La Joie de vivre

Chapitre 10

 

Le lendemain, au premier déjeuner, comme tous s’attablaientdevant les bols de café au lait, ils s’étonnèrent de ne pas voirdescendre Louise. La bonne allait monter frapper à la porte de lachambre, lorsqu’elle parut enfin. Elle était très pâle et marchaitdifficilement.

– Qu’as-tu donc ? demanda Lazare inquiet.

– Je souffre depuis le petit jour, répondit-elle. J’avais àpeine fermé l’œil, je crois bien que j’ai entendu sonner toutes lesheures de la nuit.

Pauline se récria.

– Mais il fallait appeler, nous t’aurions soignée aumoins.

Louise, arrivée devant la table, s’était assise avec un soupirde soulagement.

– Oh ! reprit-elle, vous n’y pouvez rien. Je sais ceque c’est, voici huit mois que ces douleurs ne me quittent presquepas.

Sa grossesse, très pénible, l’avait en effet accoutumée à decontinuelles nausées, à des maux d’entrailles, dont la violenceparfois la tenait pliée en deux, pendant des journées entières. Cematin-là, les nausées avaient disparu, mais elle était commebouclée d’une ceinture qui lui aurait meurtri le ventre.

– On s’habitue au mal, dit Chanteau d’un airsentencieux.

– Oui, il faut que je promène ça, conclut la jeune femme.C’est pourquoi je suis descendue… Là-haut, il m’est impossible derester en place.

Elle avala seulement quelques gorgées de café au lait. Toute lamatinée, elle se traîna dans la maison, quittant une chaise pouraller s’asseoir sur une autre. Personne n’osait lui adresser laparole, car elle s’emportait et semblait souffrir davantage, dèsqu’on s’occupait d’elle. Les douleurs ne la quittaient pas. Un peuavant midi pourtant, la crise parut se calmer, elle put s’asseoirencore à table et prendre un potage. Mais, entre deux et troisheures, des tranchées affreuses commencèrent ; et elle nes’arrêta plus, passant de la salle à manger dans la cuisine,montant pesamment à sa chambre pour en redescendre aussitôt.

Pauline, en haut, faisait sa malle. Elle partait le lendemain,elle avait juste le temps de fouiller ses meubles et de rangertout. À chaque minute cependant, elle allait se pencher sur larampe, tourmentée de ces pas, lourds de souffrance, qui ébranlaientles planchers. Vers quatre heures, comme elle entendait Louises’agiter davantage, elle se décida à frapper chez Lazare, quis’était enfermé, dans l’exaspération nerveuse des malheurs dont ilaccusait le sort de l’accabler.

– Nous ne pouvons la laisser ainsi, expliqua-t-elle. Ilfaut lui parler. Viens avec moi.

Justement, ils la trouvèrent au milieu du premier étage, pliéecontre la rampe, n’ayant plus la force de descendre ni demonter.

– Ma chère enfant, dit Pauline avec douceur, tu nousinquiètes… Nous allons envoyer chercher la sage-femme.

Alors, Louise se fâcha.

– Mon Dieu ! est-il possible de me torturer ainsi,lorsque je demande uniquement qu’on me laisse tranquille !… Àhuit mois, que voulez-vous que la sage-femme puisse yfaire ?

– Il serait toujours plus raisonnable de la voir.

– Non, je ne veux pas, je sais ce que c’est… Par pitié, neme parlez plus, ne me torturez pas !

Et Louise s’obstina, avec une telle exagération de colère, queLazare s’emporta à son tour. Il fallut que Pauline promîtformellement de ne pas envoyer chercher la sage-femme. Cettesage-femme était une dame Bouland, de Verchemont, qui avait dans lacontrée une réputation extraordinaire d’habileté et d’énergie. Onjurait qu’on n’aurait pas trouvé la pareille à Bayeux, ni même àCaen. C’est pourquoi Louise, très douillette, frappée dupressentiment qu’elle mourrait en couches, s’était décidée à semettre entre ses mains. Mais elle n’en avait pas moins une grandepeur de madame Bouland, la peur irraisonnée du dentiste, qui doitguérir et qu’on se décide à voir le plus tard possible.

À six heures, un calme brusque se produisit de nouveau. La jeunefemme triompha : elle le disait bien, c’étaient ses douleurshabituelles, plus fortes seulement ; on serait joliment avancéà cette heure, d’avoir dérangé le monde pour rien ! Cependant,comme elle était morte de fatigue, elle préféra se coucher, aprèsavoir mangé une côtelette. Tout serait fini, assurait-elle, si ellepouvait dormir. Et elle s’entêtait à écarter les soins, elle voulutrester seule, pendant que la famille dînait, elle défendit mêmequ’on montât la voir, de peur d’être réveillée en sursaut.

Il y avait, ce soir-là, le pot-au-feu et un morceau de veaurôti. Le commencement du repas fut silencieux, cette crise deLouise s’ajoutait à la tristesse du départ de Pauline. On évitaitle bruit des cuillers et des fourchettes, comme s’il avait puparvenir au premier étage et exaspérer encore la malade. Chanteaupourtant se lançait, racontait des histoires de grossessesextraordinaires, lorsque Véronique, qui apportait le veau découpé,dit brusquement :

– Je ne sais pas, il me semble qu’elle geint, là-haut.

Lazare se leva pour ouvrir la porte du corridor. Tous, cessantde manger, prêtaient l’oreille. On n’entendit rien d’abord ;puis, des plaintes longues, étouffées, arrivèrent.

– La voilà reprise, murmura Pauline. Je monte.

Elle jeta sa serviette, elle ne toucha même pas à la tranche deveau que la bonne lui servait. La clef heureusement se trouvait àla serrure, elle put entrer. Assise au bord de son lit, la jeunefemme, les pieds nus, enveloppée dans un peignoir, se balançaitd’un mouvement d’horloge, sous la fixité intolérable d’unesouffrance qui lui arrachait de grands soupirs réguliers.

– Ça va plus mal ? demanda Pauline.

Elle ne répondit pas.

– Veux-tu, maintenant, qu’on aille chercher madameBouland ?

Alors, elle bégaya, d’un air de résignation obsédée :

– Oui, ça m’est égal. J’aurai peut-être la paix ensuite… Jene peux plus, je ne peux plus…

Lazare, qui était monté derrière Pauline et qui écoutait à laporte, osa entrer en disant qu’il serait prudent aussi de courir àArromanches, pour ramener le docteur Cazenove, dans le cas où descomplications se présenteraient. Mais Louise se mit à pleurer. Ilsn’avaient donc pas la moindre pitié de son état ? Pourquoi lamartyriser de la sorte ? On le savait bien, toujours l’idéequ’un homme l’accoucherait l’avait révoltée. C’était en elle unepudeur maladive de femme coquette, un malaise de se montrer dansl’abandon affreux de la souffrance, qui, même devant son mari et sacousine, lui faisait serrer le peignoir autour de ses pauvres reinstordus.

– Si tu vas chercher le docteur, bégayait-elle, je mecouche, je me tourne contre le mur, et je ne réponds plus àpersonne.

– Ramène toujours la sage-femme, dit Pauline à Lazare. Jene puis croire non plus que le moment soit arrivé. Il s’agit de lacalmer seulement.

Tous deux redescendirent. L’abbé Horteur venait d’entrersouhaiter un petit bonsoir, et il restait muet devant Chanteaueffaré. On voulut que Lazare mangeât au moins un morceau de veau,avant de se mettre en route ; mais, la tête perdue, il déclaraqu’une seule bouchée l’étranglerait, il partit en courant pourVerchemont.

– Elle m’a appelée, je crois ? reprit Pauline, quis’élança vers l’escalier. Si j’avais besoin de Véronique, jetaperais… Achève de dîner sans moi, n’est-ce pas ? mononcle.

Le prêtre, gêné d’être tombé au milieu d’un accouchement, netrouvait pas ses paroles habituelles de consolation. Il finit parse retirer, après avoir promis de revenir, lorsqu’il aurait renduvisite aux Gonin, où le vieil infirme était très malade. EtChanteau demeura seul, devant la table encombrée de la débandade ducouvert. Les verres étaient à moitié pleins, le veau se figeait aufond des assiettes, les fourchettes grasses et les morceaux de painmordus déjà, traînaient, restaient jetés dans le coup d’inquiétudequi venait de passer sur la nappe. Tout en mettant une bouilloired’eau au feu, par précaution, la bonne grognait de ne pas savoirs’il fallait desservir ou laisser ainsi tout en l’air.

En haut, Pauline avait trouvé Louise debout, appuyée au dossierd’une chaise.

– Je souffre trop assise, aide-moi à marcher.

Depuis le matin, elle se plaignait de pinçures à la peau, commesi des mouches l’avaient fortement piquée. À présent, c’étaient descontractions intérieures, une sensation d’étau qui lui aurait serréle ventre, dans un écrasement de plus en plus étroit. Dès qu’elles’asseyait ou se couchait, il lui semblait qu’une masse de plomblui broyait les entrailles ; et elle éprouvait le besoin depiétiner, elle avait pris le bras de sa cousine, qui la promenaitdu lit à la fenêtre.

– Tu as un peu de fièvre, dit la jeune fille. Si tu voulaisboire ?

Louise ne put répondre. Une contraction violente l’avaitcourbée, et elle se pendait aux épaules de Pauline, dans un telfrisson, que toutes les deux en tremblaient. Il lui échappait descris, où il y avait à la fois de l’impatience et de la terreur.

– Je meurs de soif, murmura-t-elle, quand elle parla enfin.Ma langue est sèche, et tu vois comme je suis rouge… Mais, non,non ! ne me lâche pas, je tomberais. Marchons, marchonsencore, je boirai tout à l’heure.

Et elle continua sa promenade, traînant les jambes, sedandinant, pesant plus lourd au bras qui la soutenait. Pendant deuxheures, elle marcha sans relâche. Il était neuf heures. Pourquoicette sage-femme n’arrivait-elle pas ? Maintenant, elle lasouhaitait ardemment, elle disait qu’on voulait donc la voirmourir, pour la laisser si longtemps sans secours. Verchemont étaità vingt-cinq minutes, une heure aurait dû suffire. Lazares’amusait, ou bien un accident était survenu, c’était fini,personne ne reviendrait. Des nausées la secouèrent, elle eut desvomissements.

– Va-t’en, je ne veux pas que tu restes !… Est-cepossible, mon Dieu ! d’en tomber là, d’être ainsi à répugnertout le monde !

Elle gardait, dans l’abominable torture, cette uniquepréoccupation de sa pudeur et de sa grâce de femme. D’une granderésistance nerveuse, malgré ses membres délicats, elle mettait à nepas s’abandonner le reste de ses forces, tracassée de n’avoir puenfiler ses bas, inquiète des coins de nudité qu’elle montrait.Mais une gêne plus grande la saisit, des besoins imaginaires latourmentaient sans cesse, et elle voulait que sa cousine setournât, et elle s’enveloppait dans un coin de rideau, pour essayerde les satisfaire. Comme la bonne était montée offrir ses services,elle balbutia d’une voix éperdue, à la première pesanteur qu’ellecrut éprouver :

– Oh ! pas devant cette fille… Je t’en prie, emmène-laun instant dans le corridor.

Pauline commençait à perdre la tête. Dix heures sonnèrent, ellene savait comment expliquer l’absence prolongée de Lazare. Sansdoute il n’avait pas trouvé madame Bouland ; maisqu’allait-elle devenir, ignorante de ce qu’il fallait faire, aveccette pauvre femme dont la situation semblait empirer ? Sesanciennes lectures lui revenaient bien, elle aurait volontiersexaminé Louise, dans l’espoir de se rassurer et de la rassurerelle-même. Seulement, elle la sentait si honteuse, qu’elle hésitaità le lui proposer.

– Écoute, ma chère, dit-elle enfin, si tu me laissaisvoir ?

– Toi ! oh ! non, oh ! non… Tu n’es pasmariée.

Pauline ne put s’empêcher de rire.

– Ça ne fait rien, va !… Je serais si heureuse de tesoulager.

– Non ! je mourrais de honte, je n’oserais jamais pluste regarder en face.

Onze heures sonnèrent, l’attente devenait intolérable. Véroniquepartit pour Verchemont, emportant une lanterne, avec l’ordre devisiter tous les fossés. Deux fois, Louise avait tâché de se mettreau lit, les jambes brisées de fatigue ; mais elle s’étaitrelevée aussitôt, et elle se tenait debout maintenant, les brasaccoudés à la commode, s’agitant sur place, dans un perpétuelmouvement des reins. Les douleurs, qui se produisaient par crises,se rapprochaient, se confondaient en une douleur unique, dont laviolence lui coupait la respiration. À toute minute, ses mainstâtonnantes quittaient un instant la commode, glissaient le long deses flancs, allaient empoigner et soutenir ses fesses, comme pouralléger le poids qui les écrasait. Et Pauline, debout derrièreelle, ne pouvait rien, devait la regarder souffrir, détournant latête, feignant de s’occuper, lorsqu’elle la voyait ramener sonpeignoir d’un geste d’embarras, avec la préoccupation persistantede ses beaux cheveux blonds défaits et de son fin visagedécomposé.

Il était près de minuit, lorsqu’un bruit de roues fit descendrevivement la jeune fille.

– Et Véronique ? cria-t-elle du perron, enreconnaissant Lazare et la sage-femme, vous ne l’avez donc pasrencontrée ?

Lazare lui raconta qu’ils arrivaient par la route dePort-en-Bessin : tous les malheurs, madame Bouland à troislieues de là, auprès d’une femme en couches, ni voiture ni chevalpour aller la chercher, les trois lieues faites à pied, au pas decourse, et là-bas des ennuis à n’en plus finir ! Heureusementque madame Bouland avait une carriole.

– Mais la femme ? demanda Pauline, c’était donc fini,Madame a pu la quitter ?

La voix de Lazare trembla, il dit sourdement :

– La femme, elle est morte.

On entrait dans le vestibule qu’une bougie, posée sur unemarche, éclairait. Il y eut un silence, pendant que madame Boulandaccrochait son manteau. C’était une petite femme brune, maigre,jaune comme un citron, avec un grand nez dominateur. Elle parlaitfort, avait des allures despotiques, qui la faisaient vénérer despaysans.

– Si Madame veut bien me suivre, dit Pauline. Je ne savaisplus que faire, elle n’a pas cessé de se plaindre depuis lanuit.

Dans la chambre, Louise piétinait toujours devant la commode.Elle se remit à pleurer, quand elle aperçut la sage-femme. Celle-cilui posa quelques questions brèves, sur les dates, le lieu et lecaractère des douleurs. Puis elle conclut sèchement :

– Nous allons voir… Je ne peux rien dire tant que jen’aurai pas déterminé la présentation.

– C’est donc pour maintenant ? murmura la jeune femmeen larmes. Oh ! mon Dieu ! à huit mois ! Moi quicroyais avoir un mois encore !

Sans répondre, madame Bouland tapait les oreillers, les empilaitl’un sur l’autre, au milieu du lit. Lazare, qui était monté, avaitl’attitude gauche de l’homme tombé dans ce drame des couches. Ils’était approché pourtant, il avait mis un baiser sur le front ensueur de sa femme, qui ne parut même pas avoir conscience de cettecaresse encourageante.

– Allons, allons, dit la sage-femme.

Louise, effarée, tourna vers Pauline un regard dont celle-cicomprit la supplication muette. Elle emmena Lazare, tous deuxrestèrent sur le palier, sans pouvoir s’éloigner davantage. Labougie, laissée en bas, éclairait la cage de l’escalier d’une lueurde veilleuse, coupée d’ombres bizarres ; et ils se tenaientlà, l’un adossé au mur, l’autre à la rampe, face à face, immobileset silencieux. Leurs oreilles se tendaient vers la chambre. Desplaintes vagues en sortaient toujours, il y eut deux crisdéchirants. Puis, il leur sembla qu’une éternité s’écoulait,jusqu’au moment où la sage-femme ouvrit enfin. Ils allaientrentrer, lorsqu’elle les repoussa, pour sortir elle-même etrefermer la porte.

– Quoi donc ? murmura Pauline.

D’un signe, elle leur dit de descendre ; et ce fut en basseulement, dans le corridor, qu’elle parla.

– Le cas menace d’être grave. Mon devoir est de prévenir lafamille.

Lazare pâlissait. Un souffle froid lui avait glacé la face. Ilbalbutia :

– Qu’y a-t-il ?

– L’enfant se présente par l’épaule gauche, autant que j’aipu m’en assurer, et je crains même que le bras ne se dégage lepremier.

– Eh bien ? demanda Pauline.

– Dans un cas pareil, la présence d’un médecin estabsolument nécessaire… Je ne puis prendre la responsabilité del’accouchement, surtout à huit mois.

Il y eut un silence. Puis, Lazare, désespéré, se révolta. Oùvoulait-on qu’il trouvât un médecin, à cette heure de nuit ?Sa femme aurait le temps de succomber vingt fois, avant qu’il eûtramené le docteur d’Arromanches.

– Je ne crois pas à un danger immédiat, répétait lasage-femme. Partez tout de suite… Moi, je ne puis rien faire.

Et, comme Pauline à son tour la suppliait d’agir, au nom del’humanité, pour soulager du moins la malheureuse, dont les grandssoupirs continuaient à emplir la maison, elle déclara de sa voixnette :

– Non, cela m’est défendu… L’autre, là-bas, est morte. Jene veux pas que celle-ci me reste encore dans les mains.

À ce moment, on entendit s’élever, dans la salle à manger, unappel larmoyant de Chanteau.

– Vous êtes là ? entrez !… On ne me dit rien. Ily a un siècle que j’attends des nouvelles.

Ils entrèrent. Depuis le dîner interrompu, on avait oubliéChanteau. Il était resté devant la table servie, tournant sespouces, patientant, avec sa résignation somnolente d’infirme,accoutumé aux longues immobilités solitaires. Cette nouvellecatastrophe, qui révolutionnait la maison, l’attristait ; etil n’avait pas même eu le cœur de finir de manger, les yeux sur sonassiette encore pleine.

– Ça ne va donc pas bien ? murmura-t-il.

Lazare haussa rageusement les épaules. Madame Bouland, quigardait tout son calme, lui conseillait de ne pas perdre le tempsdavantage.

– Prenez la carriole. Le cheval ne marche guère. Mais, endeux heures, deux heures et demie, vous pouvez aller et revenir…D’ici là, je veillerai.

Alors, dans une détermination brusque, il s’élança dehors, avecla certitude qu’il retrouverait sa femme morte. On l’entenditjurer, taper sur le cheval, qui emporta la carriole, au milieu d’ungrand bruit de ferrailles.

– Que se passe-t-il ? demanda de nouveau Chanteau,auquel personne ne répondait.

La sage-femme remontait déjà, et Pauline la suivit, après avoirsimplement dit à son oncle que cette pauvre Louise aurait beaucoupde mal. Comme elle offrait de le coucher, il refusa, s’obstinant àrester pour savoir. Si le sommeil le prenait, il dormirait trèsbien dans son fauteuil, ainsi qu’il y dormait des après-midientières. À peine se retrouvait-il seul, que Véronique rentra, avecsa lanterne éteinte. Elle était furieuse. Depuis deux ans, ellen’avait pas lâché tant de paroles à la fois.

– Fallait le dire, qu’ils viendraient par l’autreroute ! Moi qui regardais dans tous les fossés et qui suisallée jusqu’à Verchemont comme une bête !… Là-bas encore, j’aiattendu une grande demi-heure, plantée au milieu du chemin.

Chanteau la regardait de ses gros yeux.

– Dame ! ma fille, vous ne pouviez guère vousrencontrer.

– Puis, en revenant, voilà que j’aperçois monsieur Lazaregalopant comme un fou, dans une méchante voiture… Je lui crie qu’onl’attend, et il tape plus fort, et il manque de m’écraser !…Non, j’en ai assez, de ces commissions où je ne comprendsrien ! Sans compter que ma lanterne s’est éteinte.

Et elle bouscula son maître, elle voulut le forcer à finir demanger, pour qu’elle pût au moins desservir la table. Il n’avaitpas faim, il allait pourtant prendre un peu de veau froid, histoireplutôt de se distraire. Ce qui le tracassait maintenant, c’était lemanque de parole de l’abbé. Pourquoi promettre de tenir compagnieaux gens, si l’on est décidé à rester chez soi ? Les prêtres,à la vérité, faisaient une si drôle de figure, quand les femmesaccouchaient ! Cette idée l’amusa, il se disposa gaiement àsouper tout seul.

– Voyons, monsieur, dépêchez-vous, répétait Véronique. Ilest bientôt une heure, ma vaisselle ne peut pas traîner comme çajusqu’à demain… En voilà une sacrée maison où l’on a toujours dessecousses !

Elle commençait à enlever les assiettes, lorsque Paulinel’appela de l’escalier, d’une voix pressante. Et Chanteau seretrouva en face de la table, oublié encore, sans que personnedescendît lui apporter des nouvelles.

Madame Bouland venait de prendre possession de la chambre avecautorité, fouillant les meubles, donnant des ordres. Elle fitd’abord allumer du feu, car la pièce lui paraissait humide.Ensuite, elle déclara le lit incommode, trop bas, trop mou ;et, comme Pauline lui disait avoir au grenier un vieux lit desangle, elle l’envoya chercher par Véronique, l’installa devant lacheminée, en plaçant au fond une planche et en le garnissant d’unsimple matelas. Puis, il lui fallut une quantité de linge, un drapqu’elle plia en quatre pour garantir le matelas, d’autres draps, etdes serviettes, et des torchons, qu’elle mit chauffer sur deschaises, devant le feu. Bientôt, la chambre, encombrée de ceslinges, barrée par le lit, prit l’air d’une ambulance, installée àla hâte, dans l’attente d’une bataille.

Du reste, elle ne cessait de causer maintenant, elle exhortaitLouise d’une voix militaire, comme si elle eût commandé à ladouleur. Pauline l’avait priée à voix basse de ne pas parler dumédecin.

– Ce ne sera rien, ma petite dame. Je préférerais vous voircouchée ; mais, puisque ça vous agace, marchez sans crainte,appuyez-vous sur moi… J’en ai accouché à huit mois, dont lesenfants étaient plus gros que les autres… Non, non, ça ne vous faitpas tant de mal que vous croyez. Nous allons vous débarrasser toutà l’heure, en deux temps et trois mouvements.

Louise ne se calmait pas. Ses cris prenaient un caractère dedétresse affreuse. Elle se cramponnait aux meubles ; parmoments, des paroles incohérentes annonçaient même un peu dedélire. La sage-femme, afin de rassurer Pauline, lui expliquait àdemi-voix que les douleurs de la dilatation du col étaient parfoisplus intolérables que les grandes douleurs de l’expulsion. Elleavait vu ce travail préparatoire durer deux jours, au premierenfant. Ce qu’elle redoutait, c’était la rupture des eaux, avantl’arrivée du médecin ; car la manœuvre qu’il allait êtreobligé de faire, serait alors dangereuse.

– Ce n’est plus possible, répétait Louise en haletant, cen’est plus possible… Je vais mourir…

Madame Bouland s’était décidée à lui donner vingt gouttes delaudanum dans un demi-verre d’eau. Ensuite, elle avait essayé desfrictions sur les lombes. La pauvre femme, qui perdait de sesforces, s’abandonnait davantage : – elle n’exigeait plus quesa cousine et la bonne sortissent, elle cachait seulement sa nuditésous son peignoir rabattu, dont elle tenait les pans dans ses mainscrispées. Mais le court répit amené par les frictions ne durapas ; et des contractions terribles se déclarèrent.

– Attendons, dit stoïquement madame Bouland. Je ne puisabsolument rien. Il faut laisser faire la nature.

Et même elle entama une discussion sur le chloroforme, contrelequel elle avait les répugnances de la vieille école. Àl’entendre, les accouchées mouraient comme des mouches, entre lesmains des médecins qui employaient cette drogue. La douleur étaitnécessaire, jamais une femme endormie n’était capable d’un aussibon travail qu’une femme éveillée.

Pauline avait lu le contraire. Elle ne répondait pas, le cœurnoyé de compassion devant le ravage du mal, qui anéantissait peu àpeu Louise et faisait de sa grâce, de son charme de blondedélicate, un épouvantable objet de pitié. Et il y avait en elle unecolère contre la douleur, un besoin de la supprimer, qui la luiaurait fait combattre comme une ennemie, si elle en avait connu lesmoyens.

La nuit pourtant s’écoulait, il était près de deux heures.Plusieurs fois, Louise avait parlé de Lazare. On mentait, on luidisait qu’il restait en bas, tellement secoué lui-même, qu’ilcraignait de la décourager. Du reste, elle n’avait plus consciencedu temps : les heures passaient, et les minutes lui semblaientéternelles. Le seul sentiment qui persistait dans son agitation,était que ça ne finirait jamais, que tout le monde, autour d’elle,y mettait de la mauvaise volonté. C’étaient les autres qui nevoulaient pas la débarrasser, elle s’emportait contre lasage-femme, contre Pauline, contre Véronique, en les accusant de nerien savoir de ce qu’il aurait fallu faire.

Madame Bouland se taisait. Elle jetait sur la pendule desregards furtifs, bien qu’elle n’attendit pas le médecin avant uneheure encore, car elle connaissait la lenteur fourbue du cheval. Ladilatation allait être complète, la rupture des eaux devenaitimminente ; et elle décida la jeune femme à se coucher. Puis,elle la prévint.

– Ne vous effrayez pas, si vous vous sentiez mouillée… Etne bougez plus, de grâce ! J’aimerais mieux ne rien hâtermaintenant.

Louise resta immobile pendant quelques secondes. Il lui fallaitun effort de volonté excessif, pour résister aux soulèvementsdésordonnés de la souffrance ; son mal s’en irritait, bientôtelle ne put lutter davantage, elle sauta du lit de sangle, dans unélan exaspéré de tous ses membres. À l’instant même, comme sespieds touchaient le tapis, il y eut un bruit sourd d’outre qui secrève et ses jambes furent trempées, deux larges taches parurentsur son peignoir.

– Ça y est ! dit la sage-femme, qui jura entre sesdents.

Bien que prévenue, Louise était demeurée à la même place,tremblante, regardant ce ruissellement qui sortait d’elle, avec laterreur de voir le peignoir et le tapis inondés de son sang. Lestaches restaient pâles, le flot s’était brusquement arrêté, elle serassura. Vivement, on l’avait recouchée. Et elle éprouvait un calmesoudain, un tel bien-être inattendu, qu’elle se mit à dire, d’unair de gaieté triomphante :

– C’était ça qui me gênait. À présent, je ne souffre plusdu tout, c’est fini… Je savais bien que je ne pouvais pas accoucherau huitième mois. Ce sera pour le mois prochain… Vous n’y avez rienentendu, ni les unes ni les autres.

Madame Bouland hochait la tête, sans vouloir lui gâter ce momentde répit en répondant que les grandes douleurs d’expulsion allaientvenir. Elle avertit seulement Pauline à voix basse, elle la pria dese mettre de l’autre côté du lit de sangle, pour empêcher une chutepossible, dans le cas où l’accouchée se débattrait. Mais, quand lesdouleurs reparurent, Louise ne tenta point de se lever : ellen’en trouvait désormais ni la volonté ni la force. Au premierréveil du mal, son teint s’était plombé, sa face avait pris uneexpression de désespoir. Elle cessait de parler, elle s’enfermaitdans cette torture sans fin, où elle ne comptait désormais sur lesecours de personne, si abandonnée, si misérable à la longue,qu’elle souhaitait de mourir tout de suite. D’ailleurs, cen’étaient plus les contractions involontaires, qui, depuis vingtheures, lui arrachaient les entrailles ; c’étaient à présentdes efforts atroces de tout son être, des efforts qu’elle nepouvait retenir, qu’elle exagérait elle-même, par un besoinirrésistible de se délivrer. La poussée partait du bas des côtes,descendait dans les reins, aboutissait aux aines en une sorte dedéchirure, sans cesse élargie. Chaque muscle du ventre travaillait,se bandait sur les hanches, avec des raccourcissements et desallongements de ressort ; même ceux des fesses et des cuissesagissaient, semblaient par moments la soulever du matelas. Untremblement ne la quittait plus, elle était, de la taille auxgenoux, secouée ainsi de larges ondes douloureuses, que l’onvoyait, une à une, descendre sous sa peau, dans le raidissement deplus en plus violent de la chair.

– Ça ne finira donc pas, mon Dieu ! ça ne finira doncpas ? murmurait Pauline.

Ce spectacle emportait son calme et son courage habituels. Etelle poussait elle-même, dans un effort imaginaire, à chacun desgémissements de travailleuse essoufflée dont l’accouchéeaccompagnait sa besogne. Les cris, d’abord sourds, montaient peu àpeu, s’enflaient en plaintes de fatigue et d’impuissance. C’étaitl’enragement, le han ! éperdu du fendeur de bois, qui abat sacognée depuis des heures sur le même nœud, sans avoir seulement puentamer l’écorce.

Entre chaque crise, dans les courts instants de repos, Louise seplaignait d’une soif ardente. Sa gorge sans salive avait desmouvements pénibles d’étranglement.

– Je meurs, donnez-moi à boire !

Elle buvait une gorgée de tilleul très léger, que Véroniquetenait devant le feu. Mais souvent, au moment où elle portait latasse à ses lèvres, Pauline devait la reprendre, car une autrecrise arrivait, les mains se remettaient à trembler ; tandisque la face renversée s’empourprait et que le cou se couvrait desueur, dans la poussée nouvelle qui tendait les muscles.

Il survint aussi des crampes. À toutes minutes, elle parlait dese lever pour satisfaire des besoins, dont elle prétendaitsouffrir. La sage-femme s’y opposait énergiquement.

– Restez donc tranquille. C’est un effet du travail… Quandvous serez descendue pour ne rien faire, vous serez bien avancée,n’est-ce pas ?

À trois heures, madame Bouland ne cacha plus son inquiétude àPauline. Des symptômes alarmants se manifestaient, surtout unelente déperdition des forces. On aurait pu croire que l’accouchéesouffrait moins, car ses cris et ses efforts diminuaientd’énergie ; mais la vérité était que le travail menaçait des’arrêter, dans la fatigue trop grande. Elle succombait à cesdouleurs sans fin, chaque minute de retard devenait un danger. Ledélire reparut, elle eut même un évanouissement. Madame Bouland enprofita pour la toucher encore et mieux reconnaître laposition.

– C’est bien ce que je craignais, murmura-t-elle. Est-ceque le cheval s’est cassé les jambes, qu’ils ne reviennentpas ?

Et, comme Pauline lui disait qu’elle ne pouvait laisser mourirainsi cette malheureuse, elle s’emporta.

– Croyez-vous que je sois à la noce !… Si je tente lamanœuvre et que ça tourne mal, j’aurai toutes sortes d’ennuis surle dos… Avec ça qu’on est tendre pour nous !

Quand Louise recouvra sa connaissance, elle se plaignit d’unegêne.

– C’est le petit bras qui passe, continua madame Boulandtout bas. Il est entièrement dégagé… Mais l’épaule est là, qui nesortira jamais.

Pourtant, à trois heures et demie, devant la situation de plusen plus critique, elle allait peut-être se décider à agir, lorsqueVéronique, qui remontait de la cuisine, appela Mademoiselle dans lecorridor, où elle lui dit que le médecin arrivait. On la laissa uninstant seule près de l’accouchée, la jeune fille et la sage-femmedescendirent. Au milieu de la cour, Lazare bégayait des injurescontre le cheval ; mais, quand il sut que sa femme vivaitencore, la réaction fut si forte, qu’il se calma tout d’un coup.Déjà le docteur Cazenove montait le perron, en posant à madameBouland des questions rapides.

– Votre présence brusque l’effrayerait, dit Pauline dansl’escalier. Maintenant que vous êtes là, il est nécessaire qu’on laprévienne.

– Faites vite, répondit-il simplement, d’une voixbrève.

Pauline seule entra, les autres se tinrent à la porte.

– Ma chérie, expliqua-t-elle, imagine-toi que le docteur,après t’avoir vue hier, s’est douté de quelque chose ; et ilvient d’arriver… Tu devrais consentir à le voir, puisque ça n’enfinit point.

Louise ne paraissait pas entendre. Elle roulait désespérément latête sur l’oreiller. Enfin, elle balbutia :

– Comme vous voudrez, mon, Dieu !… Est-ce que je sais,maintenant ? Je n’existe plus.

Le docteur s’était avancé. Alors, la sage-femme engagea Paulineet Lazare à descendre : elle irait leur donner des nouvelles,elle les appellerait, si l’on avait besoin d’aide. Ils seretirèrent en silence. En bas, dans la salle à manger, Chanteauvenait de s’endormir, devant la table toujours servie. Le sommeildevait l’avoir pris au milieu de son petit souper, prolongé avec lalenteur d’une distraction, car la fourchette était encore au bordde l’assiette, où se trouvait un reste de veau. Pauline, enentrant, dut remonter la lampe, qui charbonnait et s’éteignait.

– Ne l’éveillons pas, murmura-t-elle. Il est inutile qu’ilsache.

Doucement, elle s’assit sur une chaise, tandis que Lazaredemeurait debout, immobile. Une attente effroyable commença, nil’un ni l’autre ne disait un mot, ils ne pouvaient même soutenirl’angoisse de leurs regards, détournant la tête, dès que leurs yeuxse rencontraient. Et aucun bruit n’arrivait d’en haut, les plaintesaffaiblies ne s’entendaient plus, ils prêtaient vainementl’oreille, sans saisir autre chose que le bourdonnement de leurpropre fièvre. C’était ce grand silence frissonnant, ce silence demort, qui, à la longue, les épouvantait surtout. Que se passait-ildonc ? pourquoi les avait-on renvoyés ? Ils auraientpréféré les cris, une lutte, quelque chose de vivant se débattantencore sur leurs têtes. Les minutes s’écoulaient, et la maisons’enfonçait davantage dans ce néant. Enfin, la porte s’ouvrit, ledocteur Cazenove entra.

– Eh bien ? demanda Lazare, qui avait fini pars’asseoir en face de Pauline.

Le docteur ne répondit pas tout de suite. La clarté fumeuse dela lampe, cette clarté louche des longues veilles, éclairait malson vieux visage tanné où les fortes émotions ne pâlissaient queles rides. Mais, quand il parla, le son brisé de ses paroles laissavoir la lutte qui se livrait en lui.

– Eh bien ! je n’ai encore rien fait, répondit-il. Jene veux rien faire sans vous consulter.

Et, d’un geste machinal, il passa les doigts sur son front,comme pour en chasser un obstacle, un nœud qu’il ne pouvaitdéfaire.

– Mais ce n’est pas à nous de décider, docteur, ditPauline. Nous la remettons entre vos mains.

Il hocha la tête. Un souvenir importun ne le quittait pas, il sesouvenait des quelques négresses qu’il avait accouchées, auxcolonies, une entre autres, une grande fille dont l’enfant seprésentait ainsi par l’épaule et qui avait succombé, pendant qu’illa délivrait d’un paquet de chair et d’os. C’étaient, pour leschirurgiens de marine, les seules expériences possibles, des femmeséventrées à l’occasion, quand ils faisaient là-bas un serviced’hôpital. Depuis sa retraite à Arromanches, il avait bien pratiquéet acquis l’adresse de l’habitude ; mais le cas si difficilequ’il rencontrait dans cette maison amie venait de le rendre àtoute son hésitation d’autrefois. Il tremblait comme un débutant,inquiet aussi de ses vieilles mains, qui n’avaient plus l’énergiede la jeunesse.

– Il faut bien que je vous dise tout, reprit-il. La mère etl’enfant me semblent perdus… Peut-être serait-il temps encore desauver l’un ou l’autre…

Lazare et Pauline s’étaient levés, glacés du même frisson.Chanteau, réveillé par le bruit des voix, avait ouvert des yeuxtroubles, et il écoutait avec effarement les choses qu’on disaitdevant lui.

– Qui dois-je essayer de sauver ? répétait le médecin,aussi tremblant que les pauvres gens auxquels il posait cettequestion. L’enfant ou la mère ?

– Qui ? mon Dieu ! s’écria Lazare… Est-ce que jesais ? est-ce que je puis ?

Des larmes l’étranglaient de nouveau, pendant que sa cousine,très pâle, restait muette, devant cette alternative redoutable.

– Si je tente la version, continua le docteur qui discutaitses incertitudes tout haut, l’enfant sortira sans doute enbouillie. Et je crains de fatiguer la mère, elle souffre déjàdepuis trop longtemps… D’autre part, l’opération césarienneassurerait la vie du petit ; mais l’état de la pauvre femmen’est pas désespéré au point que je me sente le droit de lasacrifier ainsi… C’est une question de conscience, je vous suppliede prononcer vous-mêmes.

Les sanglots empêchaient Lazare de répondre. Il avait pris sonmouchoir, il le tordait convulsivement, dans l’effort qu’il faisaitpour retrouver un peu de raison. Chanteau regardait toujours,stupéfié. Et ce fut Pauline qui put dire :

– Pourquoi êtes-vous descendu ?… C’est mal de noustorturer, lorsque vous êtes seul à savoir et à pouvoir agir.

Justement, madame Bouland venait annoncer que la situations’aggravait.

– Est-on décidé ?… Elle s’affaiblit.

Alors, dans un de ces brusques élans qui déconcertaient, ledocteur embrassa Lazare, en le tutoyant.

– Écoute, je vais tâcher de les sauver tous les deux. Ets’ils succombent, eh bien ! j’aurai plus de chagrin que toi,parce que je croirai que c’est de ma faute.

Rapidement, avec la vivacité d’un homme résolu, il discutal’emploi du chloroforme. Il avait apporté le nécessaire, maiscertains symptômes lui donnaient la crainte d’une hémorragie, cequi était une contre-indication formelle. Les syncopes et lapetitesse du pouls le préoccupaient. Aussi résista-t-il auxsupplications de la famille, qui demandait le chloroforme, maladede ces souffrances, qu’elle partageait depuis bientôt vingt-quatreheures ; et il était encouragé dans son refus par l’attitudede la sage-femme, dont les épaules se haussaient de répugnance etde mépris.

– J’accouche bien deux cents femmes par an, murmurait-elle.Est-ce qu’elles ont besoin de ça pour se tirer d’affaire ?…Elles souffrent, tout le monde souffre !

– Montez, mes enfants, reprit le docteur. J’aurai besoin devous… Et puis, j’aime mieux vous sentir avec moi.

Tous quittaient la salle à manger, lorsque Chanteau parla enfin.Il appelait son fils.

– Viens m’embrasser… Ah ! cette pauvreLouisette ! Est-ce terrible, des affaires pareilles, au momentoù l’on ne s’y attend pas ? S’il faisait jour au moins !…Préviens-moi, quand ce sera fini.

De nouveau, il resta seul dans la pièce. La lampe charbonnait,il fermait les paupières, aveuglé par la clarté louche, repris desommeil. Pourtant, il lutta quelques minutes, promenant ses regardssur la vaisselle de la table et la débandade des chaises, où lesserviettes pendaient encore. Mais l’air était trop lourd, lesilence trop écrasant. Il succomba, ses paupières se refermèrent,ses lèvres eurent un petit souffle régulier, au milieu du désordretragique de ce dîner interrompu depuis la veille.

En haut, le docteur Cazenove conseilla de faire un grand feudans la chambre voisine, l’ancienne chambre de madameChanteau : on pourrait en avoir besoin, après la délivrance.Véronique, qui avait gardé Louise pendant l’absence de lasage-femme, alla aussitôt l’allumer. Puis toutes les dispositionsfurent prises, on remit des linges fins devant la cheminée, onapporta une seconde cuvette, on monta une bouilloire d’eau chaude,un litre d’eau-de-vie, du saindoux sur une assiette. Le docteurcrut avoir le devoir de prévenir l’accouchée.

– Ma chère enfant, dit-il, ne vous inquiétez pas, mais ilfaut absolument que j’intervienne… Votre vie nous est chère à tous,et si le pauvre petit est menacé, nous ne pouvons vous laisserainsi davantage… Vous me permettez d’agir, n’est-ce pas ?

Louise ne semblait plus entendre. Raidie par les efforts quicontinuaient malgré elle, la tête roulée à gauche sur l’oreiller,la bouche ouverte, elle avait une plainte basse, continue, quiressemblait à un râle. Lorsque ses paupières se soulevaient, elleregardait le plafond avec égarement, comme si elle se fût éveilléedans un lieu inconnu.

– Vous permettez ? répétait le docteur.

Alors, elle balbutia :

– Tuez-moi, tuez-moi tout de suite.

– Faites vite, je vous en supplie, murmura Pauline aumédecin. Nous sommes là pour prendre la responsabilité de tout.

Pourtant, il insistait, en disant à Lazare :

– Je réponds d’elle, si une hémorragie ne survient pas.Mais l’enfant me semble condamné. On en tue neuf sur dix, dans cesconditions, car il y a toujours des lésions, des fractures, parfoisun écrasement complet.

– Allez, allez, docteur, répondit le père, avec un gesteéperdu.

Le lit de sangle ne fut pas jugé assez solide. On transporta lajeune femme sur le grand lit, après avoir mis une planche entre lesmatelas. La tête vers le mur, adossée contre un entassementd’oreillers, elle avait les reins appuyés au bord même ; et onécarta les cuisses, on posa les pieds sur les dossiers de deuxpetits fauteuils.

– C’est parfait, disait le médecin en considérant cespréparatifs. Nous serons bien, ça va être très commode… Seulement,il serait prudent de la tenir, dans le cas où elle sedébattrait.

Louise n’était plus. Elle venait de s’abandonner comme unechose. Sa pudeur de femme, sa répugnance à se laisser voir dans sonmal et dans sa nudité, avaient sombré enfin, emportées par lasouffrance. Sans force pour soulever un doigt, elle n’avaitconscience ni de sa peau nue, ni de ces gens qui la touchaient. Et,découverte jusqu’à la gorge, le ventre à l’air, les jambesélargies, elle restait là, sans même un frisson, étalant samaternité ensanglantée et béante.

– Madame Bouland tiendra l’une des cuisses, continuait ledocteur, et vous, Pauline, il faut que vous nous rendiez le servicede tenir l’autre. N’ayez pas peur, serrez ferme, empêchez toutmouvement… Maintenant, Lazare serait bien gentil s’ilm’éclairait.

On lui obéissait, cette nudité avait aussi disparu pour eux. Ilsn’en voyaient que la misère pitoyable, ce drame d’une naissancedisputée, qui tuait l’idée de l’amour. À la grande clarté brutale,le mystère troublant s’en était allé de la peau si délicate auxendroits secrets, de la toison frisant en petites mèchesblondes ; et il ne restait que l’humanité douloureuse,l’enfantement dans le sang et dans l’ordure, faisant craquer leventre des mères, élargissant jusqu’à l’horreur la fente rouge,pareille au coup de hache qui ouvre le tronc et laisse couler lavie des grands arbres.

Le médecin causait toujours à demi-voix, en ôtant sa redingoteet en retroussant la manche gauche de sa chemise, au-dessus ducoude.

– On a trop attendu, l’introduction de la main seradifficile. Vous voyez, l’épaule s’est déjà engagée dans le col.

Au milieu des muscles engorgés et tendus, entre les bourreletsrosâtres, l’enfant apparaissait. Mais il était arrêté là, parl’étranglement de l’organe, qu’il ne pouvait franchir. Cependant,les efforts du ventre et des reins tâchaient encore de lechasser ; même évanouie, la mère poussait violemment,s’épuisait à ce labeur, dans le besoin mécanique de ladélivrance ; et les ondes douloureuses continuaient àdescendre, accompagnées chacune du cri de son obstination, luttantcontre l’impossible. Hors de la vulve, la main de l’enfant pendait.C’était une petite main noire, dont les doigts s’ouvraient et sefermaient par moments, comme si elle se fût cramponnée à lavie.

– Repliez un peu la cuisse, dit madame Bouland à Pauline.Il est inutile de la fatiguer.

Le docteur Cazenove s’était placé entre les deux genoux,maintenus par les deux femmes. Il se retourna, étonné des lueursdansantes qui l’éclairaient. Derrière lui, Lazare tremblait sifort, que la bougie s’agitait à son poing, comme effarée au souffled’un grand vent.

– Mon cher garçon, dit-il, posez le bougeoir sur la tablede nuit. J’y verrai plus clair.

Incapable de regarder davantage, le mari alla tomber sur unechaise, à l’autre bout de la pièce. Mais il avait beau ne plusregarder, il apercevait toujours la pauvre main du petit être,cette main qui voulait vivre, qui semblait chercher à tâtons unsecours dans ce monde, où elle arrivait la première.

Alors, le docteur s’agenouilla. Il avait enduit de saindoux samain gauche, qu’il se mit à introduire lentement, pendant qu’ilposait la droite sur le ventre. Il fallut refouler le petit bras,le rentrer tout à fait, pour que les doigts de l’opérateur pussentpasser ; et ce fut la partie dangereuse de la manœuvre. Lesdoigts, allongés en forme de coin, pénétrèrent ensuite peu à peu,avec un léger mouvement tournant, qui facilita l’introduction de lamain jusqu’au poignet. Elle s’enfonça encore, avança toujours, allachercher les genoux, puis les pieds de l’enfant ; tandis quel’autre main appuyait davantage sur le bas-ventre, en aidant labesogne intérieure. Mais on ne voyait rien de cette besogne, il n’yavait plus que ce bras disparu dans ce corps.

– Madame est très docile, fit remarquer madame Bouland. Desfois, il faut des hommes pour les tenir.

Pauline serrait maternellement contre elle la cuisse misérable,qu’elle sentait grelotter d’angoisse.

– Ma chérie, aie du courage, murmura-t-elle à son tour.

Un silence régna. Louise n’aurait pu dire ce qu’on lui faisait,elle éprouvait seulement une anxiété croissante, une sensationd’arrachement. Et Pauline ne reconnaissait plus la mince fille auxtraits fins, au charme tendre, dans la créature tordue en traversdu lit, le visage décomposé de souffrance. Des glaires, échappéesentre les doigts de l’opérateur, avaient sali le duvet doré quiombrait la peau blanche. Quelques gouttes d’un sang noir coulaientdans un pli de chair, tombaient une à une sur le linge, dont onavait garni le matelas.

Il y eut une nouvelle syncope, Louise sembla morte, et letravail de ses muscles s’arrêta presque entièrement.

– J’aime mieux ça, dit le médecin que madame Boulandavertissait. Elle me broyait la main, j’allais être obligé de laretirer, tellement la douleur devenait insupportable… Ah ! jene suis plus jeune ! ce serait fini déjà.

Depuis un instant, sa main gauche tenait les pieds, les amenaitdoucement, pour opérer le mouvement de version. Un arrêt seproduisit, il dut comprimer le bas-ventre, avec sa main droite.L’autre ressortait sans secousses, le poignet, puis les doigts. Etles pieds de l’enfant parurent enfin. Tous éprouvèrent unsoulagement, Cazenove poussa un soupir, le front en sueur, larespiration coupée, comme après un violent exercice.

– Nous y sommes, je crois qu’il n’y a pas de mal, le petitcœur bat toujours… Mais nous ne l’avons pas encore, cegaillard-là !

Il s’était relevé, il affectait de rire. Vivement, il demandaità Véronique des linges chauds. Puis, pendant qu’il lavait sa main,souillée et sanglante comme la main d’un boucher, il voulut releverle courage du mari, affaissé sur la chaise.

– Ça va être fini, mon cher. Un peu d’espoir, quediable !

Lazare ne bougea pas. Madame Bouland qui venait de tirer Louisede son évanouissement, en lui donnant à respirer un flacon d’éther,s’inquiétait surtout de voir que le travail ne se faisait plus.Elle en causait à voix basse avec le docteur, qui reprit touthaut :

– Je m’y attendais. Il faut que je l’aide.

Et, s’adressant à l’accouchée :

– Ne vous retenez pas, faites valoir vos douleurs. Si vousme secondez un peu, vous verrez comme tout marchera bien.

Mais elle eut un geste, pour dire qu’elle était sans force. Onl’entendit à peine balbutier :

– Je ne sens plus une seule partie de mon corps.

– Pauvre chérie, dit Pauline en l’embrassant. Tu es au boutde tes peines, va !

Déjà, le docteur s’était remis à genoux. Les deux femmes, denouveau, maintenaient les cuisses, tandis que Véronique lui passaitdes linges tièdes. Il avait enveloppé les petits pieds, il tiraitlentement, dans une traction douce et continue ; et ses doigtsremontaient à mesure que l’enfant descendait, il le prenait auxchevilles, aux mollets, aux genoux, saisissant à la sortie chaquepartie nouvelle. Quand les hanches apparurent, il évita toutepression sur le ventre, il contourna les reins, agit des deux mainssur les aines. Le petit coulait toujours, élargissant le bourreletdes chairs rosâtres, dans une tension croissante. Mais la mère,jusque-là docile, se débattit brusquement, sous les douleurs dontelle se trouvait reprise. Ce n’étaient plus seulement des efforts,tout son corps s’ébranlait, il lui semblait qu’on la fendait àl’aide d’un couperet très lourd, comme elle avait vu séparer lesbœufs, dans les boucheries. Sa rébellion éclata si violente,qu’elle échappa à sa cousine, et que l’enfant glissa des mains dudocteur.

– Attention ! cria-t-il. Empêchez-la donc debouger !… Si le cordon n’a pas été comprimé, nous aurons de lachance.

Il avait rattrapé le petit corps, il se hâtait de dégager lesépaules, il amenait les bras l’un après l’autre, pour que le volumede la tête n’en fût pas augmenté. Mais les soubresauts convulsifsde l’accouchée le gênaient, il s’arrêtait chaque fois, par crainted’une fracture. Les deux femmes avaient beau la maintenir de toutesleurs forces sur le lit de misère : elle les secouait, elle sesoulevait, dans un raidissement irrésistible de la nuque. En sedébattant, elle venait de saisir le bois du lit, qu’on ne pouvaitlui faire lâcher ; et elle s’y appuyait, elle détendaitviolemment les jambes, avec l’idée fixe de se débarrasser de cesgens qui la torturaient. C’étaient une crise de rage véritable, descris horribles, dans cette sensation qu’on l’assassinait, enl’écartelant des reins jusqu’au ventre.

– Il n’y a plus que la tête, dit le docteur dont la voixtremblait. Je n’ose y toucher, au milieu de ces bonds continuels…Puisque les douleurs sont revenues, elle va se délivrer sans douteelle-même. Attendons un peu.

Il dut s’asseoir. Madame Bouland, sans lâcher la mère, veillaitsur l’enfant, qui reposait au milieu des cuisses sanglantes, encoreretenu au cou et comme étranglé. Ses petits membres s’agitaientfaiblement, puis les mouvements cessèrent. On fut repris decrainte, le médecin eut l’idée d’exciter les contractions, pourprécipiter les choses. Il se leva, exerça des pressions brusquessur le ventre de l’accouchée. Et il y eut quelques minuteseffroyables, la malheureuse hurlait plus fort, à mesure que la têtesortait et repoussait les chairs, qui s’arrondissaient en un largeanneau blanchâtre. Au-dessous, entre les deux cavités distendues etbéantes, la peau délicate bombait affreusement, si amincie, qu’onredoutait une rupture. Des excréments jaillirent, l’enfant tombadans un dernier effort, sous une pluie de sang et d’eaux sales.

– Enfin, dit Cazenove. Celui-là pourra se vanter de n’êtrepas venu au monde gaiement.

L’émotion était si grande, que personne ne s’était inquiété dusexe.

– C’est un garçon, monsieur, annonça madame Bouland aumari.

Lazare, la tête tournée contre le mur, éclata en sanglots. Il yavait en lui un immense désespoir, l’idée qu’il aurait mieux valumourir tous, que de vivre encore, après de telles souffrances. Cetêtre qui naissait, le rendait triste jusqu’à la mort.

Pauline s’était penchée vers Louise, pour lui poser un nouveaubaiser sur le front.

– Viens l’embrasser, dit-elle à son cousin.

Il approcha, se pencha à son tour. Mais il fut repris d’unfrisson, au contact de ce visage couvert d’une sueur froide. Safemme était sans un souffle, les yeux fermés. Et il se remit àétouffer des sanglots, au pied du lit, la tête appuyée contre lemur.

– Je le crois mort, murmurait le docteur. Liez vite lecordon.

L’enfant, à sa naissance, n’avait pas eu ces miaulements aigres,accompagnés du gargouillement sourd qui annonce l’entrée de l’airdans les poumons. Il était d’un bleu noir, livide sur places, petitpour ses huit mois, avec une tête d’une grosseur exagérée.

Madame Bouland, d’une main rapide, coupa et lia le cordon, aprèsavoir laissé échapper une légère quantité de sang. Il ne respiraittoujours pas, les battements du cœur restaient insensibles.

– C’est fini, déclara Cazenove. Peut-être pourrait-onessayer des frictions et des insufflations ; mais je croisqu’on perdrait son temps… Et puis, la mère est là qui a grandbesoin que je songe à elle.

Pauline écoutait.

– Donnez-le-moi, dit-elle. Je vais voir… S’il ne respirepas, c’est que je n’aurais plus de souffle.

Et elle l’emporta dans la pièce voisine, après avoir pris labouteille d’eau-de-vie et des linges.

De nouvelles tranchées, beaucoup plus faibles, sortaient Louisede son accablement. C’étaient les dernières douleurs de ladélivrance. Quand le docteur eut aidé à l’expulsion du délivre, entirant sur le cordon, la sage-femme la souleva pour ôter lesserviettes, qu’un flot épais de sang venait de rougir. Ensuite,tous deux l’allongèrent, les cuisses lavées et séparées l’une del’autre par une nappe, le ventre bandé d’une large toile. Lacrainte d’une hémorragie tourmentait encore le docteur, bien qu’ilse fût assuré qu’il ne restait pas de sang à l’intérieur, et que laquantité perdue était à peu près normale. D’autre part, le délivrelui paraissait complet ; mais la faiblesse de l’accouchée, etsurtout la sueur froide dont elle était couverte, demeuraient trèsalarmantes. Elle ne bougeait plus, d’une pâleur de cire, le drap aumenton, écrasée sous les couvertures qui ne la réchauffaientpoint.

– Restez, dit à la sage-femme le médecin, qui ne lâchaitpas le pouls de Louise. Moi-même, je ne la quitterai que lorsque jeserai rassuré tout à fait.

De l’autre côté du corridor, dans l’ancienne chambre de madameChanteau, Pauline luttait contre l’asphyxie croissante du petitêtre misérable, qu’elle y avait apporté. Elle s’était hâtée de lemettre sur un fauteuil, devant le grand feu ; et, à genoux,trempant un linge dans une soucoupe pleine d’alcool, elle lefrictionnait sans relâche, avec une foi entêtée, sans même sentirla crampe qui peu à peu raidissait son bras. Il était de chair sipauvre, d’une fragilité si pitoyable, que sa grande peur étaitd’achever de le tuer, en frottant trop fort. Aussi son mouvement deva-et-vient avait-il une douceur de caresse, l’effleurement continud’une aile d’oiseau. Elle le retournait avec précaution, essayaitde rappeler la vie dans chacun de ses petits membres. Mais il neremuait toujours pas. Si les frictions le réchauffaient un peu, sapoitrine restait creuse, aucun souffle ne la soulevait encore. Aucontraire, il semblait bleuir davantage.

Alors, sans répugnance pour cette face molle, à peine lavée,elle colla sa bouche contre la petite bouche inerte. Lentement,longuement, elle soufflait, mesurant son haleine à la force desétroits poumons, où l’air n’avait pu entrer. Quand elle étouffaitelle-même, elle devait s’arrêter quelques secondes ; puis,elle recommençait. Le sang lui montait à la tête, ses oreilless’emplissaient de bourdonnements, elle eut un peu de vertige. Etelle ne lâchait pas, elle donna ainsi son souffle pendant plusd’une demi-heure, sans être encouragée par le moindre résultat.Quand elle aspirait, il ne lui venait au goût qu’une fadeur demort. Très doucement, elle avait en vain essayé de faire jouer lescôtes, en les pressant du bout des doigts. Rien ne réussissait, uneautre aurait abandonné cette résurrection impossible. Mais elle yapportait un désespoir obstiné de mère, qui achève de mettre aujour l’enfant mal venu de ses entrailles. Elle voulait qu’il vécût,et elle sentit enfin s’animer le pauvre corps, la petite boucheavait eu un frisson léger sous la sienne.

Depuis près d’une heure, l’angoisse de cette lutte la tenaitéperdue, seule dans cette pièce, oublieuse de tout. Le faible signed’existence, cette sensation si courte à ses lèvres, lui renditcourage. Elle recommença les frictions, elle continua de minute enminute à donner son souffle, alternant, se dépensant, avec sacharité débordante. C’était un besoin grandissant de vaincre, defaire de la vie. Un instant, elle craignit de s’être trompée, carses lèvres ne pressaient toujours que des lèvres immobiles. Puis,elle eut de nouveau conscience d’une rapide contraction. Peu à peu,l’air entrait, lui était pris et lui était rendu. Sous sa gorge, illui semblait entendre se régler les battements du cœur. Et sabouche ne quitta plus la petite bouche, elle partageait, ellevivait avec le petit être, ils n’avaient plus à eux deux qu’unehaleine, dans ce miracle de résurrection, une haleine lente,prolongée, qui allait de l’un à l’autre comme une âme commune. Desglaires, des mucosités lui souillaient les lèvres, mais sa joie del’avoir sauvé emportait son dégoût : elle aspirait maintenantune âpreté chaude de vie, qui la grisait. Quand il cria enfin, d’unfaible cri plaintif, elle tomba assise devant le fauteuil, remuéejusqu’au ventre.

Le grand feu brûlait très haut, emplissant la chambre d’uneclarté vive. Pauline restait par terre devant l’enfant, qu’ellen’avait pas encore regardé. Comme il était chétif ! quelpauvre être à peine formé ! Et une dernière révolte montait enelle, sa santé protestait contre ce fils misérable que Louisedonnait à Lazare. Elle baissait un regard désespéré vers seshanches, vers son ventre de vierge qui venait de tressaillir. Dansla largeur de son flanc, aurait tenu un fils solide et fort.C’était un regret immense de son existence manquée, de son sexe defemme qui dormirait stérile. La crise dont elle avait agonisépendant la nuit des noces recommençait, en face de cette naissance.Justement, le matin, elle s’était éveillée ensanglantée du fluxperdu de sa fécondité ; et, à ce moment même, après lesémotions de cette terrible nuit, elle le sentait couler sous elle,ainsi qu’une eau inutile. Jamais elle ne serait mère, elle auraitvoulu que tout le sang de son corps s’épuisât, s’en allât de lasorte, puisqu’elle n’en pouvait faire de la vie. À quoi bon sapuberté vigoureuse, ses organes et ses muscles engorgés de sève,l’odeur puissante qui montait de ses chairs, dont la force poussaiten floraisons brunes ? Elle resterait comme un champ inculte,qui se dessèche à l’écart. Au lieu de l’avorton pitoyable, pareil àun insecte nu sur le fauteuil, elle voyait le gros garçon quiserait né de son mariage, et elle ne pouvait se consoler, et ellepleurait l’enfant qu’elle n’aurait pas.

Mais le pauvre être vagissait toujours. Il se débattit, elle eutpeur qu’il ne tombât. Alors, sa charité s’éveilla devant tant delaideur et tant de faiblesse. Elle le soulagerait au moins, ellel’aiderait à vivre, comme elle avait eu la joie de l’aider ànaître. Et, dans l’oubli d’elle-même, elle acheva de lui donner lespremiers soins, elle le prit sur ses genoux, pleurant encore deslarmes, où se mêlaient le regret de sa maternité et sa pitié pourla misère de tous les vivants.

Madame Bouland, avertie, vint l’aider à laver le nouveau-né.Elles l’enveloppèrent d’abord dans un drap tiède, puis ellesl’habillèrent et le couchèrent sur le lit de la chambre, enattendant qu’on préparât le berceau. La sage-femme, stupéfaite dele trouver en vie, l’avait examiné avec soin ; et elle disaitqu’il paraissait d’une bonne conformation, mais qu’on aurait toutde même beaucoup de peine à l’élever, tant il était chétif.D’ailleurs, elle se hâta de retourner près de Louise, qui restaiten grand péril.

Comme Pauline s’installait à côté de l’enfant, Lazare entra àson tour, prévenu du miracle.

– Viens le voir, dit-elle, très émue.

Il s’approcha, mais il tremblait, ne put retenir cetteparole :

– Mon Dieu ! tu l’as couché dans ce lit !

Dès la porte, il avait eu un frisson. Cette chambre abandonnée,encore assombrie de deuil, où l’on entrait si rarement, il laretrouvait chaude et lumineuse, égayée par le pétillement du feu.Les meubles pourtant étaient demeurés à leur place, la pendulemarquait toujours sept heures trente-sept minutes, personne n’avaitvécu là, depuis que sa mère y était morte. Et c’était dans le litmême où elle avait expiré, dans ce lit sacré et redoutable, qu’ilvoyait son enfant renaître, tout petit au milieu de la largeur desdraps.

– Cela te contrarie ? demanda Pauline surprise.

Il répondit non de la tête, il ne pouvait parler, tant l’émotionl’étranglait. Puis, il bégaya enfin :

– C’est de songer à maman… Elle est partie, et en voici unautre qui partira comme elle. Pourquoi est-il venu ?

Les sanglots lui coupèrent la voix. Sa peur et son dégoût de lavie éclataient, malgré l’effort qu’il faisait pour se taire, depuisl’affreuse délivrance de Louise. Quand il eut posé la bouche sur lefront ridé de l’enfant, il se recula, car il avait cru sentir lecrâne s’enfoncer sous ses lèvres. Devant cette créature qu’iljetait si grêle dans l’existence, un remords le désespérait.

– Sois tranquille, reprit Pauline pour le rassurer. On enfera un gaillard… Ça ne signifie rien, qu’il soit si petit.

Il la regarda, et dans son bouleversement, une confessionentière lui échappa du cœur.

– C’est encore à toi que nous devons sa vie… Il me faudradonc toujours être ton obligé ?

– Moi ! répondit-elle, j’ai fait simplement ce que lasage-femme aurait fait, si elle s’était trouvée seule.

D’un geste, il lui imposa silence.

– Est-ce que tu me crois assez mauvais pour ne pascomprendre que je te dois tout ?… Depuis ton entrée dans cettemaison, tu n’as cessé de te sacrifier. Je ne reparle plus de tonargent, mais tu m’aimais encore, lorsque tu m’a donné à Louise, jele sais à cette heure… Si tu te doutais combien j’ai honte, quandje te regarde, quand je me souviens ! Tu aurais ouvert tesveines, tu étais toujours bonne et gaie, même les jours où jet’écrasais le cœur. Ah ! tu avais raison, il n’y a que lagaieté et la bonté, le reste est un simple cauchemar.

Elle essaya de l’interrompre, mais il continuait plushaut :

– Était-ce imbécile, ces négations, ces fanfaronnades, toutce noir que je broyais par crainte et par vanité ! C’est moiqui ai fait notre vie mauvaise, et la tienne, et la mienne, etcelle de la famille… Oui, toi seule étais sage. L’existence devientsi facile, lorsque la maison est en belle humeur et qu’on y vit lesuns pour les autres !… Si le monde crève de misère, qu’ilcrève au moins gaiement, en se prenant lui-même en pitié !

La violence de ces phrases la fit sourire, elle lui saisit lesmains.

– Voyons, calme-toi… Puisque tu reconnais que j’ai raison,te voilà corrigé, tout marchera bien.

– Ah ! oui, corrigé ! Je dis ça en ce moment,parce qu’il y a des heures où la vérité sort quand même. Mais,demain, je retomberai dans mon tourment. Est-ce qu’onchange !… Non, ça ne marchera pas mieux, ça marchera de plusen plus mal au contraire. Tu le sais aussi bien que moi… C’est mabêtise qui m’enrage !

Alors, elle l’attira doucement, elle lui dit de son airgrave :

– Tu n’es ni bête ni mauvais, tu es malheureux…Embrasse-moi, Lazare.

Ils échangèrent un baiser, devant le pauvre petit être quisemblait assoupi ; et c’était un baiser de frère et de sœur,où il n’y avait plus rien du coup de désir dont ils brûlaientencore la veille.

L’aube se levait, une aube grise d’une grande douceur. Cazenovevint voir l’enfant, qu’il s’émerveilla de trouver en si bon état.Il fut d’avis de le reporter dans la chambre, car il croyaitmaintenant pouvoir répondre de Louise. Lorsqu’on présenta le petità sa mère, elle eut un pâle sourire. Puis, elle ferma les yeux,elle fut prise d’un de ces grands sommeils réparateurs, qui sont laconvalescence des accouchées. On avait ouvert légèrement lafenêtre, pour chasser l’odeur du sang ; et une fraîcheurdélicieuse, un souffle de vie montait avec la marée haute. Tousrestaient immobiles, las et heureux, devant le lit où elle dormait.Enfin, ils se retirèrent à pas étouffés, en ne laissant près d’elleque madame Bouland.

Le médecin, pourtant, ne partit que vers huit heures. Il avaittrès faim, Lazare et Pauline eux-mêmes tombaient d’inanition ;et il fallut que Véronique leur fit du café au lait et uneomelette. En bas, ils venaient de retrouver Chanteau, oublié detous, dormant profondément dans son fauteuil. Rien n’avait bougé,la salle était seulement empoisonnée par la fumée âcre de la lampe,qui filait encore. Pauline fit remarquer en riant que la table, oùles couverts étaient restés, allait être toute prête. Elle balayales miettes, elle remit un peu d’ordre. Puis, comme le café au laitse faisait attendre, ils attaquèrent le veau froid, avec desplaisanteries sur le repas interrompu par ces couches terribles.Maintenant que le danger était passé, ils montraient une gaieté degamins.

– Vous me croirez si vous voulez, répétait Chanteau ravi,mais je dormais sans dormir… J’étais furieux qu’on ne descendît pasme donner des nouvelles, et je n’avais cependant aucune inquiétude,car je rêvais que tout marchait très bien.

Sa joie redoubla, lorsqu’il vit paraître l’abbé Horteur, quiaccourait après sa messe. Il le plaisanta violemment.

– Eh bien ! quoi donc ? c’est comme ça que vousme lâchez ?… Les enfants vous font peur ?

Le prêtre, pour se tirer d’embarras, raconta qu’il avait un soiraccouché une femme sur une route, et baptisé l’enfant. Ensuite, ilaccepta un petit verre de curaçao.

Un clair soleil jaunissait la cour, lorsque le docteur Cazenoveprit enfin congé. Comme Lazare et Pauline l’accompagnaient, ildemanda tout bas à cette dernière :

– Vous ne partez pas aujourd’hui ?

Elle resta un instant silencieuse. Ses grands yeux songeurs selevaient, semblaient regarder au loin, dans l’avenir.

– Non, répondit-elle. Je dois attendre.

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