mythologie ; et madame Chanteau reprit laférule, une seule leçon par jour, des dictées, des problèmes, desrécitations. La grande chambre du cousin était transformée en salled’étude, Pauline dut se remettre au piano, sans compter lemaintien, dont sa tante lui démontra sévèrement les principes, pourcorriger ses allures garçonnières ; du reste, elle étaitdocile et intelligente, elle apprenait volontiers, même quand lesmatières la rebutaient. Un seul livre l’ennuyait, le catéchisme.Elle n’avait pas encore compris que sa tante se dérangeât ledimanche et la conduisît à la messe. Pour quoi faire ? àParis, on ne la menait jamais à Saint-Eustache, qui pourtant setrouvait près de leur maison. Les idées abstraites n’entraient quetrès difficilement dans son cerveau, sa tante dut lui expliquerqu’une demoiselle bien élevée ne pouvait, à la campagne, sedispenser de donner le bon exemple, en se montrant polie avec lecuré. Elle-même n’avait jamais eu qu’une religion de convenance,qui faisait partie d’une bonne éducation, au même titre que lemaintien.

La mer, cependant, battait deux fois par jour Bonneville del’éternel balancement de sa houle, et Pauline grandissait dans lespectacle de l’immense horizon. Elle ne jouait plus, n’ayant pointde camarade. Quand elle avait galopé autour de la terrasse avecMathieu, ou promené au fond du potager la Minouche sur son épaule,son unique récréation était de regarder la mer, toujours vivante,livide par les temps noirs de décembre, d’un vert délicat de moirechangeante aux premiers soleils de mai. L’année fut heureused’ailleurs, le bonheur que sa présence semblait avoir amené dans lamaison, se manifesta encore par un envoi inespéré de cinq millefrancs, que Davoine fit aux Chanteau, pour éviter une rupture dontils le menaçaient. Très scrupuleusement, la tante allait chaquetrimestre toucher à Caen les rentes de Pauline, prélevait ses fraiset la pension allouée par le conseil de famille, puis achetait denouveaux titres avec le reste, et, lorsqu’elle rentrait, ellevoulait que la petite l’accompagnât dans sa chambre, elle ouvraitle fameux tiroir du secrétaire, en répétant :

– Tu vois, je mets celui-ci sur les autres… Hein ? letas grossit. N’aie pas peur, tu retrouveras le tout, il n’ymanquera pas un centime.

En août, Lazare tomba un beau matin, en apportant la nouvelled’un succès complet à son examen de fin d’année. Il ne devaitarriver qu’une semaine plus tard, il avait voulu surprendre samère. Ce fut une grande joie. Dans les lettres qu’il écrivait tousles quinze jours, il avait montré une passion croissante pour lamédecine. Lorsqu’il fut là, il leur parut absolument changé, neparlant plus musique, finissant par les ennuyer avec sescontinuelles histoires sur ses professeurs et ses dissertationsscientifiques à propos de tout, des plats qu’on servait, du ventqui soufflait. Une nouvelle fièvre l’emportait, il s’était donnéentier, fougueusement, à l’idée d’être un médecin de génie, dontl’apparition bouleverserait les mondes.

Pauline surtout, après lui avoir sauté au cou en gamine qui nedissimulait point encore ses tendresses, restait surprise de lesentir autre. Cela la chagrinait presque, qu’il cessât de causermusique, au moins un peu, comme récréation. Est-ce que, vraiment,on pouvait ne plus aimer une chose, lorsqu’on l’avait beaucoupaimée ? Le jour où elle l’interrogea sur sa symphonie, il semit à plaisanter, en disant que c’était bien fini, cesbêtises ; et elle devint toute triste. Puis, elle le voyaitgêné vis-à-vis d’elle, riant d’un vilain rire, ayant dans les yeux,dans les gestes, dix mois d’une existence qu’on ne pouvait raconteraux petites filles. Lui-même avait vidé sa malle, pour cacher seslivres, des romans, des volumes de science pleins de gravures. Ilne la faisait plus tourner comme une toupie, les jupes volantes,décontenancé parfois, quand elle s’entêtait à entrer et à vivredans sa chambre. Cependant, elle avait à peine grandi, elle leregardait en face de ses yeux purs d’innocente ; et, au boutde huit jours, leur camaraderie de garçons s’était renouée. La rudebrise de mer le lavait des odeurs du quartier Latin, il seretrouvait enfant avec cette enfant bien portante, aux gaietéssonores. Tout fut repris, tout recommença, les jeux autour de lagrande table, les galopades en compagnie de Mathieu et de laMinouche au fond du potager, et les courses jusqu’à la baie duTrésor, et les bains candides sous le soleil, dans la joie bruyantedes chemises qui claquaient sur leurs jambes comme des drapeaux.Justement, cette année-là, Louise, venue en mai à Bonneville, étaitallée passer les vacances près de Rouen, chez d’autres amis. Deuxmois adorables coulèrent, pas une bouderie ne gâta leur amitié.

En octobre, le jour où Lazare fit sa malle, Pauline le regardaempiler les livres qu’il avait apportés, et qui étaient restésenfermés dans l’armoire, sans qu’il eût même l’idée d’en ouvrir unseul.

– Alors, tu les emportes ? demanda-t-elle d’un airdésolé.

– Sans doute, répondit-il. C’est pour mes études… Ah !sapristi, comme je vais travailler ! Il faut que j’enfoncetout.

Une paix morte retomba sur la petite maison de Bonneville, lesjours uniformes se déroulèrent, ramenant les habitudesquotidiennes, en face du rythme éternel de l’océan. Mais, cetteannée-là, il y eut, dans la vie de Pauline, un fait qui marqua.Elle fit sa première communion au mois de juin, à l’âge de douzeans et demi. Lentement, la religion s’était emparée d’elle, unereligion grave, supérieure aux réponses du catéchisme, qu’ellerécitait toujours sans les comprendre. Dans sa jeune têteraisonneuse, elle avait fini par concevoir de Dieu l’idée d’unmaître très puissant, très savant, qui dirigeait tout, de façon àce que tout marchât sur la terre selon la justice ; et cetteconception simplifiée lui suffisait pour s’entendre avec l’abbéHorteur. Celui-ci, fils de paysan, crâne dur où la lettre avaitseule pénétré, en était venu à se contenter des pratiquesextérieures, du bon ordre d’une dévotion décente. Personnellement,il soignait son salut ; quant à ses paroissiens, tant piss’ils se damnaient ! Il avait pendant quinze ans tâché de leseffrayer sans y réussir, il ne leur demandait plus que la politessede monter à l’église, les jours de grandes fêtes. Tout Bonneville ymontait, par un reste d’habitude, malgré le péché où pourrissait levillage. Son indifférence du salut des autres tenait lieu au prêtrede tolérance. Il allait chaque samedi jouer aux dames avecChanteau, bien que le maire, grâce à l’excuse de sa goutte, ne mitjamais les pieds à l’église. Madame Chanteau, d’ailleurs, faisaitle nécessaire, en suivant régulièrement les offices et en yconduisant Pauline. C’était la grande simplicité du curé quiséduisait peu à peu l’enfant. À Paris, on méprisait devant elle lescurés, ces hypocrites dont les robes noires cachaient tous lescrimes. Mais celui-ci, au bord de la mer, lui paraissait vraimentbrave homme, avec ses gros souliers, sa nuque brûlée de soleil, sonallure et son langage de fermier pauvre. Une remarque l’avaitsurtout conquise : l’abbé Horteur fumait passionnément unegrosse pipe d’écume, ayant encore des scrupules pourtant, seréfugiant au fond de son jardin, seul au milieu de sessalades ; et cette pipe qu’il dissimulait, plein de trouble,quand on venait à le surprendre, touchait beaucoup la petite, sansqu’elle eût pu dire pourquoi. Elle communia d’un air très sérieux,en compagnie de deux autres gamines et d’un galopin du village. Lesoir, comme le curé dînait chez les Chanteau, il déclara qu’iln’avait jamais eu, à Bonneville, une communiante qui se fût si bientenue à la Sainte Table.

L’année fut moins bonne, la hausse que Davoine attendait depuislongtemps sur les sapins ne se produisait pas ; et demauvaises nouvelles arrivaient de Caen : on assurait que,forcé de vendre à perte, il marchait fatalement à une catastrophe.La famille vécut chichement, les trois mille francs de rentesuffisaient bien juste aux besoins stricts de la maison, en rognantsur les moindres provisions. Le grand souci de madame Chanteauétait Lazare, dont elle recevait des lettres qu’elle gardait pourelle. Il semblait se dissiper, il la poursuivait de continuellesdemandes d’argent. En juillet, comme elle allait toucher les rentesde Pauline, elle tomba violemment chez Davoine ; deux millefrancs, déjà donnés par lui, avaient passé aux mains du jeunehomme ; et elle réussit à lui arracher encore mille francs,qu’elle envoya tout de suite à Paris. Lazare lui écrivait qu’il nepourrait venir, s’il ne payait pas ses dettes.

Pendant une semaine, on l’attendit. Chaque matin, une lettrearrivait, remettant son départ au jour suivant. Sa mère et Paulineallèrent à sa rencontre jusqu’à Verchemont. On s’embrassa sur laroute, on rentra dans la poussière, suivi par la voiture vide, quiportait la malle. Mais ce retour en famille fut moins gai que lasurprise triomphale de l’année précédente. Il avait échoué à sonexamen de juillet, il était aigri contre les professeurs, toute lasoirée il déblatéra contre eux, des ânes dont il finissait paravoir plein le dos, disait-il. Le lendemain, devant Pauline, iljeta ses livres sur une planche de l’armoire, en déclarant qu’ilspouvaient bien pourrir là. Ce dégoût si prompt la consternait, ellel’écoutait plaisanter férocement la médecine, la mettre au défi deguérir seulement un rhume de cerveau ; et un jour qu’elledéfendait la science, dans un élan de jeunesse et de foi, elledevint toute rouge, tellement il se moqua de son enthousiasmed’ignorante. Du reste, il se résignait quand même à êtremédecin ; autant cette blague-là qu’une autre ; rienn’était drôle, au fond. Elle s’indignait de ces nouvelles idéesqu’il rapportait. Où avait-il pris ça ? dans de mauvaislivres, bien sûr ; mais elle n’osait plus discuter, gênée parson ignorance absolue, mal à l’aise devant le ricanement de soncousin qui affectait de ne pouvoir lui tout dire. Les vacances sepassèrent de la sorte, en continuelles taquineries. Dans leurspromenades, lui, maintenant, semblait s’ennuyer, trouvait la merbête, toujours la même ; cependant, il s’était mis à faire desvers, pour tuer le temps, et il écrivait sur la mer des sonnets,d’une facture soignée, de rimes très riches. Il refusa de sebaigner, il avait découvert que les bains froids étaient contrairesà son tempérament ; car, malgré sa négation de la médecine, ilexprimait des opinions tranchantes, il condamnait ou sauvait lesgens d’un mot. Vers le milieu de septembre, comme Louise allaitarriver, il parla tout d’un coup de retourner à Paris, enprétextant la préparation de son examen ; ces deux petitesfilles l’assommeraient, autant reprendre un mois plus tôt la vie duquartier. Pauline était devenue plus douce à mesure qu’il lachagrinait davantage. Lorsqu’il se montrait brusque, lorsqu’il seréjouissait à la désespérer, elle le regardait des yeux tendres etrieurs dont elle calmait Chanteau, quand celui-ci hurlait dansl’angoisse d’une crise. Pour elle, son cousin devait être malade,il voyait la vie comme les vieux.

La veille de son départ, Lazare témoignait une telle joie dequitter Bonneville, que Pauline sanglota.

– Tu ne m’aimes plus !

– Es-tu sotte ! est-ce qu’il ne faut pas que je fassemon chemin ?… Une grande fille qui pleurniche !

Déjà, elle retrouvait son courage, elle souriait.

– Travaille bien cette année, pour revenir content.

– Oh ! il est inutile de tant travailler. Leur examenest d’une bêtise ! Si je n’ai pas été reçu, c’est que je n’aipas pris la peine de vouloir !… Je vais enlever ça, puisquemon manque de fortune m’empêche de vivre les bras croisés, la seulechose intelligente qu’un homme ait à faire.

Dès les premiers jours d’octobre, lorsque Louise fut retournée àCaen, Pauline se remit à ses leçons avec sa tante. Le cours de latroisième année allait porter particulièrement sur l’Histoire deFrance expurgée et sur la Mythologie à l’usage des jeunespersonnes, enseignement supérieur qui devait leur permettre decomprendre les tableaux des musées. Mais l’enfant, si appliquéel’année précédente, semblait maintenant avoir la tête lourde :elle s’endormait parfois en faisant ses devoirs, des chaleursbrusques lui empourpraient la face. Une crise folle de colèrecontre Véronique, qui ne l’aimait pas, disait-elle, l’avait mise aulit pour deux jours. Puis, c’étaient en elle des changements qui latroublaient, un lent développement de tout son corps, des rondeursnaissantes, comme engorgées et douloureuses, des ombres noires,d’une légèreté de duvet, au plus caché et au plus délicat de sapeau. Quand elle s’étudiait, d’un regard furtif, le soir, à soncoucher, elle éprouvait un malaise, une confusion qui lui faisaitvite souffler la bougie. Sa voix prenait une sonorité qu’elletrouvait laide, elle se déplaisait ainsi, elle passait les joursdans une sorte d’attente nerveuse, espérant elle ne savait quoi,n’osant parler de ces choses à personne.

Enfin, vers la Noël, l’état de Pauline inquiéta madame Chanteau.Elle se plaignait de vives douleurs aux reins, une courbaturel’accablait, des accès de fièvre se déclarèrent. Lorsque le docteurCazenove, devenu son grand ami, l’eut questionnée, il prit la tanteà l’écart, pour lui conseiller d’avertir sa nièce. C’était le flotde la puberté qui montait ; et il disait avoir vu, devant ladébâcle de cette marée de sang, des jeunes filles tomber maladesd’épouvante. La tante se défendit d’abord, jugeant la précautionexagérée, répugnant à des confidences pareilles : elle avaitpour système d’éducation l’ignorance complète, les faits gênantsévités, tant qu’ils ne s’imposaient pas d’eux-mêmes. Cependant,comme le médecin insistait, elle promit de parler, n’en fit rien lesoir, remit ensuite de jour en jour. L’enfant n’était paspeureuse ; puis, bien d’autres n’avaient pas été prévenues. Ilserait toujours temps de lui dire simplement que les choses étaientainsi, sans s’exposer d’avance à des questions et à desexplications inconvenantes.

Un matin, au moment où madame Chanteau quittait sa chambre, elleentendit des plaintes chez Pauline, elle monta très inquiète.Assise au milieu du lit, les couvertures rejetées, la jeune filleappelait sa tante d’un cri continu, blanche de terreur ; etelle écartait sa nudité ensanglantée, elle regardait ce qui étaitsorti d’elle, frappée d’une surprise dont la secousse avait emportétoute sa bravoure habituelle.

– Oh ! ma tante ! oh ! ma tante !

Madame Chanteau venait de comprendre d’un coup d’œil.

– Ce n’est rien, ma chérie. Rassure-toi.

Mais Pauline, qui se regardait toujours, dans son attituderaidie de blessée, ne l’entendait même pas.

– Oh ! ma tante, je, me suis sentie mouillée, et voisdonc, vois donc, c’est du sang !… Tout est fini, les draps ensont pleins.

Sa voix défaillait, elle croyait que ses veines se vidaient parce ruisseau rouge. Le cri de son cousin lui vint aux lèvres, ce cridont elle n’avait pas compris la désespérance, devant la peur duciel sans bornes.

– Tout est fini, je vais mourir.

Étourdie, la tante cherchait des mots décents, un mensonge quila tranquillisât, sans rien lui apprendre.

– Voyons, ne te fais pas de mal, je serais plus inquiète,n’est-ce pas ? si tu étais en péril… Je te jure que cettechose arrive à toutes les femmes. C’est comme les saignements denez…

– Non, non, tu dis ça pour me tranquilliser… Je vaismourir, je vais mourir.

Il n’était plus temps. Quand le docteur Cazenove arriva, ilcraignit une fièvre cérébrale. Madame Chanteau avait recouché lajeune fille, en lui faisant honte de sa peur. Des journéespassèrent, celle-ci était sortie de la crise, étonnée, songeantdésormais à des choses nouvelles et confuses, gardant sourdement aufond d’elle une question, dont elle cherchait la réponse.

Ce fut la semaine suivante que Pauline se remit au travail etparut se passionner pour la mythologie. Elle ne descendait plus dela grande chambre de Lazare, qui lui servait toujours de salled’étude ; il fallait l’appeler à chaque repas, et ellearrivait, la tête perdue, engourdie d’immobilité. Mais, en haut, laMythologie traînait au bout de la table, c’était sur les ouvragesde médecine laissés dans l’armoire, qu’elle passait des journéesentières, les yeux élargis par le besoin d’apprendre, le frontserré entre ses deux mains que l’application glaçait. Lazare, auxbeaux jours de flamme, avait acheté des volumes qui ne lui étaientd’aucune utilité immédiate, le Traité de physiologie, de Longuet,l’Anatomie descriptive, de Cruveilhier ; et, justement,ceux-là étaient restés, tandis qu’il remportait ses livres detravail. Elle les sortait, dès que sa tante tournait le dos, puisles replaçait, au moindre bruit, sans hâte, non pas en curieusecoupable, mais en travailleuse dont les parents auraient contrariéla vocation. D’abord, elle n’avait pas compris, rebutée par lesmots techniques qu’il lui fallait chercher dans le dictionnaire.Devinant ensuite la nécessité d’une méthode, elle s’était acharnéesur l’Anatomie descriptive, avant de passer au Traité dephysiologie. Alors, cette enfant de quatorze ans apprit, comme dansun devoir, ce que l’on cache aux vierges jusqu’à la nuit des noces.Elle feuilletait les planches de l’Anatomie, ces planches superbesd’une réalité saignante ; elle s’arrêtait à chacun desorganes, pénétrait les plus secrets, ceux dont on a fait la hontede l’homme et de la femme ; et elle n’avait pas de honte, elleétait sérieuse, allant des organes qui donnent la vie aux organesqui la règlent, emportée et sauvée des idées charnelles par sonamour de la santé. La découverte lente de cette machine humainel’emplissait d’admiration. Elle lisait cela passionnément ;jamais les contes de fées, ni Robinson, autrefois, ne lui avaientainsi élargi l’intelligence. Puis, le Traité de physiologie futcomme le commentaire des planches, rien ne lui demeura caché. Mêmeelle trouva un Manuel de pathologie et de clinique médicale, elledescendit dans les maladies affreuses, dans les traitements dechaque décomposition. Bien des choses lui échappaient, elle avaitla seule prescience de ce qu’il faudrait savoir, pour soulager ceuxqui souffrent. Son cœur se brisait de pitié, elle reprenait sonancien rêve de tout connaître, afin de tout guérir.

Et, maintenant, Pauline savait pourquoi le flot sanglant de sapuberté avait jailli comme d’une grappe mûre, écrasée auxvendanges. Ce mystère éclairci la rendait grave, dans la marée devie qu’elle sentait monter en elle. Elle gardait une surprise etune rancune du silence de sa tante, de l’ignorance complète oùcelle-ci la maintenait. Pourquoi donc la laisser ainsis’épouvanter ? ce n’était pas juste, il n’y avait aucun mal àsavoir.

Du reste, rien ne reparut pendant deux mois. Madame Chanteau ditun jour :

– Si tu revois comme en décembre, tu te souviens ? net’effraie pas, au moins… Ça vaudrait mieux.

– Oui, je sais, répondit tranquillement la jeune fille.

Sa tante la regarda, pleine d’effarement.

– Que sais-tu donc ?

Alors, Pauline rougit, à l’idée de mentir, pour cacher pluslongtemps ses lectures. Le mensonge lui était insupportable, ellepréféra se confesser. Quand madame Chanteau, ouvrant les livres surla table, aperçut les gravures, elle resta pétrifiée. Elle qui sedonnait tant de peine, afin d’innocenter les amours deJupiter ! Vraiment, Lazare aurait dû mettre sous clef depareilles abominations. Et, longuement, elle interrogea lacoupable, avec des précautions et des sous-entendus de toutessortes. Mais Pauline, de son air candide, achevait del’embarrasser. Eh bien, quoi ? on était fait ainsi, il n’yavait pas de mal. Sa passion purement cérébrale éclatait, aucunesensualité sournoise ne s’éveillait encore dans ses grands yeuxclairs d’enfant. Elle avait trouvé, sur la même planche, des romansdont elle s’était dégoûtée dès les premières pages, tellement ilsl’ennuyaient, bourrés de phrases où elle ne comprenait rien. Satante, de plus en plus déconcertée, un peu tranquillisée cependant,se contenta de fermer l’armoire et de garder la clef. Huit joursaprès, la clef traînait de nouveau, et Pauline s’accordait de loinen loin, comme une récréation, de lire le chapitre des névroses, ensongeant à son cousin, ou le traitement de la goutte, avec l’idéede soulager son oncle.

D’ailleurs, malgré les sévérités de madame Chanteau, on ne segênait guère devant elle. Les quelques bêtes de la maisonl’auraient instruite, si elle n’avait pas ouvert les livres. LaMinouche surtout l’intéressait. Cette Minouche était une gueuse,qui, quatre fois par an, tirait des bordées terribles. Brusquement,elle si délicate, sans cesse en toilette, ne posant la patte dehorsqu’avec des frissons, de peur de se salir, disparaissait des deuxet trois jours. On l’entendait jurer et se battre, on voyait luiredans le noir, ainsi que des chandelles, les yeux de tous les matousde Bonneville. Puis, elle rentrait abominable, faite comme unetraînée, le poil tellement déguenillé et sale, qu’elle se léchaitpendant une semaine. Ensuite, elle reprenait son air dégoûté deprincesse, elle se caressait au menton du monde, sans paraîtres’apercevoir que son ventre s’arrondissait. Un beau matin, on latrouvait avec des petits, Véronique les emportait tous, dans uncoin de son tablier, pour les jeter à l’eau. Et la Minouche, mèredétestable, ne les cherchait même pas, accoutumée à en êtredébarrassée ainsi, croyant que la maternité finissait là. Elle seléchait encore, ronronnait, faisait la belle, jusqu’au soir où,dévergondée, dans les coups de griffes et les miaulements, elleallait en chercher une ventrée nouvelle. Mathieu était meilleurpère pour ces enfants qu’il n’avait pas faits, car il suivait letablier de Véronique en geignant, il avait la passion dedébarbouiller tous les petits êtres au berceau.

– Oh ! ma tante, cette fois, il faut lui en laisserun, disait à chaque portée Pauline, indignée et ravie des grâcesamoureuses de la chatte.

Mais Véronique se fâchait.

– Non, par exemple ! pour qu’elle nous le traînepartout !… Et puis, elle n’y tient pas. Elle a tout leplaisir, sans avoir le mal.

C’était, chez Pauline, un amour de la vie, qui débordait chaquejour davantage, qui faisait d’elle « la mère des bêtes »,comme disait sa tante. Tout ce qui vivait, tout ce qui souffrait,l’emplissait d’une tendresse active, d’une effusion de soins et decaresses. Elle avait oublié Paris, il lui semblait avoir poussé là,dans ce sol rude, au souffle pur des vents de mer. En moins d’uneannée, l’enfant de formes hésitantes était devenue une jeune filledéjà robuste, les hanches solides, la poitrine large. Et lestroubles de cette éclosion s’en allaient, le malaise de son corpsgonflé de sève, la confusion inquiète de sa gorge plus lourde, dufin duvet plus noir sur sa peau satinée de brune. Au contraire, àcette heure, elle avait la joie de son épanouissement, la sensationvictorieuse de grandir et de mûrir au soleil. Le sang qui montaitet qui crevait en pluie rouge, la rendait fière. Du matin au soir,elle emplissait la maison des roulades de sa voix plus grave,qu’elle trouvait belle ; et, à son coucher, quand ses regardsglissaient sur la rondeur fleurie de ses seins, jusqu’à la tached’encre qui ombrait son ventre vermeil, elle souriait, elle serespirait un instant comme un frais bouquet, heureuse de son odeurnouvelle de femme. C’était la vie acceptée, la vie aimée dans sesfonctions, sans dégoût ni peur, et saluée par la chansontriomphante de la santé.

Lazare, cette année-là, resta six mois sans écrire. À peine decourts billets venaient-ils rassurer la famille. Puis, coup surcoup, il accabla sa mère de lettres. Refusé de nouveau aux examensde novembre, de plus en plus rebuté par les études médicales, quiremuaient des matières trop tristes, il venait encore de se jeterdans une autre passion, la chimie. Par hasard, il avait fait laconnaissance de l’illustre Herbelin, dont les découvertesrévolutionnaient alors la science, et il était entré dans sonlaboratoire comme préparateur, sans pourtant avouer qu’il lâchaitla médecine. Mais bientôt ses lettres furent pleines d’un projet,d’abord timide, peu à peu enthousiaste. Il s’agissait d’une grandeexploitation sur les algues marines, qui devait rapporter desmillions, grâce aux méthodes et aux réactifs nouveaux découvertspar l’illustre Herbelin. Lazare énumérait les chances desuccès : l’aide du grand chimiste, la facilité de se procurerla matière première, l’installation peu coûteuse. Enfin, ilsignifia son désir formel de ne pas être médecin, il plaisanta,préférant encore, disait-il, vendre des remèdes aux malades que deles tuer lui-même. L’argument d’une fortune rapide terminaitchacune de ses lettres, où il faisait en outre luire aux yeux de safamille la promesse de ne plus la quitter, d’établir l’usinelà-bas, près de Bonneville.

Les mois se passaient, Lazare n’était pas venu aux vacances.Tout l’hiver, il détailla ainsi son projet en pages serrées, quemadame Chanteau lisait à voix haute, le soir, après le repas. Unsoir de mai, un grand conseil eut lieu, car il demandait uneréponse catégorique. Véronique rôdait, ôtant la nappe, remettant letapis.

– Il est tout le portrait craché de son grand-père,brouillon et entreprenant, déclara la mère en jetant un coup d’œilsur le chef-d’œuvre de l’ancien ouvrier charpentier, dont laprésence sur la cheminée l’irritait toujours.

– Certes, il ne tient pas de moi, qui ai l’horreur duchangement, murmura Chanteau entre deux plaintes, allongé dans sonfauteuil où il achevait une crise. Mais toi non plus, ma bonne, tun’es pas très calme.

Elle haussa les épaules, comme pour dire que son activité, àelle, était soutenue et dirigée par la logique. Puis, elle repritlentement :

– Enfin, que voulez-vous ? il faut lui écrire de faireà sa tête… Je le désirais dans la magistrature ; médecin, cen’était déjà pas très propre ; et le voilà apothicaire… Qu’ilrevienne et qu’il gagne beaucoup d’argent, ce sera toujours quelquechose.

Au fond, c’était cette idée de l’argent qui la décidait. Sonadoration pour son fils portait sur un nouveau rêve : elle levoyait très riche, propriétaire d’une maison à Caen, conseillergénéral, député peut-être. Chanteau n’avait pas d’opinion, secontentait de souffrir, en abandonnant à sa femme le soin supérieurdes intérêts de la famille. Quant à Pauline, malgré sa surprise etsa désapprobation muette des continuels changements de son cousin,elle était d’avis qu’on le laissât revenir tenter sa grandeaffaire.

– Au moins nous vivrons tous ensemble, dit-elle.

– Et puis, pour ce que monsieur Lazare doit faire de bon àParis ! se permit d’ajouter Véronique. Vaut mieux qu’il sesoigne un peu l’estomac chez nous.

Madame Chanteau approuvait de la tête. Elle reprit la lettrequ’elle avait reçue le matin.

– Attendez, il aborde le côté financier del’entreprise.

Alors, elle lut, elle commenta. Il fallait une soixantaine demille francs pour installer la petite usine. Lazare, à Paris,s’était retrouvé avec un de ses anciens camarades de Caen, le grosBoutigny, qui avait quitté le latin en quatrième, et qui maintenantplaçait des vins. Boutigny, très enthousiaste du projet, offraittrente mille francs : ce serait un excellent associé, unadministrateur dont les facultés pratiques assureraient le succèsmatériel. Restaient trente mille francs à emprunter, car Lazarevoulait avoir en main la moitié de la propriété.

– Comme vous avez entendu, continua madame Chanteau, il meprie de m’adresser en son nom à Thibaudier. L’idée est bonne.Thibaudier lui prêtera tout de suite l’argent… Justement, Louiseest un peu souffrante, je compte l’aller chercher pour une semaine,de sorte que j’aurai l’occasion de parler à son père.

Les yeux de Pauline s’étaient troublés, un pincement convulsifavait aminci ses lèvres. Plantée debout, de l’autre côté de latable, en train d’essuyer une tasse à thé, Véronique laregardait.

– J’avais bien songé à autre chose, murmura la tante, maiscomme dans l’industrie on court toujours des risques, je m’étaismême promis de ne pas en parler.

Et, se tournant vers la jeune fille :

– Oui, ma chérie, ce serait que toi-même tu prêtasses lestrente mille francs à ton cousin… Jamais tu n’aurais fait unplacement si avantageux, ton argent te rapporterait peut-être levingt-cinq pour cent, car ton cousin t’associerait à sesbénéfices ; et cela me fend le cœur de voir toute cettefortune aller dans la poche d’un autre… Seulement, je ne veux pasque tu hasardes tes sous. C’est un dépôt sacré, il est là-haut, etje te le rendrai intact.

Pauline écoutait, plus pâle, en proie à une lutte intérieure. Ily avait en elle une hérédité d’avarice, l’amour de Quenu et de Lisapour la grosse monnaie de leur comptoir, toute une premièreéducation reçue autrefois dans la boutique de charcuterie, lerespect de l’argent, la peur d’en manquer, un inconnu honteux, unevilenie secrète qui s’éveillait au fond de son bon cœur. Puis, satante lui avait tant montré le tiroir du secrétaire où dormait sonhéritage, que l’idée de le voir se fondre aux mains brouillonnes deson cousin, l’irritait presque. Et elle se taisait, ravagée aussipar l’image de Louise apportant un gros sac d’argent au jeunehomme.

– Tu voudrais, que je ne voudrais pas, reprit madameChanteau. N’est-ce pas, mon ami, c’est un cas deconscience ?

– Son argent est son argent, répondit Chanteau, qui jeta uncri en essayant de soulever sa jambe. Si les choses tournaient mal,on tomberait sur nous… Non, non ! Thibaudier sera très heureuxde prêter.

Mais enfin Pauline retrouvait la voix, dans une explosion de soncœur.

– Oh ! ne me faites pas cette peine, c’est moi quidois prêter à Lazare ! Est-ce qu’il n’est pas monfrère ?… Ce serait trop vilain, si je lui refusais cet argent.Pourquoi m’en avez-vous parlé ?… Donne-lui l’argent, ma tante,donne-lui tout.

L’effort quelle venait de faire noya ses yeux de larmes ;et elle souriait, confuse d’avoir hésité, encore travaillée d’unregret dont elle était désespérée. Du reste, il lui fallutbatailler contre ses parents, qui s’entêtaient à prévoir lesmauvais côtés de l’entreprise. En cette circonstance, ils semontrèrent d’une probité parfaite.

– Allons, viens m’embrasser, finit par dire la tante, queles larmes gagnaient. Tu es une bonne petite fille… Lazare prendraton argent, puisque tu te fâches.

– Et moi, tu ne m’embrasses pas ? demanda l’oncle.

On pleura, on se baisa autour de la table. Puis, pendant queVéronique servait le thé et que Pauline appelait Mathieu, quiaboyait dans la cour, madame Chanteau ajouta, en s’essuyant lesyeux :

– C’est une grande consolation, elle a le cœur sur lamain.

– Pardi ! grogna la bonne, pour que l’autre ne donnerien, elle donnerait sa chemise.

Ce fut huit jours plus tard, un samedi, que Lazare revint àBonneville. Le docteur Cazenove, invité à dîner, devait amener lejeune homme dans son cabriolet. Venu le premier, l’abbé Horteur,qui dînait aussi, jouait aux dames avec Chanteau, allongé dans sonfauteuil de convalescent. L’attaque le tenait depuis trois mois,jamais encore il n’avait tant souffert ; et c’était le paradismaintenant, malgré les démangeaisons terribles qui lui dévoraientles pieds : la peau s’écaillait, l’œdème avait presquedisparu. Comme Véronique faisait rôtir des pigeons, il levait lenez chaque fois que s’ouvrait la porte de la cuisine, repris de sagourmandise incorrigible ; ce qui lui attirait les sagesremontrances du curé.

– Vous n’êtes pas à votre jeu, monsieur Chanteau…Croyez-moi, vous devriez vous modérer, ce soir, à table. Lasucculence ne vaut rien, dans votre état.

Louise était arrivée la veille. Lorsque Pauline entendit lecabriolet du docteur, toutes deux se précipitèrent dans la cour.Mais Lazare ne parut voir que sa cousine, stupéfait.

– Comment, c’est Pauline ?

– Mais oui, c’est moi.

– Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu donc mangé pourgrandir comme ça ?… Te voilà bonne à marier maintenant.

Elle rougissait, riant d’aise, les yeux brûlant de plaisir, à levoir l’examiner ainsi. Il avait laissé une galopine, une écolièreen sarrau de toile, et il était en face d’une grande jeune fille, àla poitrine et aux hanches coquettement serrées dans une robeprintanière, blanche à fleurs roses. Pourtant, elle redevenaitgrave, elle le regardait à son tour et le trouvait vieilli :il semblait s’être courbé, son rire n’était plus jeune, un légerfrisson nerveux courait sur sa face.

– Allons, continua-t-il, il va falloir te prendre ausérieux… Bonjour, mon associée.

Pauline rougit plus fort, ce mot la comblait de bonheur. Soncousin, après l’avoir embrassée, pouvait embrasser Louise :elle n’était pas jalouse.

Le dîner fut charmant. Chanteau, terrifié par les menaces dudocteur, mangea sans excès. Madame Chanteau et le curé firent desprojets superbes pour l’agrandissement de Bonneville, lorsque laspéculation sur les algues aurait enrichi le pays. On ne se couchaqu’à onze heures. En haut, comme Lazare et Pauline se séparaientdevant leurs chambres, le jeune homme, d’un ton de plaisanterie,demanda :

– Alors, parce qu’on est grand, on ne se dit plusbonsoir ?

– Mais si ! cria-t-elle, en se jetant à son cou et enle baisant à pleine bouche, avec son ancienne impétuosité degamine.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer