La Joie de vivre

Chapitre 4

 

Ce samedi-là, lorsque Louise, qui venait passer deux mois chezles Chanteau, débarqua sur leur terrasse, elle y trouva la familleréunie. La journée finissait, une journée d’août très chaude,rafraîchie par la brise de mer. Déjà l’abbé Horteur était là,jouant aux dames avec Chanteau ; tandis que madame Chanteau,près d’eux, brodait un mouchoir. Et, à quelques pas, debout,Pauline se tenait devant un banc de pierre, où elle avait faitasseoir quatre galopins du village, deux fillettes et deux petitsgarçons.

– Comment ! c’est déjà toi ! s’écria madameChanteau. Je pliais mon ouvrage, pour aller à ta rencontre jusqu’àla fourche.

Louise expliqua gaiement que le père Malivoire l’avait menéecomme le vent. Elle était bien, elle ne voulait même pas changer derobe ; et, pendant que sa marraine allait veiller à soninstallation, elle se contenta d’accrocher son chapeau à la ferrured’un volet. Elle les avait tous embrassés, puis elle revint prendrePauline par la taille, rieuse, très câline.

– Mais regarde-moi donc !… Hein ? sommes-nousgrandes, à présent… Tu sais, moi, dix-neuf ans sonnés, me voilà unevieille fille…

Elle s’interrompit et ajouta vivement :

– À propos, je te félicite… Oh ! ne fais pas la bête,on m’a dit que c’était pour le mois prochain.

Pauline lui avait rendu ses caresses, d’un air gravement tendrede sœur aînée, bien qu’elle fût sa cadette de dix-huit mois. Unerougeur légère lui montait aux joues, il s’agissait de son mariageavec Lazare.

– Mais non, on t’a trompée, je t’assure, répondit-elle.Rien n’est fixé, il est seulement question de cet automne.

En effet, madame Chanteau, mise en demeure, avait parlé del’automne, malgré ses répugnances, dont les jeunes genscommençaient à s’apercevoir. Elle était revenue à son premierprétexte, elle aurait préféré, disait-elle, que son fils eûtd’abord une position.

– Bon ! reprit Louise, tu es cachottière. Enfin, j’enserai, n’est-ce pas ?… Et Lazare, il n’est donc paslà ?

– Chanteau, que l’abbé avait battu, fit la réponse. Alors,tu ne l’as pas rencontré, Louisette ? Nous disions tout àl’heure que vous alliez arriver ensemble. Oui, il est à Bayeux, unedémarche auprès de notre sous-préfet. Mais il rentrera ce soir, unpeu tard peut-être.

Et, se remettant à son jeu :

– C’est moi qui commence, l’abbé… Vous savez que nous lesaurons, les fameux épis, car le département ne peut, dans cetteaffaire, nous refuser une subvention.

C’était une nouvelle aventure qui passionnait Lazare. Auxdernières grandes marées de mars, la mer avait encore emporté deuxmaisons de Bonneville. Peu à peu mangé sur son étroite plage degalets, le village menaçait d’être définitivement aplati contre lafalaise si l’on ne se décidait pas à le protéger par des travauxsérieux. Mais il était d’une si mince importance, avec ses trentemasures, que Chanteau, en qualité de maire, attirait vainementdepuis dix années l’attention du sous-préfet sur la situationdésespérée des habitants. Enfin, Lazare, poussé par Pauline, dontle désir était de le rejeter dans l’action, venait d’avoir l’idéede tout un système d’épis et d’estacades, qui devait museler lamer. Seulement, il fallait des fonds, une douzaine de mille francsau moins.

– Celui-là, je vous le souffle, mon ami, dit le prêtre, enprenant un pion.

Puis, il donna complaisamment des détails sur l’ancienBonneville.

– Les vieux le disent, il y avait une ferme sous l’églisemême, à un kilomètre de la plage actuelle. Voici plus de cinq centsans que la mer les mange… C’est inconcevable, ils doivent expier depères en fils leurs abominations.

Cependant, Pauline était retournée près du banc où les quatregalopins attendaient, sales, déguenillés, la bouche béante.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demanda Louise,sans trop oser s’approcher.

– Ça, répondit-elle, ce sont mes petits amis.

Maintenant, sa charité active s’élargissait sur toute lacontrée. Elle aimait d’instinct les misérables, n’était pasrépugnée par leurs déchéances, poussait ce goût jusqu’à raccommoderavec des bâtons les pattes cassées des poules, et à mettre dehors,la nuit, des écuelles de soupe pour les chats perdus. C’était, chezelle, un continuel souci des souffrants, un besoin et une joie deles soulager. Aussi les pauvres venaient-ils à ses mains tendues,comme les moineaux pillards vont aux fenêtres ouvertes des granges.Bonneville entier, cette poignée de pêcheurs rongés de maux sousl’écrasement des marées hautes, montait chez la demoiselle, ainsiqu’ils la nommaient. Mais elle adorait surtout les enfants, lespetits aux culottes percées, laissant voir leurs chairs roses, lespetites blêmies, ne mangeant pas à leur faim, dévorant des yeux lestartines qu’elle leur distribuait. Et les parents finaudsspéculaient sur cette tendresse, lui envoyaient leur marmaille, lesplus troués, les plus chétifs, pour l’apitoyer davantage.

– Tu vois, reprit-elle en riant, j’ai mon jour comme unedame, le samedi. On vient me visiter… Eh ! toi, petite Gonin,veux-tu bien ne pas pincer cette grande bête de Houtelard ! Jeme fâche, si vous n’êtes pas sages… Tâchons de procéder parordre.

Alors, la distribution commença. Elle les régentait, lesbousculait avec maternité. Le premier qu’elle appela, ce fut lefils Houtelard, un garçon de dix ans, le teint jaune, de minesombre et terreuse. Il montra sa jambe, il avait au genou unelongue écorchure, et son père l’envoyait chez la demoiselle, pourqu’elle lui mît quelque chose là-dessus. C’était elle quifournissait tout le pays d’arnica et d’eau sédative. Sa passion deguérir lui avait fait peu à peu acheter une pharmacie trèscomplète, dont elle était fière. Lorsqu’elle eut pansé l’enfant,elle baissa la voix, elle donna des détails à Louise.

– Ma chère, des gens riches, ces Houtelard, les seulspêcheurs riches de Bonneville. Tu sais bien, la grande barque est àeux… Seulement, une avarice épouvantable, une vie de chien dans unesaleté sans nom. Et le pis est que le père, après avoir tué safemme de coups, a épousé sa bonne, une affreuse fille plus dure quelui. Maintenant, à eux deux, ils massacrent ce pauvre être.

Et, sans remarquer la répugnance inquiète de son amie, ellehaussa la voix.

– À toi, petite, as-tu bien bu ta bouteille dequinquina ?

Celle-ci était la fille de Prouane, le bedeau. On aurait dit unesainte Thérèse enfant, couverte de scrofules, d’une maigreurardente, avec de gros yeux à fleur de tête, où l’hystérie flambaitdéjà. Elle avait onze ans et en paraissait à peine sept.

– Oui, mademoiselle, bégaya-t-elle, j’ai bu.

– Menteuse ! cria le curé, sans quitter le damier duregard. Ton père sentait encore le vin, hier soir.

Du coup, Pauline se fâcha. Les Prouane n’avaient pas de barque,ramassaient des crabes et des moules, vivaient de la pêche auxcrevettes. Mais, grâce à la place de bedeau, ils auraient encoremangé du pain tous les jours, sans leur ivrognerie. On trouvait lepère et la mère en travers des portes, assommés par le calvados, laterrible eau-de-vie normande ; tandis que la petite lesenjambait, pour égoutter leurs verres. Quand le calvados manquait,Prouane buvait le vin de quinquina de sa fille.

– Moi qui prends la peine de le fabriquer ! disaitPauline. Écoute, je garde la bouteille, tu viendras le boire icitous les soirs, à cinq heures… Et je te donnerai un peu de viandecrue hachée, c’est le docteur qui l’ordonne.

Puis, arriva le tour d’un grand garçon de douze ans, le filsCuche, un galopin efflanqué, maigre de vices précoces. À celui-là,elle remit un pain, un pot-au-feu et une pièce de cinq francs.C’était encore une vilaine histoire. Après la destruction de samaison, Cuche avait quitté sa femme, pour s’installer chez unecousine ; et la femme, aujourd’hui, réfugiée au fond d’unposte de douaniers en ruine, couchait avec tout le pays, malgré salaideur repoussante. On la payait en nature, des fois on luidonnait trois sous. Le garçon, qui assistait à cela, crevait lafaim. Mais il s’échappait d’un saut de chèvre sauvage, lorsqu’onparlait de le retirer de ce cloaque.

Louise, cependant, se détournait, l’air gêné, tandis que Paulinelui racontait cette histoire, sans embarras aucun. Celle-ci, élevéelibrement, montrait la tranquille bravoure de la charité devant leshontes humaines, savait tout et parlait de tout, avec la franchisede son innocence. Au contraire, l’autre, rendue savante par dixannées de pensionnat, rougissait aux images que les motséveillaient dans sa tête, ravagée par les rêves du dortoir.C’étaient des choses auxquelles on pensait, mais dont il ne fallaitpoint parler.

– Tiens ! justement, continua Pauline, la petite quireste, cette blondine de neuf ans, si gentille et si rose, est lafille des Gonin, le ménage où ce vaurien de Cuche s’est installé…Ces Gonin, très à leur aise, avaient une barque ; mais le pèrea été pris par les jambes, une paralysie assez fréquente dans nosvillages ; et Cuche, simple matelot d’abord, est devenubientôt le maître de la barque et de la femme. Maintenant, lamaison lui appartient, il tape sur l’infirme, un grand vieux quipasse les nuits et les jours au fond d’un ancien coffre àcharbon ; tandis que le matelot et la cousine ont gardé lelit, dans la même chambre… Alors, je m’occupe de l’enfant. Lemalheur est qu’elle attrape des calottes égarées, sans compterqu’elle est trop intelligente et qu’elle voit des choses…

Elle s’interrompit, elle questionna la petite.

– Comment ça va-t-il chez vous ?

Celle-ci avait suivi des yeux le récit fait à demi-voix. Sajolie figure de gamine vicieuse riait sournoisement aux détailsqu’elle devinait.

– Ils l’ont encore battu, répondit-elle sans cesser derire. Cette nuit, maman s’est relevée et a pris une bûche…Ah ! mademoiselle, vous seriez bien bonne de lui donner un peude vin, car ils ont posé une cruche devant le coffre, en criantqu’il pouvait crever.

Louise eut un geste de révolte. Quel monde affreux ! et sonamie s’intéressait à ces horreurs ! Était-ce possible que, siprès d’une grande ville comme Caen, il existât des trous de pays,où les habitants vécussent de la sorte, en véritablessauvages ? Car, enfin, il n’y avait que les sauvages pouroffenser ainsi toutes les lois divines et humaines.

– Non, ma chère, murmura-t-elle en s’asseyant près deChanteau, j’en ai assez, de tes petits amis !… La mer peutbien les écraser, c’est moi qui ne les plaindrai plus !

L’abbé venait d’aller à dame. Il cria :

– Gomorrhe et Sodome !… Je les avertis depuis vingtans. Tant pis pour eux !

– J’ai demandé une école, dit Chanteau désolé de voir sapartie compromise. Mais ils ne sont pas assez nombreux, leursenfants doivent se rendre à Verchemont ; et ils ne vont pasaux classes, ou ils polissonnent le long de la route.

Pauline les regardait, surprise. Si les misérables étaientpropres, on n’aurait pas besoin de les nettoyer. Le mal et lamisère se tenaient, elle n’avait aucune répulsion devant lasouffrance, même lorsqu’elle semblait le résultat du vice. D’ungeste large, elle se contenta de dire la tolérance de sa charité.Et elle promettait à la petite Gonin d’aller voir son père, lorsqueVéronique parut, en poussant devant elle une autre fillette.

– Tenez ! mademoiselle, en voici encore une !

Cette dernière, toute jeune, cinq ans au plus, étaitcomplètement en loques, la figure noire, les cheveuxembroussaillés. Aussitôt, avec l’aplomb extraordinaire d’un petitprodige déjà rompu à la mendicité des grandes routes, elle se mit àgeindre.

– Ayez pitié… Mon pauvre père qui s’est cassé la jambe…

– C’est la fille des Tourmal, n’est-ce pas ? demandaitPauline à la bonne.

Mais le curé s’emportait.

– Ah ! la gueuse ! Ne l’écoutez pas, il y avingt-cinq ans que son père s’est foulé le pied… Une famille devoleurs qui ne vit que de rapines ! Le père aide à lacontrebande, la mère ravage les champs de Verchemont, le grand-pèreva la nuit ramasser des huîtres à Roqueboise, dans le parc del’État… Et vous voyez ce qu’ils font de leur fille : unemendiante, une voleuse qu’ils envoient chez les gens pour raflertout ce qui traîne… Regardez-la loucher du côté de matabatière.

En effet, les yeux vifs de l’enfant, après avoir fouillé lescoins de la terrasse, s’étaient allumés d’une courte flamme, à lavue de la vieille tabatière du prêtre. Mais elle ne perdait pas sonaplomb, elle répéta, comme si le curé n’avait pas conté leurhistoire :

– La jambe cassée… Donnez-moi quelque chose, ma bonnedemoiselle…

Cette fois, Louise s’était mise à rire, tellement cet avorton decinq ans, déjà canaille comme père et mère, lui semblait drôle.Pauline, restée grave, sortit son porte-monnaie, en tira unenouvelle pièce de cinq francs.

– Écoute, dit-elle, je t’en donnerai autant tous lessamedis, si je sais que tu n’as pas couru les chemins pendant lasemaine.

– Cachez les couverts ! cria encore l’abbé Horteur.Elle vous volera.

Mais Pauline, sans répondre, congédiait les enfants, qui s’enallaient en traînant leurs savates, avec des « mercibien ! » et des « Dieu vous le rende ! »Pendant ce temps, madame Chanteau, qui revenait de donner son coupd’œil à la chambre de Louise, se fâchait tout bas contre Véronique.C’était insupportable, la bonne elle aussi introduisait à présentdes mendiantes ! Comme si Mademoiselle n’en amenait pas assezdans la maison ! Un tas de vermines qui la dévoraient et semoquaient d’elle ! Certes, son argent lui appartenait, ellepouvait bien le gaspiller à sa guise : mais, en vérité, celadevenait immoral, d’encourager ainsi le vice. Madame Chanteau avaitentendu la jeune fille promettre cent sous chaque samedi à lapetite Tourmal. Encore vingt francs par mois ! la fortune d’unsatrape n’y suffirait point.

– Tu sais que je ne veux pas revoir ici cette voleuse,dit-elle à Pauline. Si tu es maintenant maîtresse de ta fortune, jene puis pourtant pas te laisser ruiner si bêtement. J’ai uneresponsabilité morale… Oui, ruiner, ma chère, et plus vite que tune crois !

Véronique, qui était retournée dans sa cuisine, furieuse de laréprimande de Madame, reparut en criant brutalement :

– Voilà le boucher… Il veut sa note, quarante-six francsdix centimes.

Un grand trouble coupa la parole à madame Chanteau. Elle sefouilla, eut un geste de surprise. Puis, à voix basse :

– Dis donc, Pauline, as-tu assez sur toi ?… Je n’aipas de monnaie, il me faudrait remonter. Nous compterons.

Pauline suivit la bonne, pour payer le boucher. Depuis qu’elleavait son argent dans sa commode, la même comédie recommençait,chaque fois qu’on présentait une facture. C’était une exploitationréglée, par continuelles petites sommes, et qui semblait toutenaturelle. La tante n’avait même plus la peine de prendre autas : elle demandait, elle laissait la jeune fille sedépouiller de ses mains. D’abord, on avait compté, on lui rendaitdes dix francs et des quinze francs ; puis, les comptess’étaient embrouillés si fort, qu’on parlait de régler plus tard,lors du mariage ; ce qui ne l’empêchait point, le premier dechaque mois, de payer avec exactitude sa pension, qu’ils avaientportée à quatre-vingt-dix francs.

– Encore votre argent qui la danse ! grogna Véroniquedans le corridor. C’est moi qui l’aurais envoyée chercher samonnaie !… Il n’est pas Dieu permis qu’on vous mange ainsi lalaine sur le dos !

Quand Pauline revint avec la facture acquittée, qu’elle remit àsa tante, le curé triomphait bruyamment. Chanteau étaitbattu ; décidément, il n’en prendrait pas une. Le soleil secouchait, les rayons obliques empourpraient la mer, qui montaitd’un flot paresseux. Et Louise, les yeux perdus, souriait à cettejoie de l’immense horizon.

– Voilà Louisette partie pour les nuages, dit madameChanteau. Eh ! Louisette, j’ai fait monter ta malle… Noussommes donc voisines une fois encore !

Lazare ne fut de retour que le lendemain. Après sa visite ausous-préfet de Bayeux, il avait pris le parti d’aller à Caen, pourvoir le préfet. Et, s’il ne rapportait pas la subvention dans sapoche, il était convaincu, disait-il, que le conseil généralvoterait au moins la somme de douze mille francs. Le préfet l’avaitaccompagné jusqu’à la porte, en s’engageant par des promessesformelles : on ne pouvait abandonner ainsi Bonneville,l’administration était prête à seconder le zèle des habitants de lacommune. Seulement, Lazare se désespérait, car il prévoyait desretards de toutes sortes, et le moindre délai à la réalisation d’unde ses désirs devenait pour lui une véritable torture.

– Parole d’honneur ! criait-il, si j’avais les douzemille francs, j’aimerais mieux les avancer… Même pour faire unepremière expérience, on n’aurait pas besoin de cette somme… Et vousverrez quels ennuis, lorsqu’ils auront voté leur subvention !Nous aurons tous les ingénieurs du département sur le dos. Tandisque, si nous commencions sans eux, ils seraient bien forcés des’incliner devant les résultats… Je suis sûr de mon projet. Lepréfet, auquel je l’ai expliqué brièvement, a été émerveillé du bonmarché et de la simplicité.

L’espoir de vaincre la mer l’enfiévrait. Il avait conservécontre elle une rancune, depuis qu’il l’accusait sourdement de saruine, dans l’affaire des algues. S’il n’osait l’injurier touthaut, il nourrissait l’idée de se venger un jour. Et quelle plusbelle vengeance, que de l’arrêter dans sa destruction aveugle, delui crier en maître : « Tu n’iras pas plusloin ! » Il entrait aussi, dans cette entreprise, endehors de la grandeur du combat, une part de philanthropie quiachevait de l’exalter. Lorsque sa mère l’avait vu perdre sesjournées à tailler des morceaux de bois, le nez sur des traités demécanique, elle s’était rappelé en tremblant le grand-père, lecharpentier entreprenant et brouillon, dont le chef-d’œuvre inutiledormait sous une boîte vitrée. Est-ce que le vieux allait renaître,pour achever la ruine de la famille ? Puis, elle s’étaitlaissé convaincre par ce fils adoré. S’il réussissait, et ilréussirait naturellement, c’était enfin le premier pas, une belleaction, une œuvre désintéressée qui le mettrait en lumière ;de là, il irait aisément où il voudrait, aussi haut qu’il en auraitl’ambition. Depuis ce jour, toute la maison ne rêvait plus qued’humidifier la mer, de l’enchaîner au pied de la terrasse dans uneobéissance de chien battu.

Le projet de Lazare était du reste, comme il le disait, d’unegrande simplicité. Il se composait de gros pieux, enfoncés dans lesable, recouverts de planches, et derrière lesquels les galetsamenés par le flot formeraient une sorte de muraille inexpugnable,où se briseraient ensuite les vagues : la mer elle-même étaitainsi chargée de construire la redoute qui l’arrêterait. Des épis,de longues poutres portées sur des jambes de force, faisantbrise-lames au loin, en avant des murs de galets, devaientcompléter le système. On pourrait enfin, si l’on avait les fondsnécessaires, construire deux ou trois grandes estacades, vastesplanchers établis sur des charpentes, dont les masses touffuescouperaient la poussée des marées les plus hautes. Lazare avaittrouvé l’idée première dans le Manuel du parfaitcharpentier, un bouquin aux planches naïves, acheté sans douteautrefois par le grand-père ; mais il perfectionnait cetteidée, il faisait des recherches considérables, étudiait la théoriedes forces, la résistance des matériaux, se montrait surtout trèsfier d’un nouvel assemblage et d’une inclinaison des épis, qui,selon lui, rendaient la réussite absolument certaine.

Pauline s’était encore une fois intéressée à ces études. Elleavait, comme le jeune homme, la curiosité sans cesse éveillée parles expériences qui la mettaient aux prises avec l’inconnu.Seulement, de raison plus froide, elle ne s’illusionnait plus surles échecs possibles. Lorsqu’elle voyait la mer monter, balayer laterre de sa houle, elle reportait des regards de doute vers lesjoujoux que Lazare avait construits, des rangées de pieux, desépis, des estacades en miniature. La grande chambre en étaitmaintenant encombrée.

Une nuit, la jeune fille resta très tard à sa fenêtre. Depuisdeux jours, son cousin parlait de tout brûler ; un soir, àtable, il s’était écrié qu’il allait filer en Australie, puisqu’iln’y avait pas de place pour lui en France. Et elle songeait à ceschoses, tandis que la marée, dans son plein, battait Bonneville, aufond des ténèbres. Chaque secousse l’ébranlait, elle croyaitentendre, à intervalles réguliers, le hurlement des misérablesmangés par la mer. Alors, le combat que l’amour de l’argent livraitencore à sa bonté devint insupportable. Elle ferma la fenêtre, nevoulant plus écouter. Mais les coups lointains la secouèrent dansson lit. Pourquoi ne pas tenter l’impossible ? Qu’importaitcet argent jeté à l’eau, s’il y avait une seule chance de sauver levillage ? Et elle s’endormit au jour, en pensant à la joie deson cousin, tiré de ses tristesses noires, mis enfin peut-être sursa véritable voie, heureux par elle, lui devant tout.

Le lendemain, elle l’appela, avant de descendre. Elle riait.

– Tu ne sais pas ? j’ai rêvé que je te prêtais tesdouze mille francs.

Il se fâcha, refusa violemment.

– Veux-tu donc que je parte et que je ne reparaisseplus ?… Non, il y a assez de l’usine. J’en meurs de honte,sans te le dire.

Deux heures après, il acceptait, il lui serrait les mains avecune effusion passionnée. C’était une avance, simplement ; sonargent ne courait aucun risque, car le vote de la subvention par leConseil général ne faisait pas un doute, surtout devant uncommencement d’exécution. Et, dès le soir, le charpentierd’Arromanches fut appelé. Il y eut des conférences interminables,des promenades le long de la côte, une discussion acharnée desdevis. La maison entière en perdait la tête.

Madame Chanteau, cependant, s’était emportée, lorsqu’elle avaitappris le prêt des douze mille francs. Lazare, étonné, necomprenait pas. Sa mère l’accablait d’arguments singuliers :sans doute, Pauline leur avançait de temps à autre de petitessommes ; mais elle allait encore se croire indispensable, onaurait bien pu demander au père de Louise l’ouverture d’un crédit.Louise elle-même, qui avait une dot de deux cent mille francs, nefaisait pas tant d’embarras avec sa fortune. Ce chiffre de deuxcent mille francs revenait sans cesse sur les lèvres de madameChanteau ; et elle semblait avoir un dédain irrité contre lesdébris de l’autre fortune, celle qui avait fondu dans le secrétaireet qui continuait à fondre dans la commode.

Chanteau, poussé par sa femme, affecta aussi d’être contrarié.Pauline en éprouva un gros chagrin ; même en donnant sonargent, elle se sentait moins aimée qu’autrefois ; c’était,autour d’elle, comme une rancune, dont elle ne pouvait s’expliquerla cause, et qui grandissait de jour en jour. Quant au docteurCazenove, il grondait également, lorsqu’elle le consultait pour laforme ; mais il avait bien été obligé de dire oui, à toutesles sommes prêtées, les petites et les grosses. Sa mission decurateur restait illusoire, il se trouvait désarmé, dans cettemaison où il était reçu en vieil ami. Le jour des douze millefrancs, il renonça à toute responsabilité.

– Mon enfant, dit-il en prenant Pauline à l’écart, je neveux plus être votre complice. Cessez de me consulter, ruinez-vousselon votre cœur… Vous savez bien que jamais je ne résisteraidevant vos supplications ; et, vraiment, j’en souffre ensuite,j’en ai la conscience toute barbouillée… J’aime mieux ignorer ceque je désapprouve.

Elle le regardait, très touchée. Puis, après unsilence :

– Merci, mon bon docteur… Mais n’est-ce pas le plussage ? qu’importe, si je suis heureuse !

Il lui avait pris les mains, il les serra paternellement, avecune émotion triste.

– Oui, si vous êtes heureuse… Allez, le malheur s’achèteaussi bien cher quelquefois.

Naturellement, dans l’ardeur de cette bataille qu’il livrait àla mer, Lazare avait abandonné la musique. Une fine poussièreretombait sur le piano, la partition de sa grande symphonie étaitretournée au fond d’un tiroir, grâce à Pauline, qui en avaitramassé les feuillets, jusque sous les meubles. D’ailleurs,certains morceaux ne le satisfaisaient plus ; ainsi la douceurcéleste de l’anéantissement final, rendue d’une façon commune parun mouvement de valse, serait peut-être mieux exprimée par un tempsde marche très ralenti. Un soir, il avait déclaré qu’ilrecommencerait tout, quand il en aurait le temps. Et sa flambée dedésir, son malaise dans le continuel contact de la jeune fille,paraissait s’en être allé avec sa fièvre de génie. C’était unchef-d’œuvre remis à une meilleure époque, une grande passionégalement retardée, dont il semblait pouvoir reculer ou avancerl’heure. Il traitait de nouveau sa cousine en vieille amie, enfemme légitime, qui se donnerait, le jour où il ouvrirait les bras.Depuis avril, ils ne vivaient plus si étroitement enfermés, le ventemportait la chaleur de leurs joues. La grande chambre était vide,tous deux couraient la plage rocheuse devant Bonneville, étudiantles points où les palissades et les épis devraient être installés.Souvent, les pieds dans l’eau fraîche, ils rentraient las et purs,comme aux jours lointains de l’enfance. Lorsque Pauline, pour letaquiner, jouait la fameuse marche de la Mort, Lazares’écriait :

– Tais-toi donc !… En voilà des blagues.

Le soir même de la visite du charpentier, Chanteau fut pris d’unaccès de goutte. Maintenant, les crises revenaient presque tous lesmois ; le salicylate, après les avoir soulagées, semblait enredoubler la violence. Et Pauline se trouva clouée pendant quinzejours devant le lit de son oncle. Lazare, qui continuait ses étudessur la plage, se mit alors à emmener Louise, afin de l’éloigner dumalade, dont les cris l’effrayaient. Comme elle occupait la chambred’ami, juste au-dessus de Chanteau, elle devait, pour dormir, seboucher les oreilles et s’enfoncer la tête dans l’oreiller. Dehors,elle redevenait souriante, ravie de la promenade, oublieuse dupauvre homme qui hurlait.

Ce furent quinze jours charmants. Le jeune homme avait d’abordregardé sa nouvelle compagne avec surprise. Elle le changeait del’autre, criant pour un crabe qui effleurait sa bottine, ayant unefrayeur de l’eau si grande, qu’elle se croyait noyée, s’il luifallait sauter une flaque. Les galets blessaient ses petits pieds,elle ne quittait jamais son ombrelle, gantée jusqu’aux coudes, avecla continuelle peur de livrer au soleil un coin de sa peaudélicate. Puis, après le premier étonnement, il s’était laisséséduire par ces grâces peureuses, cette faiblesse toujours prête àlui demander protection. Celle-là ne sentait pas seulement le grandair, elle le grisait de son odeur tiède d’héliotrope ; et cen’était plus enfin un garçon qui galopait à son côté, c’était unefemme, dont les bas entrevus, dans un coup de vent, faisaientbattre le sang de ses veines. Pourtant, elle était moins belle quel’autre, plus âgée et déjà pâlie ; mais elle avait un charmecâlin, ses petits membres souples s’abandonnaient, toute sapersonne coquette se fondait en promesses de bonheur. Il luisemblait qu’il la découvrait brusquement, il ne reconnaissait pasla fillette maigre de jadis. Était-ce possible que les longuesannées du pensionnat en eussent fait cette jeune fille sitroublante, pleine de l’homme dans sa virginité, ayant au fond deses yeux limpides le mensonge de son éducation ? Et il seprenait peu à peu pour elle d’un goût singulier, d’une passionperverse, où son ancienne amitié d’enfant tournait à desraffinements sensuels.

Lorsque Pauline put quitter la chambre de son oncle, et qu’ellese remit à accompagner Lazare, elle sentit tout de suite, entre cedernier et Louise, un air nouveau, des regards, des rires dont ellen’était pas. Elle voulait se faire expliquer ce qui les égayait, etelle n’en riait guère. Les premiers jours, elle resta maternelle,les traitant en jeunes fous qu’un rien amuse. Mais, bientôt elledevint triste, chaque promenade parut être pour elle une fatigue.Aucune plainte ne lui échappait, d’ailleurs ; elle parlait decontinuelles migraines ; puis, quand son cousin luiconseillait de ne pas sortir, elle se fâchait, ne le quittait plus,même dans la maison. Une nuit, vers deux heures, comme il nes’était pas couché, pour achever un plan, il ouvrit sa porte,étonné d’entendre marcher ; et sa surprise augmenta, lorsqu’ill’aperçut, en simple jupon, sans lumière, penchée sur la rampe,écoutant les bruits des chambres, au-dessous. Elle racontaqu’elle-même avait cru saisir des plaintes. Mais ce mensonge luiempourprait les joues, il rougit aussi, traversé d’un doute. Dèslors, sans autre explication, il y eut une fâcherie entre eux. Lui,tournait la tête, la trouvait ridicule de bouder de la sorte, pourdes enfantillages ; tandis que, de plus en plus sombre, ellene le laissait pas une minute seul avec Louise, étudiant leursmoindres gestes, agonisant le soir, dans sa chambre, lorsqu’elleles avait vus se parler bas, au retour de la plage.

Les travaux marchaient. Une équipe de charpentiers, après avoircloué de fortes planches sur une rangée de pieux, achevait de poserun premier épi. C’était un simple essai du reste, ils se hâtaienten prévision d’une grande marée ; si les pièces de boisrésistaient, on compléterait le système de défense. Le temps, parmalheur, était exécrable. Des averses tombaient sans relâche, toutBonneville se faisait tremper pour voir enfoncer les pieux à l’aided’un pilon. Enfin, le matin du jour où l’on attendait la grandemarée, un ciel d’encre assombrissait la mer ; et, dès huitheures, la pluie redoubla, noyant l’horizon d’une brumeglaciale.

Ce fut une désolation, car on avait projeté la partie d’allerassister en famille à la victoire des planches et des poutres, sousl’attaque des grandes eaux.

Madame Chanteau décida qu’elle resterait près de son mari,encore très souffrant. Et l’on fit les plus grands efforts pourretenir Pauline, qui avait la gorge irritée depuis unesemaine : elle était enrouée légèrement, un petit mouvement defièvre la prenait chaque soir. Mais elle repoussa tous les conseilsde prudence, elle voulut aller sur là plage, puisque Lazare etLouise s’y rendaient. Cette Louise, d’allures si fragiles, toujoursprès de l’évanouissement, était au fond d’une force nerveusesurprenante, lorsqu’un plaisir la tenait debout.

Tous trois partirent donc après le déjeuner. Un coup de ventvenait de balayer les nuages, des rires de triomphe saluèrent cettejoie inattendue. Le ciel avait des nappes de bleu si larges, encoretraversées de quelques haillons noirs, que les jeunes filless’entêtèrent à n’emporter que leurs ombrelles. Lazare seul prit unparapluie. D’ailleurs, il répondait de leur santé, il lesabriterait bien quelque part, si les averses recommençaient.

Pauline et Louise marchaient en avant. Mais, dès la pente raidequi descendait à Bonneville, celle-ci parut faire un faux pas, surla terre détrempée, et Lazare, courant à elle, lui offrit de lasoutenir. Pauline dut les suivre. Sa gaieté du départ était tombée,ses regards soupçonneux remarquaient que le coude de son cousinfrôlait d’une continuelle caresse la taille de Louise. Bientôt,elle ne vit plus que ce contact, tout disparut, et la plage où lespêcheurs du pays attendaient d’un air goguenard, et la mer quimontait, et l’épi déjà blanc d’écume. À l’horizon, grandissait unebarre sombre, une nuée au galop de tempête.

– Diable ! murmura le jeune homme en se retournant,nous allons encore avoir du bouillon… Mais la pluie nous laisserabien le temps de voir, et nous nous sauverons en face, chez lesHoutelard.

La marée, qui avait le vent contre elle, montait avec unelenteur irritante. Sans doute ce vent l’empêcherait d’être aussiforte qu’on l’annonçait. Personne pourtant ne quittait la plage.L’épi, à demi couvert, fonctionnait très bien, coupait les vagues,dont l’eau abattue bouillonnait ensuite jusqu’aux pieds desspectateurs. Mais le triomphe fut la résistance victorieuse despieux. À chaque lame qui les couvrait, charriant les galets dularge, on entendait ces galets tomber et s’amasser de l’autre côtédes planches, comme la décharge brusque d’une charretée decailloux ; et ce mur en train de se bâtir, c’était le succès,la réalisation du rempart promis.

– Je le disais bien ! criait Lazare. Maintenant, vouspouvez tous vous moquer d’elle !

Près de lui, Prouane, qui n’avait pas dessoûlé depuis troisjours, hochait la tête en bégayant :

– Faudra voir ça, quand le vent soufflera d’en haut.

Les autres pêcheurs se taisaient. Mais, à la bouche tordue deCuche et de Houtelard, il était visible qu’ils avaient une médiocreconfiance dans toutes ces manigances. Puis, cette mer qui lesécrasait, ils n’auraient pas voulu la voir battue par ce gringaletde bourgeois. Ils riraient bien le jour où elle lui emporterait sespoutres comme des pailles. Ça pouvait démolir le pays, ça seraitfarce tout de même.

Brusquement, l’averse creva. De grosses gouttes tombaient de lanuée livide, qui avait envahi les trois quarts du ciel.

– Ce n’est rien, attendons encore un instant, répétaitLazare enthousiasmé. Voyez donc, voyez donc, pas un pieu nebouge !

Il avait ouvert son parapluie au-dessus de la tête de Louise.Cette dernière, d’un air de tourterelle frileuse, se serraitdavantage contre lui. Et Pauline, oubliée, les regardait toujours,prise d’une rage sombre, croyant recevoir au visage la chaleur deleur étreinte. La pluie était devenue torrentielle, il se tournatout d’un coup.

– Quoi donc ? cria-t-il. Es-tu folle ?… Ouvre tonombrelle au moins.

Elle était debout, raidie sous ce déluge, qu’elle semblait nepas sentir. Elle répondit d’une voix rauque :

– Laisse-moi tranquille, je suis très bien.

– Oh ! Lazare, je vous en prie, disait Louise désolée,forcez-la donc à venir… Nous tiendrons tous les trois.

Mais Pauline ne daignait même plus refuser, dans son obstinationfarouche. Elle était bien, pourquoi la dérangeait-on ? Et,comme, à bout de supplications, il reprenait :

– C’est imbécile, courons chez Houtelard !

Elle déclara rudement :

– Courez où vous voudrez… Puisqu’on est venu pour voir, moije veux voir.

Les pêcheurs avaient fui. Elle demeurait sous l’averse,immobile, tournée vers les poutres, que les vagues recouvraientcomplètement. Ce spectacle semblait l’absorber, malgré la poussièred’eau où maintenant tout se confondait, une poussière grise quimontait de la mer, criblée par la pluie. Sa robe ruisselante semarquait, aux épaules et aux bras, de larges taches noires. Et ellene consentit à quitter la place que lorsque le vent d’ouest eutemporté le nuage.

Tous trois revinrent en silence. Pas un mot de l’aventure ne futdit à l’oncle ni à la tante. Pauline était allée rapidement changerde linge, pendant que Lazare racontait la réussite complète del’expérience. Le soir, à table, elle fut reprise d’un accès defièvre ; mais elle prétendait ne pas souffrir, malgré la gêneévidente qu’elle éprouvait à avaler chaque bouchée. Même elle finitpar répondre brutalement à Louise, qui s’inquiétait d’un airtendre, et lui demandait sans cesse comment elle se trouvait.

– Vraiment, elle devient insupportable avec son mauvaiscaractère, avait murmuré derrière elle madame Chanteau. C’est à neplus lui adresser la parole.

Cette nuit-là, vers une heure, Lazare fut réveillé par une touxgutturale, d’une sécheresse si douloureuse, qu’il se mit sur sonséant, pour écouter. Il pensa d’abord à sa mère ; puis, commeil tendait toujours l’oreille, la chute brusque d’un corps dont leplancher tremblait, le fit sauter du lit et se vêtir à la hâte. Cene pouvait être que Pauline, le corps semblait être tombé derrièrela cloison. De ses doigts égarés, il cassait les allumettes. Enfin,il put sortir avec son bougeoir, et il eut la surprise de trouverla porte d’en face ouverte. Barrant le seuil, étendue sur le flanc,la jeune fille était là, en chemise, les jambes et les brasnus.

– Qu’est-ce donc ? s’écria-t-il, tu asglissé ?

La pensée qu’elle rôdait pour l’épier encore venait de luitraverser l’esprit. Mais elle ne répondait pas, elle ne bougeaitpas, et il la vit comme assommée, les yeux clos. Sans doute, aumoment où elle allait chercher du secours, un étourdissementl’avait jetée sur le carreau.

– Pauline, réponds-moi, je t’en supplie… Oùsouffres-tu ?

Il s’était baissé, il lui éclairait la face. Très rouge, ellesemblait brûler d’une fièvre intense. Le sentiment instinctif degêne qui le tenait hésitant devant cette nudité de vierge, n’osantla prendre à bras le corps pour la porter sur le lit, céda tout desuite à son inquiétude fraternelle. Il ne la voyait plus ainsidénudée, il la saisit aux reins et aux cuisses, sans avoirseulement conscience de cette peau de femme sur sa poitrined’homme. Et, quand il l’eut recouchée, il la questionna encore,avant même de songer à rabattre les couvertures.

– Mon Dieu ! parle-moi… Tu t’es blesséepeut-être ?

La secousse venait de lui faire ouvrir les yeux. Mais elle neparlait toujours pas, elle le regardait fixement ; et, commeil la pressait davantage, elle porta enfin la main à son cou.

– C’est à la gorge que tu souffres ?

Alors, d’une voix changée, difficile et sifflante, elle dit trèsbas :

– Ne me force pas à parler, je t’en prie… Ça me fait tropde mal.

Et elle fut aussitôt prise d’un accès de toux, cette touxgutturale qu’il avait entendue de sa chambre. Son visage bleuit, ladouleur devint telle, que ses yeux s’emplirent de grosses larmes.Elle portait les deux mains à sa pauvre tête ébranlée, où battaientles marteaux d’une céphalalgie affreuse.

– C’est aujourd’hui que tu as empoigné ça, bégayait-iléperdu. Aussi était-ce raisonnable, malade déjà comme tul’étais !

Mais il s’arrêta, en rencontrant de nouveau ses regardssuppliants.

D’une main tâtonnante, elle cherchait les couvertures. Il larecouvrit jusqu’au menton.

– Veux-tu ouvrir la bouche, pour que je regarde ?

Elle put à peine desserrer les mâchoires. Il avançait la flammede la bougie, il vit avec difficulté l’arrière-gorge, luisante,sèche, d’un rouge vif. C’était évidemment une angine. Seulement,cette fièvre terrible, ce mal de tête effroyable, l’épouvantaientsur la nature de cette angine. La face de la malade exprimait unesensation d’étranglement si pleine d’angoisse, qu’il eut dès lorsla peur folle de la voir étouffer devant lui. Elle n’avalait plus,chaque mouvement de déglutition la secouait tout entière. Un nouvelaccès de toux lui fit encore perdre connaissance. Et il acheva des’affoler, il courut ébranler à coups de poing la porte de labonne.

– Véronique ! Véronique ! lève-toi !…Pauline se meurt.

Lorsque Véronique, effarée, à demi vêtue, entra chezMademoiselle, elle le trouva jurant et se débattant au milieu de lachambre.

– Quel pays de misère ! on y crèverait comme un chien…Plus de deux lieues pour aller chercher du secours !

Il revint vers elle.

– Tâche d’envoyer quelqu’un, qu’on ramène le docteur toutde suite !

Elle s’était approchée du lit, elle regardait la malade, saisiede la voir si rouge, terrifiée dans son affection croissante pourcette enfant, qu’elle avait détestée d’abord.

– J’y vais moi-même, dit-elle simplement. Ce sera plus tôtfait… Madame peut bien allumer le feu, en bas, si vous en avezbesoin.

Et, mal éveillée, elle mit de grosses bottines, s’enveloppa dansun châle ; puis, après avoir averti madame Chanteau, endescendant, elle s’en alla à grandes enjambées, le long de la routeboueuse. Deux heures sonnaient à l’église, la nuit était si noire,qu’elle butait contre les tas de pierres.

– Qu’est-ce donc ? demanda madame Chanteau,lorsqu’elle monta.

Lazare répondait à peine. Il venait de fouiller violemmentl’armoire, pour retrouver ses anciens livres de médecine ; et,penché devant la commode, feuilletant les pages de ses doigtstremblants, il essayait de se rappeler ses cours d’autrefois. Maistout se brouillait, se confondait, il retournait sans cesse à latable des matières, ne trouvant plus rien.

– Ce n’est sans doute qu’une forte migraine, répétaitmadame Chanteau, qui s’était assise. Le mieux serait de la laisserdormir.

Alors, il éclata.

– Une migraine ! une migraine !… Écoute, maman,tu m’agaces, à rester là tranquille. Descends faire chauffer del’eau.

– Il est inutile de déranger Louise, n’est-ce pas ?demanda-t-elle encore.

– Oui, oui, complètement inutile… Je n’ai besoin depersonne. J’appellerai.

Quand il fut seul, il revint prendre la main de Pauline, pourcompter les pulsations. Il en compta cent quinze. Et il sentitcette main brûlante qui serrait longuement la sienne. La jeunefille, dont les paupières lourdes restaient fermées, mettait dansson étreinte un remerciement et un pardon. Si elle ne pouvaitsourire, elle voulait lui faire comprendre qu’elle avait entendu,qu’elle était bien touchée de le savoir là, seul avec elle, nepensant plus à une autre. D’habitude, il avait l’horreur de lasouffrance, il se sauvait à la moindre indisposition des siens, enmauvais garde-malade, si peu sûr de ses nerfs, disait-il, qu’ilcraignait d’éclater en sanglots. Aussi éprouvait-elle une surprisepleine de gratitude, à le voir se dévouer de la sorte. Lui-mêmen’aurait pu dire quelle chaleur le soulevait, quel besoin de s’enfier uniquement à lui, pour la soulager. La pression ardente decette petite main le bouleversa, il voulut lui donner ducourage.

– Ce n’est rien, ma chérie. J’attends Cazenove… Surtout nete fais pas peur.

Elle resta les yeux clos, et elle murmura péniblement :

– Oh ! je n’ai pas peur… Ça te dérange, c’est ce quime fait de la peine.

Puis, à voix plus basse encore, d’une légèreté desouffle :

– Hein ? tu me pardonnes… J’ai été vilaine,aujourd’hui.

Il s’était penché, pour la baiser au front, comme sa femme. Etil s’écarta, car les larmes l’étouffaient. L’idée lui venait depréparer au moins une potion calmante, en attendant le médecin. Lapetite pharmacie de la jeune fille était là, dans un étroitplacard. Seulement, il craignait de se tromper, il l’interrogea surles flacons, finit par verser quelques gouttes de morphine dans unverre d’eau sucrée. Lorsqu’elle en avalait une cuillerée, ladouleur était si vive, qu’il hésitait chaque fois à lui en donnerune autre. Ce fut tout, il se sentait impuissant à essayerdavantage. Son attente devenait horrible. Quand il ne pouvait plusla voir souffrir, les jambes cassées d’être debout devant le lit,il rouvrait ses livres, croyant qu’il allait enfin trouver le caset le remède. Était-ce donc une angine couenneuse ? pourtant,il n’avait pas remarqué de fausses membranes sur les piliers duvoile du palais ; et il s’entêtait dans la lecture de ladescription et du traitement de l’angine couenneuse, perdu au filde longues phrases dont le sens lui échappait, appliqué à épelerles détails inutiles, comme un enfant qui apprend de mémoire uneleçon obscure. Puis, un soupir le ramenait près du lit, frémissant,la tête bourdonnante de mots scientifiques, dont les syllabes rudesredoublaient son anxiété.

– Eh bien ? demanda madame Chanteau, qui étaitremontée doucement.

– Toujours la même chose, répondit-il.

Et, s’emportant :

– C’est épouvantable, ce médecin… On aurait le temps demourir vingt fois.

Les portes étant restées ouvertes, Mathieu, qui couchait sous latable de la cuisine, venait de monter l’escalier, par cette maniequ’il avait de suivre les gens dans toutes les pièces de la maison.Ses grosses pattes faisaient sur le carreau le bruit de vieuxchaussons de laine. Il était très gai de cette équipée de nuit, ilvoulut sauter près de Pauline, se lança après sa queue, en bêteinconsciente du deuil de ses maîtres. Et Lazare, exaspéré de cettejoie inopportune, lui allongea un coup de pied.

– Va-t-en ou je t’étrangle !… Tu ne vois donc pas,imbécile !

Le chien, saisi d’être battu, flairant l’air comme s’il eûtcompris tout d’un coup, alla se coucher humblement sous le lit.Mais cette brutalité avait indigné madame Chanteau. Sans attendre,elle redescendit à la cuisine, en disant d’une voixsèche :

– Quand tu voudras… L’eau va être chaude.

Lazare l’entendit, dans l’escalier, gronder que c’étaitrévoltant de frapper ainsi une bête, qu’il finirait par la battreelle-même, si elle restait là. Lui qui, d’habitude, était auxgenoux de sa mère, eut derrière elle un geste de folle irritation.À chaque minute, il retournait jeter un coup d’œil sur Pauline.Maintenant, écrasée par la fièvre, elle semblait anéantie ; etil n’y avait plus d’elle, dans le silence frissonnant de la pièce,que le raclement de son haleine, qui semblait se changer en un râled’agonisante. La peur le reprit, irraisonnée, absurde : elleallait sûrement étrangler, si les secours n’arrivaient pas. Ilpiétinait d’un bout à l’autre de la chambre, consultait sans cessela pendule. À peine trois heures, Véronique n’était pas encore chezle médecin. Le long de la route d’Arromanches, il la suivait dansla nuit noire : elle avait dépassé le bois de chênes, ellearrivait au petit pont, elle gagnerait cinq minutes en descendantla côte à la course. Alors, un besoin violent de savoir lui fitouvrir la fenêtre, bien qu’il ne pût rien distinguer, dans cetabîme de ténèbres. Une seule lumière brûlait au fond de Bonneville,sans doute la lanterne d’un pêcheur allant en mer. C’était d’unetristesse lugubre, un abandon immense où il croyait sentir toutevie rouler et s’éteindre. Il ferma la fenêtre, puis la rouvrit pourla refermer bientôt. La notion du temps finissait par lui échapper,il s’étonna d’entendre sonner trois heures. À présent, le docteuravait fait atteler, le cabriolet filait sur le chemin, trouantl’ombre de son œil jaune. Et Lazare était si hébété d’impatience,devant la suffocation croissante de la malade, qu’il s’éveillacomme en sursaut, lorsque, vers quatre heures, un bruit rapide depas vint de l’escalier.

– Enfin, c’est vous ! cria-t-il.

Le docteur Cazenove fit tout de suite allumer une secondebougie, pour examiner Pauline. Lazare en tenait une, tandis queVéronique, dépeignée par le vent, crottée jusqu’à la taille,approchait l’autre, au chevet du lit. Madame Chanteau regardait. Lamalade, somnolente, ne put ouvrir la bouche sans jeter desplaintes. Quand il l’eut recouchée doucement, le docteur, trèsinquiet à son entrée, revint au milieu de la chambre, d’un air plustranquille.

– Cette Véronique m’a fait une belle peur !murmura-t-il. D’après les choses extravagantes qu’elle meracontait, j’ai cru à un empoisonnement… Vous voyez, je m’étaisbourré les poches de drogues.

– C’est une angine, n’est-ce pas ? demanda Lazare.

– Oui, une simple angine… Il n’y a pas de dangerimmédiat.

Madame Chanteau eut un geste triomphant, pour dire qu’elle lesavait bien.

– Pas de danger immédiat, répéta Lazare, repris de crainte,est-ce que vous redoutez des complications ?

– Non, répondit le médecin après avoir hésité ; mais,avec ces diables de maux de gorge, on ne sait jamais.

Et il avoua qu’il n’y avait rien à faire. Il désirait attendrele lendemain, avant de saigner la malade. Puis, comme le jeunehomme le suppliait de tenter au moins de la soulager, il voulutbien essayer des sinapismes. Véronique monta une cuvette d’eauchaude, le médecin posa lui-même les feuilles mouillées, en lesfaisant glisser le long des jambes, depuis les genoux jusqu’auxchevilles. Ce ne fut qu’une souffrance de plus, la fièvrepersistait, la céphalalgie devenait insupportable. Des gargarismesémollients se trouvaient aussi indiqués, et madame Chanteau préparaune décoction de feuilles de ronces, qu’il fallut abandonner dès lapremière tentative, tellement la douleur rendait impossible toutmouvement de la gorge. Il était près de six heures, le jour selevait, lorsque le médecin se retira.

– Je reviendrai vers midi, dit-il à Lazare dans lecorridor. Tranquillisez-vous… Il n’y a que de la souffrance.

– N’est-ce donc rien, la souffrance ! cria le jeunehomme que le mal indignait. On ne devrait pas souffrir.

Cazenove le regarda, puis leva les bras au ciel, devant uneprétention si extraordinaire.

Lorsque Lazare revint dans la chambre, il envoya sa mère etVéronique se coucher un instant : lui, n’aurait pu dormir. Etil vit le jour se lever dans la pièce en désordre, cette aubelugubre des nuits d’agonie. Le front contre une vitre, il regardaitdésespérément le ciel livide, lorsqu’un bruit lui fit tourner latête. Il croyait que Pauline se levait. C’était Mathieu, oublié detous, qui avait enfin quitté le dessous du lit, pour s’approcher dela jeune fille, dont une main pendait hors des couvertures. Lechien léchait cette main avec tant de douceur, que Lazare, trèsému, le prit par le cou, en disant :

– Tu vois, mon pauvre gros, la maîtresse est malade… Maisce ne sera rien, va ! Nous irons encore galoper tous lestrois.

Pauline avait ouvert les yeux, et malgré la contractiondouloureuse de sa face, elle souriait.

Alors, commença l’existence d’angoisses, le cauchemar que l’onvit dans la chambre d’un malade. Lazare, cédant à un sentimentd’affection sauvage, en chassait tout le monde ; c’était àpeine s’il laissait sa mère et Louise entrer le matin, pour prendredes nouvelles, et il n’admettait que Véronique, chez laquelle ilsentait une tendresse véritable. Les premiers jours, madameChanteau avait voulu lui faire comprendre l’inconvenance de cessoins donnés par un homme à une jeune fille ; mais il s’étaitrécrié, est-ce qu’il n’était pas son mari ? puis, les médecinssoignaient bien les femmes. Entre eux, il n’y avait, en effet,aucune gêne pudique. La souffrance, la mort prochaine peut-être,emportaient les sens. Il lui rendait tous les petits services, lalevait, la recouchait, en frère apitoyé qui ne voyait de ce corpsdésirable que la fièvre dont il frissonnait. C’était comme leprolongement de leur enfance bien portante, ils retournaient à lanudité chaste de leurs premiers bains, lorsqu’il la traitait engamine. Le monde disparaissait, rien n’existait plus, rien que lapotion à boire, le mieux annoncé attendu vainement d’heure enheure, les détails bas de la vie animale prenant soudain uneimportance énorme, décidant de la joie ou de la tristesse desjournées. Et les nuits suivaient les jours, l’existence de Lazareétait comme balancée au-dessus du vide, avec la peur, à chaqueminute, d’une chute dans le noir.

Tous les matins, le docteur Cazenove visitait Pauline ;même, il revenait parfois le soir, après son dîner. Dès la secondevisite, il s’était décidé à une saignée copieuse. Mais la fièvre,un instant coupée, avait reparu. Deux jours se passèrent, il étaitvisiblement préoccupé, ne comprenant pas cette ténacité du mal.Comme la jeune fille éprouvait une peine de plus en plus grande àouvrir la bouche, il ne pouvait examiner l’arrière-gorge, qui luiapparaissait gonflée et d’une rougeur livide. Enfin, Pauline seplaignant d’une tension croissante dont son cou semblait éclater,le docteur dit un matin à Lazare :

– Je soupçonne un phlegmon.

Le jeune homme l’emmena dans sa chambre. Il avait relu justementla veille, en feuilletant son ancien manuel de pathologie, lespages sur les abcès rétropharyngiens, qui font saillie dansl’œsophage, et qui peuvent amener la mort par suffocation, encomprimant la trachée. Très pâle, il demanda :

– Alors, elle est perdue ?

– J’espère que non, répondit le médecin. Il faut voir.

Mais lui-même ne cachait plus son inquiétude. Il confessait sonimpuissance à peu près complète, dans le cas qui se présentait.Comment aller chercher un abcès au fond de cette bouchecontractée ? et, du reste, l’ouvrir trop tôt présentait desinconvénients graves. Le mieux était d’en abandonner la terminaisonà la nature, ce qui serait très long et très douloureux.

– Je ne suis pas le bon Dieu ! criait-il, lorsqueLazare lui reprochait l’inutilité de sa science.

La tendresse que le docteur Cazenove éprouvait pour Pauline setraduisait chez lui par un redoublement de brusquerie fanfaronne.Ce grand vieillard, sec comme une tige d’églantier, venait d’êtretouché au cœur.

Pendant plus de trente années, il avait battu le monde, passantde vaisseau en vaisseau, faisant le service d’hôpital aux quatrecoins de nos colonies ; il avait soigné les épidémies du bord,les maladies monstrueuses des tropiques, l’éléphantiasis à Cayenne,les piqûres de serpent dans l’Inde ; il avait tué des hommesde toutes les couleurs, étudié les poisons sur des Chinois, risquédes nègres dans des expériences délicates de vivisection. Et,aujourd’hui, cette petite fille, avec son bobo à la gorge, leretournait au point qu’il ne dormait plus ; ses mains de fertremblaient, son habitude de la mort défaillait, à la crainte d’uneissue fatale. Aussi, voulant cacher cette émotion indigne,tâchait-il d’affecter le mépris de la souffrance. On naissait poursouffrir, à quoi bon s’en émouvoir ?

Chaque matin, Lazare lui disait :

– Essayez quelque chose, docteur, je vous en supplie… C’estaffreux, elle ne peut même plus s’assoupir un instant. Toute lanuit, elle a crié.

– Mais, tonnerre de Dieu ! ce n’est pas ma faute,finissait-il par répondre, exaspéré. Je ne puis pourtant pas luicouper le cou, histoire de la guérir.

Le jeune homme se fâchait à son tour.

– Alors, la médecine ne sert à rien.

– À rien du tout, lorsque la machine se détraque… Laquinine coupe la fièvre, une purge agit sur les intestins, on doitsaigner un apoplectique… Et, pour le reste, c’est au petit bonheur.Il faut s’en remettre à la nature.

C’étaient là des cris arrachés par la colère de ne savoircomment agir. D’habitude, il n’osait nier la médecine si carrément,tout en ayant trop pratiqué pour ne pas être sceptique et modeste.Il perdait des heures entières, assis près du lit, à étudier lamalade ; et il repartait sans même laisser une ordonnance, lespoings liés, ne pouvant qu’assister à l’entier développement de cetabcès, qui, pour une ligne de moins ou une ligne de plus, allaitêtre la vie ou la mort.

Lazare se traîna huit jours entiers, dans des transes terribles.Lui aussi, attendait de minute en minute l’arrêt de la nature. Àchaque respiration pénible, il croyait que tout finissait. Lephlegmon se matérialisait en une image vive, il le voyait énorme,barrant la trachée ; encore un peu de gonflement, l’air nepasserait plus. Ses deux années de médecine mal digéréesredoublaient son effroi. Et c’était surtout la douleur qui lejetait hors de lui, dans une révolte nerveuse, une protestationaffolée contre l’existence. Pourquoi cette abomination de ladouleur ? n’était-ce pas monstrueusement inutile, cetenaillement des chairs, ces muscles brûlés et tordus, lorsque lemal s’attaquait à un pauvre corps de fille, d’une blancheur sidélicate ? Une obsession du mal le ramenait sans cesse près dulit. Il l’interrogeait, au risque de la fatiguer :souffrait-elle davantage ? où était-ce maintenant ?Parfois, elle lui prenait la main, la posait sur son cou :c’était là, comme un poids intolérable, une boule de plomb ardente,qui battait à l’étouffer. La migraine ne la quittait pas, elle nesavait de quelle façon poser la tête, torturée parl’insomnie ; depuis dix jours que la fièvre la secouait, ellen’avait pas dormi deux heures. Un soir, pour comble de misère, desmaux d’oreilles atroces s’étaient déclarés ; et, dans cescrises, elle perdait connaissance, il lui semblait qu’on luibroyait les os des mâchoires. Mais elle n’avouait pas tout cemartyre à Lazare, elle montrait un beau courage, car elle lesentait presque aussi malade qu’elle, le sang brûlé de sa fièvre,la gorge étranglée de son abcès. Souvent même elle mentait, ellearrivait à sourire, au moment des plus vives angoisses : çadevenait sourd, disait-elle, et elle l’engageait à se reposer unpeu. Le pis était qu’elle ne pouvait plus avaler sa salive sansjeter un cri, tellement son arrière-gorge se trouvait tuméfiée.Lazare se réveillait en sursaut : ça recommençait donc ?De nouveau, il la questionnait, il voulait savoir à quelendroit ; tandis que la face douloureuse, les yeux clos, elleluttait encore pour le tromper, en balbutiant que ce n’était rien,quelque chose qui l’avait chatouillée, simplement.

– Dors, ne te dérange pas… je vais dormir aussi.

Le soir, elle jouait cette comédie du sommeil, pour qu’il secouchât. Mais il s’entêtait à veiller près d’elle, dans unfauteuil. Les nuits étaient si mauvaises, qu’il ne voyait plustomber le jour sans une terreur superstitieuse. Est-ce que lesoleil reparaîtrait jamais ?

Une nuit, Lazare, assis contre le lit même, tenait dans sa mainla main de Pauline, comme il le faisait souvent, pour dire qu’ilrestait là, qu’il ne l’abandonnait pas. Le docteur Cazenove étaitparti à dix heures, furieux, ne répondant plus de rien. Jusqu’à cemoment, le jeune homme avait eu la consolation de croire qu’elle nese voyait pas en danger. Autour d’elle, on parlait d’une simpleinflammation de la gorge, très douloureuse, mais qui passeraitaussi aisément qu’un rhume de cerveau. Elle-même semblaittranquille, le visage brave, toujours gaie, malgré la souffrance.Quand on faisait des projets, en causant de sa convalescence, ellesouriait. Et, cette nuit-là encore, elle venait d’écouter Lazarearranger, pour sa première sortie, une promenade sur la plage.Puis, le silence était tombé, elle paraissait dormir, lorsqu’ellemurmura d’une voix distincte, au bout d’un grand quartd’heure :

– Mon pauvre ami, je crois que tu épouseras une autrefemme.

Il resta saisi, un petit frisson lui glaçait la nuque.

– Comment ça ? demanda-t-il.

Elle avait ouvert les yeux, elle le regardait de son air derésignation courageuse.

– Va, je sais bien ce que j’ai… Et j’aime mieux savoir,pour vous embrasser tous au moins.

Alors, Lazare se fâcha : c’était fou, des idéespareilles ! avant une semaine, elle serait sur pied ! Illui lâcha la main, il se sauva dans sa chambre sous un prétexte,car les sanglots l’étranglaient. Là, dans l’obscurité, ils’abandonna, tombé en travers du lit, où il ne couchait plus. Unecertitude affreuse lui avait serré le cœur tout d’un coup :Pauline allait mourir, peut-être ne passerait-elle pas la nuit. Etl’idée qu’elle le savait, que son silence jusque-là était unebravoure de femme ménageant dans la mort même la sensibilité desautres, achevait de le désespérer. Elle le savait, elle verraitvenir l’agonie, et il serait là, impuissant. Déjà, il se croyaitaux derniers adieux, la scène se déroulait avec des détailslamentables, sur les ténèbres de la chambre. C’était la fin detout, il prit l’oreiller entre ses bras convulsifs, il y enfonça latête, pour étouffer le hoquet de ses larmes.

Cependant, la nuit se termina sans catastrophe. Deux journéespassèrent encore. Mais, à présent, il y avait entre eux un nouveaulien, la mort toujours présente. Elle ne faisait plus aucuneallusion à la gravité de son état, elle trouvait la force desourire ; lui-même parvenait à feindre une tranquillitéparfaite, un espoir de la voir se lever d’une heure àl’autre ; et, pourtant, chez elle comme chez lui, tout sedisait adieu, continuellement, dans la caresse plus longue de leursregards qui se rencontraient. La nuit surtout, lorsqu’il veillaitprès d’elle, ils finissaient l’un et l’autre par s’entendre penser,la menace de l’éternelle séparation attendrissait jusqu’à leursilence. Rien n’était d’une douceur si cruelle, jamais ilsn’avaient senti leurs êtres se confondre à ce point.

Lazare, un matin, au lever du soleil, s’étonna du calme oùl’idée de la mort le laissait. Il tâcha de se rappeler lesdates : depuis le jour où Pauline était tombée malade, iln’avait pas une seule fois senti, de son crâne à ses talons, passerl’horreur froide de ne plus être. S’il tremblait de perdre sacompagne, c’était une autre épouvante, où il n’entrait rien de ladestruction de son moi. Le cœur saignait en lui, mais il semblaitque cette bataille, livrée à la mort, l’égalait à elle, lui donnaitle courage de la regarder en face. Peut-être aussi n’y avait-il quede la fatigue et de l’hébétement, dans le sommeil qui engourdissaitsa peur. Il ferma les yeux pour ne pas voir le soleil grandir, ilvoulut retrouver son frisson d’angoisse, en s’excitant à lacrainte, en se répétant que lui aussi mourrait un jour : rienne répondit, cela lui était devenu indifférent, les choses avaientpris une légèreté singulière. Son pessimisme même sombrait devantce lit de douleur ; au lieu de l’enfoncer dans la haine dumonde, sa révolte contre la douleur n’était que le désir ardent dela santé, l’amour exaspéré de la vie. Il ne parlait plus de fairesauter la terre comme une vieille construction inhabitable ;la seule image qui le hantait, était Pauline bien portante, s’enallant à son bras, sous un gai soleil ; et il n’avait qu’unbesoin, l’emmener encore, rieuse, le pied solide, par les sentiersoù ils avaient passé.

Ce fut ce jour-là que Lazare crut la mort venue. Dès huitheures, la malade se trouva prise de nausées, chaque effortdéterminait une crise d’étouffement très inquiétante. Bientôt desfrissons parurent, elle était secouée d’un tremblement tel qu’onentendait claquer ses dents. Terrifié, Lazare cria par la fenêtred’envoyer un gamin à Arromanches, bien qu’il attendît le docteurvers onze heures, comme d’habitude. La maison était plongée dans unsilence morne, un vide s’y faisait, depuis que Pauline ne l’animaitplus de son activité vibrante. Chanteau passait les journées enbas, silencieux, les regards sur ses jambes, avec la peur d’unaccès, pendant que personne n’était là pour le soigner ;madame Chanteau forçait Louise à sortir, toutes deux vivaientdehors, rapprochées, très intimes maintenant ; et il n’y avaitque le pas lourd de Véronique, montant et descendant sans cesse,qui troublait la paix de l’escalier et des pièces vides. Troisfois, Lazare était allé se pencher sur la rampe, impatient desavoir si la bonne avait pu décider quelqu’un à faire la course. Ilvenait de rentrer, il regardait la malade un peu plus calme,lorsque la porte, laissée entrouverte, craqua légèrement.

– Eh bien, Véronique ?

Mais c’était sa mère. Ce matin-là, elle devait mener Louise chezdes amis, du côté de Verchemont.

– Le petit Cuche est parti tout de suite, répondit-elle. Ila de bonnes jambes.

Puis, après un silence, elle demanda :

– Ça ne va donc pas mieux ?

D’un geste désespéré, Lazare, sans une parole, lui montraPauline immobile, comme morte, le visage baigné d’une sueurfroide.

– Alors, nous n’irons pas à Verchemont, continua-t-elle.Est-ce tenace, ces maladies où l’on ne comprend rien ?… Lapauvre enfant est vraiment bien éprouvée.

Elle s’était assise, elle dévida des phrases, de la même voixbasse et monotone.

– Nous qui voulions nous mettre en route à septheures ! C’est une chance que Louise ne se soit pas réveilléeassez tôt… Et tout qui tombe ce matin ! on dirait qu’ils lefont exprès. L’épicier d’Arromanches a passé avec sa note, j’ai dûle payer. Maintenant, il y a en bas le boulanger… Encore un mois dequarante francs de pain ! Je ne peux pas m’imaginer ou çapasse…

Lazare ne l’écoutait pas, absorbé tout entier par la crainte devoir reparaître le frisson. Mais le bruit sourd de ce flot deparoles l’irritait. Il tâcha de la renvoyer.

– Tu donneras à Véronique deux serviettes, pour qu’elle meles monte.

– Naturellement, il faut le payer, ce boulanger,poursuivit-elle, comme si elle n’avait pas entendu. Il m’a parlé,on ne peut lui raconter que je suis sortie… Ah ! j’en aiassez, de la maison ! Ça devient trop lourd, je finirai partout planter là… Si Pauline seulement n’allait pas si mal, ellenous avancerait les quatre-vingt-dix francs de sa pension. Noussommes au vingt, ça ne ferait jamais que dix jours… La pauvrepetite paraît bien faible…

D’un mouvement brusque, Lazare se tourna.

– Quoi ? qu’est-ce que tu veux ?

– Tu ne sais pas où elle met son argent ?

– Non.

– Ça doit être dans sa commode… Si tu regardais.

Il refusa d’un geste exaspéré. Ses mains tremblaient.

– Je t’en prie, maman… Par pitié, laissez-moi.

Ces quelques phrases étaient chuchotées rapidement, au fond dela chambre. Un silence pénible se faisait, lorsqu’une voix légères’éleva du lit.

– Lazare, prends la clef sous mon oreiller, donne à matante ce qu’elle voudra.

Tous deux restèrent saisis. Lui, protestait, ne voulait pasfouiller dans la commode. Mais il dut céder, pour ne pointtourmenter Pauline. Lorsqu’il eut remis un billet de cent francs àsa mère, et qu’il revint glisser la clef sous l’oreiller, il trouvala malade en proie à un nouveau frisson, qui la secouait comme unjeune arbre, près de se rompre. Et deux grosses larmes coulaientsur ses joues, de ses pauvres yeux fermés.

Le docteur Cazenove ne parut qu’à son heure habituelle. Iln’avait pas même vu le petit Cuche, qui polissonnait sans doutedans les fossés. Dès qu’il eut écouté Lazare et jeté un coup d’œilsur Pauline, il cria :

– Elle est sauvée !

Ces nausées, ces frissons terribles étaient simplement lesindices que l’abcès perçait enfin. On n’avait plus à craindre lasuffocation, désormais le mal allait se résoudre de lui-même. Lajoie fut grande, Lazare accompagna le docteur, et comme Martin,l’ancien matelot resté au service de ce dernier, avec sa jambe debois, buvait un verre de vin dans la cuisine, tout le monde vouluttrinquer. Madame Chanteau et Louise prirent du brou de noix.

– Je n’ai jamais été sérieusement inquiète, disait lapremière. Je sentais que ça ne serait rien.

– N’empêche que la chère enfant en a vu de grises !répliquait Véronique. Vrai ! on me donnerait cent sous que jene serais pas si contente.

À ce moment, l’abbé Horteur entra. Il venait chercher desnouvelles, et il accepta une goutte de liqueur, pour faire commetout le monde. Chaque jour, il s’était ainsi présenté, en bonvoisin ; car, dès la première visite, Lazare lui ayantsignifié qu’il ne le laisserait pas voir la malade, de peur del’effrayer, le prêtre avait répondu tranquillement qu’il comprenaitça. Il se contentait de dire ses messes à l’intention de cettepauvre demoiselle. Chanteau, en trinquant avec lui, le loua de satolérance.

– Vous voyez bien qu’elle s’en est tirée sans orémus.

– Chacun se sauve comme il l’entend, déclara le curé d’unton sentencieux, en achevant de vider son verre.

Quand le docteur fut parti, Louise voulut monter embrasserPauline. Celle-ci souffrait encore atrocement, mais il semblait quela souffrance ne comptât plus. Lazare lui criait gaiement deprendre courage ; et il cessait de feindre, il exagérait mêmele danger passé, en lui racontant qu’il avait cru trois fois latenir morte entre ses bras. Elle, cependant, ne témoignait pas sihaut sa joie d’être sauvée. Mais elle était pénétrée de la douceurde vivre, après avoir eu le courage de s’habituer à la mort. Desattendrissements passaient sur son visage douloureux, elle luiavait serré la main, en murmurant avec un sourire :

– Allons, mon ami, tu ne peux l’échapper : je serai tafemme.

Enfin, la convalescence commença par de grands sommeils. Elledormait des journées entières, très calmes, l’haleine douce, dansun néant réparateur. La Minouche, qu’on avait chassée de lachambre, aux heures énervées de la maladie, profitait de cette paixpour s’y glisser ; elle sautait légèrement sur le lit, secouchait vite en rond contre le flanc de sa maîtresse, passait làelle aussi les journées, à jouir de la tiédeur des draps ;parfois, elle y faisait d’interminables toilettes, s’usant le poilà coups de langue, mais d’un mouvement si souple, que la malade nela sentait même pas remuer. Pendant ce temps, Mathieu, admiségalement dans la chambre, ronflait comme un homme, en travers dela descente de lit.

Un des premiers caprices de Pauline fut, le samedi suivant, defaire monter ses petits amis du village. On commençait à luipermettre les œufs à la coque, après la diète sévère qu’elle venaitde garder pendant trois semaines. Elle put recevoir les enfants,assise, toujours très faible. Lazare avait dû fouiller de nouveaudans la commode, pour lui remettre des pièces de cent sous. Mais,lorsqu’elle eut questionné ses pauvres, et qu’elle se fut entêtée àrégler avec eux ce qu’elle appelait ses comptes en retard, elleéprouva une telle lassitude, qu’il fallut la recoucher sansconnaissance. Elle s’intéressait également à l’épi et auxpalissades, demandait chaque jour s’ils tenaient bon. Des poutresavaient déjà faibli, son cousin lui mentait, en ne parlant que dedeux ou trois planches déclouées. Un matin, restée seule, elles’était échappée des draps, voulant voir la marée haute battre auloin les charpentes ; et, cette fois encore, ses forcesrenaissantes l’avaient trahie, elle serait tombée si Véroniquen’était entrée à temps, pour la recevoir dans ses bras.

– Méfie-toi ! je t’attache, si tu n’es pas sage,répétait Lazare en plaisantant.

Lui, s’obstinait toujours à la veiller ; mais, brisé defatigue, il s’endormait dans son fauteuil. D’abord, il avait goûtédes joies vives, à la regarder boire ses premiers bouillons. Cettesanté qui revenait dans ce corps jeune, était une chose exquise, unrenouveau de l’existence, où lui-même se sentait revivre. Puis,l’habitude de la santé l’avait repris, il cessait de s’en réjouircomme d’un bienfait inespéré, depuis que la douleur n’était pluslà. Et un hébétement seul lui restait, une détente nerveuse aprèsla lutte, l’idée confuse que le vide de tout recommençait.

Une nuit, Lazare dormait profondément, lorsque Paulinel’entendit s’éveiller avec un soupir d’angoisse. Elle le voyait, àla faible clarté de la veilleuse, la face épouvantée, les yeuxélargis d’horreur, les mains jointes dans un geste de supplication.Il balbutiait des mots entrecoupés.

– Mon Dieu !… mon Dieu !

Inquiète, elle s’était penchée vivement.

– Qu’as-tu donc, Lazare ?… Souffres-tu ?

Cette voix le fit tressaillir. On le voyait donc ? Ildemeura gêné, ne finit par trouver qu’un mensonge maladroit.

– Mais je n’ai rien… C’est toi qui te plaignais tout àl’heure.

La peur de la mort venait de reparaître dans son sommeil, unepeur sans cause, comme sortie du néant lui-même, une peur dont lesouffle glacé l’avait éveillé d’un grand frisson. Mon Dieu !il faudrait mourir un jour ! Cela montait, l’étouffait, tandisque Pauline, qui avait reposé la tête sur l’oreiller, le regardaitde son air de compassion maternelle.

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