La Joie de vivre

Chapitre 3

 

Deux jours plus tard, une grande marée découvrait les rochesprofondes. Dans le coup de passion qui emportait Lazare au début dechaque entreprise nouvelle, il ne voulut pas attendre davantage, ilpartit jambes nues, une veste de toile simplement jetée sur soncostume de bain ; et Pauline était de l’enquête, en costume debain elle aussi, chaussée de gros souliers, qu’elle réservait pourla pêche aux crevettes.

Quand ils furent à un kilomètre des falaises, au milieu du champdes algues ruisselant encore du flot qui se retirait,l’enthousiasme du jeune homme éclata, comme s’il découvrait cettemoisson immense d’herbes marines, qu’ils avaient cent foistraversée ensemble.

– Regarde ! regarde ! criait-il. En voilà de lamarchandise !… Et on n’en fait rien, et il y en a ainsijusqu’à plus de cent mètres de profondeur !

Puis, il lui nommait les espèces, avec une pédanteriejoyeuse : les zostères, d’un vert tendre, pareilles à de fineschevelures, étalant à l’infini une succession de vastespelouses ; les ulves aux feuilles de laitue larges et minces,d’une transparence glauque ; les fucus dentelés, les fucusvésiculeux, en si grand nombre que leur végétation couvrait lesroches ainsi qu’une mousse haute ; et, à mesure qu’ilsdescendaient en suivant le flot, ils rencontraient des espèces detaille plus grande et d’aspect plus étrange, les laminaires,surtout le Baudrier de Neptune, cette ceinture de cuir verdâtre,aux bords frisés, qui semble taillée pour la poitrine d’ungéant.

– Hein ? quelle richesse perdue ! reprenait-il.Est-on bête !… En Écosse, ils sont au moins assez intelligentspour manger les ulves. Nous autres, nous faisons du crin végétalavec les zostères, et nous emballons le poisson avec les fucus. Lereste est du fumier, de qualité discutable, qu’on abandonne auxpaysans des côtes… Dire que la science en est encore à la méthodebarbare d’en brûler quelques charretées, afin d’en tirer de lasoude !

Pauline, dans l’eau jusqu’aux genoux, était heureuse de cettefraîcheur salée. Du reste, les explications de son cousinl’intéressaient profondément.

– Alors, demanda-t-elle, tu vas distiller toutça ?

Le mot « distiller » égaya beaucoup Lazare.

– Oui, distiller, si tu veux. Mais c’est jolimentcompliqué, tu verras, ma chère… N’importe, retiens bien mesparoles : on a conquis la végétation terrestre, n’est-cepas ? les plantes, les arbres, ce dont nous nous servons, ceque nous mangeons ; eh bien, peut-être la conquête de lavégétation marine nous enrichira-t-elle davantage encore, le jouroù l’on se décidera à la tenter.

Tous deux, cependant, enflammés de zèle, ramassaient deséchantillons. Ils s’en chargèrent les bras, ils s’oublièrent siloin, qu’ils durent, pour revenir, se mouiller jusqu’aux épaules.Et les explications continuaient, le jeune homme répétait desphrases de son maître Herbelin : la mer est un vaste réservoirde composés chimiques, les algues travaillaient pour l’industrie,en condensant, dans leurs tissus, les sels que les eaux où ellesvivent contiennent en faible proportion. Aussi le problèmeconsistait-il à extraire économiquement de ces algues tous lescomposés utiles. Il parlait d’en prendre les cendres, la soudeimpure du commerce, puis de séparer et de livrer, à l’état depureté parfaite, les bromures, les iodures de sodium et depotassium, le sulfate de soude, d’autres sels de fer et demanganèse, de façon à ne laisser aucun déchet de la matièrepremière. Ce qui l’enthousiasmait, c’était cet espoir de ne pasperdre un seul corps utile, grâce à la méthode du froid, trouvéepar l’illustre Herbelin. Il y avait là une grosse fortune.

– Bon Dieu ! comme vous voilà faits ! cria madameChanteau, lorsqu’ils rentrèrent.

– Ne te fâche pas, répondit gaiement Lazare, en jetant sonpaquet d’algues au milieu de la terrasse. Tiens ! nous terapportons des pièces de cent sous.

Le lendemain, la charrette d’un paysan de Verchemont allaprendre toute une charge d’herbes marines, et les étudescommencèrent dans la grande chambre du second étage. Pauline obtintle grade de préparateur. Ce fut une rage pendant un mois, lachambre s’emplit rapidement de plantes sèches, de bocaux oùnageaient des arborescences, d’instruments aux profilsbizarres ; un microscope occupait un coin de la table, lepiano disparaissait sous des chaudières et des cornues, l’armoireelle-même craquait d’ouvrages spéciaux, de collections sans cesseconsultées. Du reste, les expériences tentées de la sorte en petit,avec des soins minutieux, donnèrent des résultats encourageants. Laméthode du froid portait sur cette découverte que certains corps secristallisent à de basses températures différentes pour les diverscorps ; et il ne s’agissait plus que d’obtenir et de maintenirles températures voulues : chaque corps se déposaitsuccessivement, se trouvait séparé des autres. Lazare brûlait desalgues dans une fosse, puis traitait par le froid la lessive descendres, à l’aide d’un système réfrigérant, basé sur l’évaporationrapide de l’ammoniaque. Mais il fallait exécuter en grand cettemanipulation ; la porter du laboratoire dans l’industrie, eninstallant et en faisant fonctionner économiquement lesappareils.

Le jour où il eut dégagé des eaux mères jusqu’à cinq corps biendistincts, la chambre retentit de cris de triomphe. Il y avaitsurtout une proportion surprenante de bromure de potassium. Ceremède à la mode allait se vendre comme du pain. Pauline, quidansait autour de la table, reprise de sa gaminerie ancienne,descendit l’escalier brusquement, tomba au milieu de la salle àmanger, où son oncle lisait un journal, tandis que sa tantemarquait des serviettes.

– Ah bien ! cria-t-elle, vous pouvez être malades,nous vous en donnerons, du bromure !

Madame Chanteau, qui souffrait depuis quelque temps de crisesnerveuses, venait d’être mise au régime du bromure par le docteurCazenove. Elle sourit, en disant :

– En aurez-vous assez pour guérir tout le monde, puisquetout le monde est détraqué, maintenant ?

La jeune fille, aux membres forts, et dont le visage joyeuxéclatait de santé, ouvrit les bras comme pour jeter sa guérison auxquatre coins du ciel.

– Oui, oui, nous allons en bourrer la terre… Fichue, leurgrande névrose !

Après avoir visité la côte, discuté les emplacements, Lazaredécida qu’il installerait son usine à la baie du Trésor. Toutes lesconditions s’y trouvaient réunies : plage immense, commedallée de roches plates, ce qui facilitait la récolte desalgues ; charrois plus directs, par la route deVerchemont ; terrains à bon marché, matériaux sous la main,éloignement suffisant, sans être excessif. Et Pauline plaisantaitsur le nom qu’ils avaient donné à la baie autrefois, pour l’or finde son sable : ils ne croyaient pas si bien dire, un vrai« trésor » maintenant qu’ils allaient trouver dans lamer. Les débuts furent superbes, heureux achat de vingt millemètres de lande déserte, autorisation préfectorale obtenue après unretard de deux mois seulement. Enfin, les ouvriers se mirent auxconstructions. Boutigny était arrivé, un petit homme rouge d’unetrentaine d’années, très commun, qui déplut beaucoup aux Chanteau.Il avait refusé d’habiter Bonneville, ayant découvert à Verchemont,disait-il, une maison très commode ; et la froideur de lafamille augmenta, lorsqu’elle apprit qu’il venait d’y installer unefemme, quelque fille perdue, amenée sans doute d’un mauvais lieu deParis. Lazare haussait les épaules, outré de ces idées deprovince ; elle était très gentille, cette femme, une blondequi devait avoir du dévouement, pour consentir à s’enterrer dans cepays de loups ; d’ailleurs, il n’insista pas, à cause dePauline. Ce qu’on attendait de Boutigny, en somme, c’était unesurveillance active, une organisation intelligente du travail. Or,il se montrait merveilleux, toujours debout, enflammé du génie del’administration. Sous ses ordres, les murailles montaient à vued’œil.

Alors, pendant quatre mois, tant que les travaux durèrent pourla construction des bâtiments et l’installation des appareils,l’usine du Trésor, comme on avait fini par l’appeler, devint un butde promenade quotidienne. Madame Chanteau n’accompagnait pastoujours les enfants, Lazare et Pauline reprirent leurs courses dejadis. Mathieu seul les suivait, vite fatigué, traînant ses grossespattes et se couchant là-bas, la langue pendante, avec unerespiration courte et pressée de soufflet de forge. Lui seul aussise baignait encore, se jetait à la mer quand on lançait un bâton,qu’il avait l’intelligence de prendre contre la vague, pour ne pasavaler d’eau salée. À chaque visite, Lazare pressait lesentrepreneurs ; tandis que Pauline risquait des réflexionspratiques, d’une grande justesse parfois. Il avait dû commander lesappareils à Caen, sur des plans dessinés par lui, et des ouvriersétaient venus les monter. Boutigny commençait à témoigner desinquiétudes, en voyant les devis augmenter sans cesse. Pourquoi nepas s’être contenté d’abord des salles strictement nécessaires, desmachines indispensables ? pourquoi ces bâtisses compliquées,ces appareils énormes, en vue d’une exploitation qu’il aurait étéplus sage d’élargir peu à peu, lorsqu’on se serait rendu un compteexact des conditions de la fabrication et de la vente ? Lazares’emportait. Il voyait immense, il aurait volontiers donné auxhangars une façade monumentale dominant la mer, développant devantl’horizon sans borne la grandeur de son idée. Puis, la visites’achevait au milieu d’une fièvre d’espoir : à quoi bonliarder, puisqu’on tenait la fortune ? Et le retour était fortgai, on se souvenait de Mathieu qui s’attardait sans cesse. Paulinese cachait brusquement avec Lazare derrière un mur, tous les deuxamusés comme des enfants, quand le chien, saisi de se voir seul, secroyant perdu, vagabondait dans un effarement comique.

Chaque soir, à la maison, la même question les accueillait.

– Eh bien, ça marche-t-il, êtes-vous contents ?

Et la réponse était toujours la même.

– Oui, oui… Mais ils n’en finissent pas.

Ce furent des mois d’une intimité complète. Lazare témoignait àPauline une affection vive, où il entrait de la reconnaissance,pour l’argent qu’elle avait mis dans son entreprise. Peu à peu, denouveau, la femme disparaissait, il vivait près d’elle comme encompagnie d’un garçon, d’un frère cadet dont les qualités letouchaient chaque jour davantage. Elle était si raisonnable, d’unsi beau courage, d’une bonté si riante, qu’elle finissait par luiinspirer une estime inavouée, un sourd respect, contre lequel il sedéfendait encore en la plaisantant. Tranquillement, elle lui avaitconté ses lectures, l’effroi de sa tante à la vue des planchesanatomiques ; et, un instant, il était resté surpris et pleinde gêne, devant cette fille déjà savante, avec ses grands yeuxcandides. Ensuite, leurs rapports s’en trouvèrent resserrés, ilprit l’habitude de parler de tout librement, dans leurs étudescommunes, lorsqu’elle l’aidait : cela en parfaite simplicitéscientifique, usant du mot propre, comme s’il n’y en avait pas eud’autre. Elle-même, sans paraître y mettre autre chose que leplaisir d’apprendre et de lui être utile, abordait toutes lesquestions. Mais elle l’amusait souvent, tant son instruction avaitde trous, tant il s’y trouvait un extraordinaire mélange deconnaissances qui se battaient : les idées de sous-maîtressede sa tante, le train du monde réduit à la pudeur despensionnats ; puis, les faits précis lus par elle dans lesouvrages de médecine, les vérités physiologiques de l’homme et dela femme, éclairant la vie. Quand elle lâchait une naïveté, ilriait si fort, qu’elle entrait en colère : au lieu de rire,est-ce qu’il n’aurait pas mieux fait de lui montrer sonerreur ? et, le plus souvent, la dispute se terminait ainsipar une leçon, il achevait de l’instruire, en jeune chimistesupérieur aux convenances. Elle en savait trop pour ne pas savoirle reste. D’ailleurs, un travail lent s’opérait, elle lisaittoujours, elle coordonnait peu à peu ce qu’elle entendait, cequ’elle voyait, respectueuse cependant pour madame Chanteau, dontelle continuait à écouter d’une mine sérieuse les mensongesdécents. C’était seulement avec son cousin, dans la grande chambre,qu’elle devenait un garçon, un préparateur, auquel ilcriait :

– Dis donc, as-tu regardé cette Floridée ?… Elle n’aqu’un sexe.

– Oui, oui, répondait-elle, des organes mâles en grosbouquets.

Pourtant, un vague trouble montait en elle. Lorsque Lazare labousculait parfois fraternellement, elle restait quelques secondesétouffée, le cœur battant à grands coups. La femme, qu’ilsoubliaient tous deux, se réveillait dans sa chair, avec la pousséemême de son sang. Un jour, comme il se tournait, il la heurta ducoude. Elle jeta un cri, elle porta les mains à sa gorge. Quoidonc ? il lui avait fait du mal ? mais il l’avait à peinetouchée ! et, d’un geste naturel, il voulut écarter son fichu,pour voir. Elle s’était reculée, ils demeurèrent face à face,confus, souriant d’un air contraint. Un autre jour, au courantd’une expérience, elle refusa de tremper ses mains dans l’eaufroide. Lui, s’étonnait, s’irritait : pourquoi ? queldrôle de caprice ! si elle ne l’aidait pas, elle ferait mieuxde descendre. Puis, la voyant rougir, il comprit, il la regardad’un visage béant. Alors, cette gamine, ce frère cadet étaitdécidément une femme ? on ne pouvait l’effleurer sans qu’ellejetât une plainte, on ne devait seulement pas compter sur elle àtoutes les époques du mois. À chaque fait nouveau, c’était unesurprise, comme une découverte imprévue qui les embarrassait et lesémotionnait l’un et l’autre, dans leur camaraderie de garçons.Lazare semblait n’en éprouver que de l’ennui, ça n’allait plus êtrepossible de travailler ensemble, puisqu’elle n’était pas un hommeet qu’un rien la dérangeait. Quant à Pauline, elle en gardait unesorte de malaise, une anxiété où grandissait un charmedélicieux.

Dès ce moment, chez la jeune fille, se développèrent dessensations dont elle ne parlait à personne. Elle ne mentait pas,elle se taisait simplement, par une fierté inquiète, par une honteaussi. Plusieurs fois, elle se crut souffrante, sur le point defaire une maladie grave, car elle se couchait fiévreuse, brûléed’insomnie, emportée tout entière dans le tumulte sourd del’inconnu qui l’envahissait ; puis, au jour, elle étaitseulement brisée, elle ne se plaignait même pas devant sa tante.C’étaient encore des chaleurs brusques, une excitation nerveuse, etdes pensées inattendues qui la révoltaient ensuite, et surtout desrêves dont elle sortait fâchée contre elle. Ses lectures, cetteanatomie, cette physiologie épelées passionnément, lui avaientlaissé une telle virginité de corps, qu’elle retombait dans desstupeurs d’enfant, à chaque phénomène. Puis, la réflexion lacalmait : elle n’était pas à part, elle devait s’attendre àvoir se dérouler en elle-même cette mécanique de la vie, faite pourles autres. Après le dîner, un soir, elle discuta la bêtise desrêves : était-ce irritant, d’être sur le dos, sans défense, enproie aux imaginations baroques ? et ce qui l’exaspérait,paraissait être la mort de la volonté dans le sommeil, l’abandoncomplet de sa personne. Son cousin, avec ses théories pessimistes,attaquait aussi les rêves, comme troublant le parfait bonheur dunéant ; tandis que son oncle distinguait, aimait les songesagréables, abominait les cauchemars de la fièvre. Mais elles’acharnait si fort que madame Chanteau, surprise, la questionnasur ce quelle voyait, la nuit. Alors, elle balbutia : rien,des absurdités, des choses trop vagues pour en garder le souvenir.Et elle ne mentait toujours pas, ses rêves se passaient dans undemi-jour, des apparences la frôlaient, son sexe de femmes’éveillait à la vie charnelle, sans que jamais une image netteprécisât la sensation. Elle ne voyait personne, elle pouvait croireà une caresse du vent de mer, qui, l’été, entrait par la fenêtreouverte.

Cependant, la grande affection de Pauline pour Lazare semblaitêtre chaque jour plus ardente ; et ce n’était pas seulement,dans leur camaraderie fraternelle de sept années, l’éveilinstinctif de la femme : elle avait aussi le besoin de sedévouer, une illusion le lui montrait comme le plus intelligent etle plus fort. Lentement, cette fraternité devenait de l’amour, avecles bégaiements exquis de la passion naissante, des rires auxfrissons sonores, des contacts furtifs et appuyés, tout le départenchanté pour le pays des nobles tendresses, sous le coup de fouetde l’instinct génésique. Lui, protégé par ses débordements duquartier Latin, n’ayant plus de curiosités à perdre, continuait àvoir en elle une sœur, que son désir n’effleurait pas. Elle, aucontraire, vierge encore, dans cette solitude où elle ne trouvaitque lui, l’adorait peu à peu et se donnait entière. Quand ilsétaient ensemble, du matin au soir, elle semblait vivre de saprésence, les yeux cherchant les siens, empressé à le servir.

Vers ce temps, madame Chanteau s’étonna de la piété de Pauline.Deux fois, elle la vit se confesser. Puis, brusquement, la jeunefille parut en froid avec l’abbé Horteur ; elle refusa mêmed’aller à la messe pendant trois dimanches, et n’y retourna quepour ne point chagriner sa tante. Du reste, elle ne s’expliquaitpas, elle avait dû être blessée par les questions et lescommentaires de l’abbé, dont la langue était lourde. Et ce futalors, avec son flair de mère passionnée, que madame Chanteaudevina l’amour croissant de Pauline. Elle se tut pourtant, n’enparla même pas à son mari. Cette aventure fatale la surprenait, carjusque-là une tendresse possible, peut-être un mariage, n’était pasentré dans ses plans. Comme Lazare, elle avait continué à traitersa pupille en gamine ; et elle voulait réfléchir, elle sepromit de les surveiller, n’en fit rien, peu soucieuse au fond dece qui n’était pas le plaisir de son fils.

Les chaudes journées d’août étaient venues, le jeune hommedécida un soir qu’on se baignerait le lendemain, en allant àl’usine. Travaillée par ses idées de convenances, la mère lesaccompagna, malgré le terrible soleil de trois heures. Elle s’assitprès de Mathieu sur les galets brûlants, elle s’abrita de sonombrelle, sous laquelle le chien tâchait d’allonger sa tête.

– Eh bien, où va-t-elle donc ? demanda Lazare envoyant Pauline disparaître à demi derrière une roche.

– Elle va se déshabiller, parbleu ! dit madameChanteau. Tourne-toi, tu la gênes, ce n’est pas convenable.

Il demeura très étonné, regarda encore du côté de la roche, oùflottait un coin blanc de chemise, puis ramena les yeux sur samère, en se décidant à tourner le dos. Pourtant, il se déshabillarapidement lui-même, sans rien ajouter.

– Y sommes-nous ? cria-t-il enfin. En voilà desaffaires ! Est-ce que tu mets ta robe couleur dutemps ?

Légèrement, Pauline accourait, riant d’un rire trop gai, où l’onsentait un peu d’embarras. Depuis le retour de son cousin, ils nes’étaient pas baignés ensemble. Elle avait un costume de grandenageuse, fait d’une seule pièce, serré à la taille par une ceintureet découvrant les hanches. Les reins souples, la gorge haute ;elle ressemblait, amincie de la sorte, à un marbre florentin. Sesjambes et ses bras nus, ses petits pieds nus chaussés de sandales,gardaient une blancheur d’enfant.

– Hein ? reprit Lazare, allons-nous jusqu’auxPicochets ?

– C’est ça, jusqu’aux Picochets, répondit-elle.

Mme Chanteau criait :

– Ne vous éloignez pas… Vous me faites toujours despeurs !

Mais ils s’étaient déjà mis à l’eau. Les Picochets, un groupe derochers dont quelques-uns restaient découverts à marée haute, setrouvaient éloignés d’un kilomètre environ. Et ils nageaient tousdeux côte à côte, sans hâte, comme deux amis partis pour unepromenade, sur un beau chemin tout droit. D’abord, Mathieu lesavait suivis ; puis, les voyant aller toujours, il étaitrevenu se secouer et éclabousser madame Chanteau. Les exploitsinutiles répugnaient à sa paresse.

– Tu es sage, toi, disait la vieille dame. Est-il Dieupermis de risquer sa vie de la sorte !

Elle distinguait à peine les têtes de Lazare et de Pauline,pareilles à des touffes de varech, errantes au ras des vagues. Lamer avait une houle assez forte, ils avançaient balancés par demolles ondulations, ils causaient tranquillement, occupés desalgues qui passaient sous eux, dans la transparence de l’eau.Pauline, fatiguée, fit la planche, le visage en plein ciel, perdueau fond de tout ce bleu. Cette mer qui la berçait, était restée sagrande amie. Elle en aimait l’haleine âpre, le flot glacé etchaste, elle s’abandonnait à elle, heureuse d’en sentir leruissellement immense contre sa chair, goûtant la joie de cetexercice violent, qui réglait les battements de son cœur.

Mais elle eut une légère exclamation. Son cousin, inquiet, laquestionna.

– Quoi donc ?

– Je crois que mon corsage a craqué… J’ai trop raidi lebras gauche.

Et tous deux plaisantèrent. Elle s’était remise à nagerdoucement, elle riait d’un rire gêné, en constatant ledésastre : c’était la couture de l’épaulette qui avait cédé,toute l’épaule et le sein se trouvaient à découvert. Le jeunehomme, très gai, lui disait de fouiller ses poches, pour voir sielle n’aurait pas sur elle des épingles. Cependant, ils arrivaientaux Picochets, il monta sur une roche, comme ils en avaientl’habitude, afin de reprendre haleine, avant de retourner à terre.Elle, autour de l’écueil, nageait toujours.

– Tu ne montes pas ?

– Non, je suis bien.

Il crut à un caprice, il se fâcha. Était-ce raisonnable ?les forces pouvaient lui manquer au retour, si elle ne se reposaitpas un instant. Mais elle s’entêtait, ne répondant même plus,filant à petit bruit avec de l’eau jusqu’au menton, enfonçant lablancheur nue de son épaule, vague et laiteuse comme la nacre d’uncoquillage. La roche était creusée, vers la pleine mer, d’une sortede grotte, où jadis ils jouaient aux Robinsons, en face del’horizon vide. De l’autre côté, sur la plage, madame Chanteaufaisait la tache noire et perdue d’un insecte.

– Sacré caractère, va ! finit par crier Lazare en serejetant à l’eau. Si tu bois un coup, je te laisse boire, paroled’honneur !

Lentement, ils repartirent. Ils se boudaient, ils ne separlaient plus. Comme il l’entendait s’essouffler, il lui dit defaire au moins la planche. Elle ne parut pas entendre. La déchirureaugmentait : au moindre mouvement pour se retourner, sa gorgeaurait jailli à fleur d’eau, ainsi qu’une floraison des alguesprofondes. Alors, il comprit sans doute ; et, voyant safatigue, sentant qu’elle n’arriverait jamais à la plage, ils’approcha résolument pour la soutenir. Elle voulut se débattre,continuer seule ; puis, elle dut s’abandonner. Ce fut serrésétroitement, elle en travers de lui, qu’ils abordèrent.

Épouvantée, madame Chanteau était accourue, tandis que Mathieuhurlait, dans les vagues jusqu’au ventre.

– Mon Dieu ! quelle imprudence !… Je le disaisbien que vous alliez trop loin !

Pauline s’était évanouie. Lazare la porta comme une enfant surle sable ; et elle demeurait contre sa poitrine, à demi nuemaintenant, tous deux ruisselant d’eau amère. Aussitôt, ellesoupira, ouvrit les yeux. Quand elle reconnut le jeune homme, elleéclata en gros sanglots, elle l’étouffa dans une étreinte nerveuse,en lui baisant la face à pleines lèvres, au hasard. C’était commeinconscient, l’élan fibre de l’amour, qui sortait de ce danger demort.

– Oh ! que tu es bon ! Lazare, oh ! que jet’aime !

Il resta tout secoué de l’emportement de ce baiser. Lorsquemadame Chanteau la rhabilla, il s’écarta de lui-même. La rentrée àBonneville fut douce et pénible, l’un et l’autre semblaient brisésde fatigue. Entre eux, la mère marchait, en réfléchissant quel’heure était venue de prendre un parti.

D’autres inquiétudes agitèrent la famille. L’usine du Trésorétait bâtie, on essayait depuis huit jours les appareils, quidonnaient des résultats déplorables. Lazare dut s’avouer qu’ilavait mal combiné certaines pièces. Il se rendit à Paris, pourconsulter son maître Herbelin, et il revint désespéré : toutdevait être refait, le grand chimiste avait déjà perfectionné saméthode, ce qui modifiait absolument les appareils. Cependant, lessoixante mille francs étaient mangés, Boutigny refusait de mettreun sou de plus : du matin au soir, il parlait amèrement desgaspillages, avec la ténacité insupportable de l’homme pratique quitriomphe. Lazare avait des envies de le battre. Il aurait peut-êtretout planté là, sans l’angoisse qu’il éprouvait, à l’idée delaisser dans ce gouffre les trente mille francs de Pauline. Sonhonnêteté, sa fierté se révoltaient : c’était impossible, ildevait trouver de l’argent, on ne pouvait abandonner ainsi uneaffaire qui rendrait plus tard des millions.

– Tiens-toi tranquille, répétait sa mère, lorsqu’elle levoyait malade d’incertitude. Nous n’en sommes pas encore à nesavoir où prendre quelques billets de mille francs.

Madame Chanteau mûrissait un projet. Après l’avoir surprise,l’idée d’un mariage entre Lazare et Pauline lui semblaitconvenable. Il n’y avait, en somme, que neuf années entre eux,différence acceptée tous les jours. Cela n’arrangeait-il pas leschoses ? Lazare désormais travaillerait pour sa femme, il nese tourmenterait plus de sa dette, il emprunterait même à Paulinela somme dont il avait besoin. Au fond de madame Chanteau,confusément, s’agitait bien un scrupule, la crainte d’unecatastrophe finale, la ruine de leur pupille. Seulement, elleécartait ce dénouement impossible : – est-ce que Lazaren’avait pas du génie ? Il enrichirait Pauline, c’étaitcelle-ci qui faisait une bonne affaire. Son fils avait beau êtrepauvre, il valait une fortune, si elle le donnait.

Le mariage fut décidé très simplement. Un matin, la mèreinterrogea dans sa chambre la jeune fille, qui, tout de suite, vidason cœur avec une tranquillité souriante. Puis, elle lui fitprétexter un peu de fatigue ; et, l’après-midi, elleaccompagna seule son fils à l’usine. Lorsque, au retour, elle luiexpliqua longuement son projet, l’amour de la petite cousine, laconvenance d’un pareil mariage, les avantages que chacun entirerait, il parut stupéfait d’abord. Jamais il n’avait songé àcela, quel âge avait donc l’enfant ? Ensuite, il demeura toutému ; certes, il l’aimait bien aussi, il ferait ce qu’onvoudrait.

Quand ils rentrèrent, Pauline achevait de mettre la table, pours’occuper ; tandis que son oncle, un journal tombé sur lesgenoux, regardait Minouche qui se léchait délicatement leventre.

– Eh bien, quoi donc ? on se marie, dit Lazare encachant son émotion sous une gaieté bruyante.

Elle était restée une assiette à la main, très rouge, la voixcoupée.

– Qui se marie ? demanda l’oncle, comme éveillé ensursaut.

Sa femme l’avait prévenu le matin ; mais, l’air gourmanddont la chatte promenait la langue sur son poil l’absorbait.Pourtant, il se souvint aussitôt.

– Ah ! oui, cria-t-il.

Et il regarda les jeunes gens d’un œil malin, la bouche torduepar un élancement douloureux au pied droit. Pauline, doucement,avait reposé l’assiette. Elle finit par répondre àLazare :

– Si tu veux, toi, moi je veux bien.

– Allons, c’est fait, embrassez-vous, conclut madameChanteau, en train d’accrocher son chapeau de paille.

La jeune fille s’avança la première, les mains tendues. Lui,riant toujours, les prit dans les siennes ; et il laplaisantait.

– Tu as donc lâché ta poupée ?… Voilà pourquoi tudevenais si cachottière, qu’on ne pouvait seulement plus te voir,quand tu te lavais le bout des doigts !… Et c’est ce pauvreLazare que tu as choisi pour victime ?

– Oh ! ma tante, fais-le taire, ou je me sauve !murmura-t-elle, confuse, en essayant de se dégager.

Peu à peu, il l’attirait, il jouait encore comme à l’époque deleur camaraderie d’écoliers ; et, brusquement, elle lui plantasur la joue un baiser retentissant, qu’il lui rendit au petitbonheur, dans une oreille. Puis, une pensée inavouée parutl’assombrir, il ajouta d’une voix triste :

– Un drôle de marché que tu fais là, ma pauvreenfant ! Si tu savais comme je suis vieux, au fond !…Enfin, puisque tu veux bien de moi !

Le dîner fut tumultueux. Ils parlaient tous ensemble, ilsfaisaient des projets d’avenir, comme s’ils se trouvaient réunispour la première fois.

Véronique, qui était entrée au beau milieu des accordailles,fermait à la volée la porte de la cuisine, sans desserrer leslèvres. Au dessert, on aborda enfin les questions sérieuses. Lamère expliqua que le mariage ne pouvait avoir lieu avant deuxans : elle voulait attendre l’âge légal d’émancipation, ellen’entendait pas être accusée d’avoir opéré, à l’aide de son fils,une pression sur une enfant trop jeune. Ce délai de deux ansconsterna Pauline ; mais l’honnêteté de sa tante la touchaitbeaucoup, elle se leva pour l’embrasser. On fixa une date, lesjeunes gens patienteraient, et en patientant ils gagneraient lespremiers écus des millions futurs. La question d’argent se trouvaainsi traitée d’enthousiasme.

– Prends dans le tiroir, ma tante, répétait la jeune fille.Tout ce qu’il voudra, pardi ! C’est à lui autant qu’à moi,maintenant.

Madame Chanteau se récriait.

– Non, non, il n’en sortira pas un sou inutile… Tu saisqu’on peut avoir confiance, on me couperait plutôt la main… Vousavez besoin de dix mille francs là-bas ; je vous donne dixmille francs, et je referme à double tour. C’est sacré.

– Avec dix mille francs, dit Lazare, je suis certain dusuccès… Les grosses dépenses sont faites, ce serait un crime que dese décourager. Vous verrez, vous verrez… Et, toi, chérie, je veuxt’habiller d’une robe d’or, comme une reine, le jour de notremariage.

La joie fut encore augmentée par l’arrivée imprévue du docteurCazenove. Il venait de panser un pêcheur, qui s’était écrasé lesdoigts sous un bateau ; et on le retint, on le força à boireune tasse de thé. La grande nouvelle ne parut pas le surprendre.Seulement, lorsqu’il entendit les Chanteau s’exalter surl’exploitation des algues, il regarda Pauline d’un air inquiet, ilmurmura.

– Sans doute, l’idée est ingénieuse, on peut faire unessai. Mais avoir des rentes, c’est encore plus solide. À votreplace, je voudrais être tout de suite heureux, dans mon petitcoin…

Il s’interrompit, en voyant une ombre pâlir les yeux de la jeunefille. La vive affection qu’il éprouvait pour elle, lui fitreprendre, contre sa pensée :

– Oh ! l’argent a du bon, gagnez-en beaucoup… Et, voussavez, je danserai à votre noce. Oui, je danserai le zambuco desCaraïbes, que vous ne connaissez pas je parie… Tenez ! lesdeux mains en moulin à vent avec des claques sur les cuisses, et enrond autour du prisonnier, quand il est cuit et que les femmes ledécoupent.

Les mois recommencèrent à couler. Maintenant, Pauline avaitretrouvé son calme souriant, seule l’incertitude pesait à sa naturefranche. L’aveu de son amour, la date fixée pour le mariage,semblaient avoir apaisé jusqu’aux troubles de sa chair ; etelle acceptait sans fièvre la floraison de la vie, ce lentépanouissement de son corps, cette poussée rouge de son sang, quil’avaient un instant tourmentée le jour et violentée la nuit.N’était-ce point la loi commune ? Il fallait grandir pouraimer. Du reste, ses rapports avec Lazare ne changeaient guère,tous deux continuaient leur existence de travaux communs : luisans cesse affairé, prévenu contre un coup de désir par sesaventures d’hôtels garnis, elle si simple, si droite dans satranquillité de fille savante et vierge, qu’elle était commeprotégée par une double armure. Parfois, cependant, au milieu de lachambre encombrée, ils se prenaient les mains, ils riaient d’un airtendre. C’était un traité de Phycologie qu’ils feuilletaientensemble et qui rapprochait leurs chevelures ; ou bien, enexaminant un flacon pourpré de brome, un échantillon violâtred’iode, ils s’appuyaient un instant l’un à l’autre ; ouencore, elle se penchait près de lui, au-dessus des instruments quiencombraient la table et le piano, elle l’appelait pour qu’il lasoulevât jusqu’à la plus haute planche de l’armoire. Mais il n’yavait, dans ces contacts de chaque heure, que la caresse permiseéchangée sous des yeux de grands-parents, une bonne amitié chaufféeà peine d’une pointe de joie sensuelle, entre cousin et cousine quidoivent s’épouser un jour. Ainsi que le disait madame Chanteau, ilsétaient vraiment raisonnables. Lorsque Louise venait et qu’elle semettait entre eux, avec ses jolies mines de fille coquette, Paulinene paraissait même plus jalouse.

Toute une année passa de la sorte. L’usine fonctionnait àprésent, et peut-être furent-ils gardés surtout par les tracasqu’elle leur causait. Après une réinstallation difficile desappareils, les premiers résultats semblèrent excellents ; sansdoute, le rendement était médiocre ; mais, en perfectionnantla méthode, en redoublant de soins et d’activité, on devait arriverà une production énorme. Boutigny avait créé déjà de largesdébouchés, trop larges même. La fortune leur parut certaine. Et,dès lors, cet espoir les entêta, ils réagirent contre lesavertissements de ruine, l’usine devint un gouffre, où ils jetaientl’argent à poignées, toujours persuadés qu’ils le retrouveraient enun lingot d’or, au fond. Chaque sacrifice nouveau les enrageaitdavantage.

Madame Chanteau, les premières fois, ne prenait pas une somme,dans le tiroir du secrétaire, sans en avertir Pauline.

– Petite, il y a des paiements à faire samedi, il vousmanque trois mille francs… Veux-tu monter avec moi pour choisir letitre que nous allons vendre ?

– Mais tu peux bien le choisir toute seule, répondait lajeune fille.

– Non, tu sais que je ne fais rien sans toi. C’est tonargent.

Puis madame Chanteau se relâcha de cette rigidité. Un soir,Lazare lui avoua une dette qu’il avait cachée à Pauline : cinqmille francs de tuyaux de cuivre, qu’on n’avait pas même utilisés.Et, comme la mère venait justement de visiter le tiroir avec lajeune fille, elle y retourna seule, elle prit les cinq millefrancs, devant le désespoir de son fils, en se promettant de lesremettre, au premier gain. Mais, à partir de ce jour, la brècheétait ouverte, elle s’accoutuma, puisa sans compter. D’ailleurs,elle finissait par trouver blessante, à son âge, cette continuellesujétion au bon plaisir d’une gamine ; et elle en gardait unerancune. On le lui rendrait, son argent ; s’il luiappartenait, ce n’était pas une raison suffisante pour ne plus sepermettre un geste, avant de lui en avoir demandé la permission.Dès qu’elle eut fait un trou dans le tiroir, elle n’exigea plusd’être accompagnée. Pauline en éprouva un soulagement ; car,malgré son bon cœur, les visites au secrétaire lui étaientpénibles : sa raison l’avertissait d’une catastrophe,l’économie prudente de sa mère se révoltait en elle. D’abord, elles’étonna du silence de madame Chanteau, elle sentait bien quel’argent filait tout de même, et qu’on se passait d’elle,simplement. Ensuite, elle préféra cela. Au moins, elle n’avait pasle désagrément de voir, chaque fois, le tas des papiers diminuer.Il n’y eut désormais, entre elles deux, qu’un échange rapide deregards, à certaines heures : le regard fixe et inquiet de lanièce, quand elle devinait un nouvel emprunt ; le regardvacillant de la tante, irritée d’avoir à tourner la tête. C’étaitcomme un ferment de haine qui germait.

Malheureusement, cette année-là, Davoine fut déclaré enfaillite. Ce désastre était prévu, les Chanteau n’en reçurent pasmoins un coup terrible. Ils restaient avec leurs trois mille francsde rente. Tout ce qu’ils purent tirer de la débâcle, une douzainede mille francs, fut aussitôt placé et leur compléta, en tout,trois cents francs par mois. Aussi madame Chanteau, dès la secondequinzaine, dut-elle prendre cinquante francs sur l’argent dePauline : le boucher de Verchemont attendait avec sa note, onne pouvait le renvoyer. Puis, ce furent cent francs pour l’achatd’une lessiveuse, jusqu’à des dix francs de pommes de terre et descinquante sous de poisson. Elle en était arrivée à entretenirLazare et l’usine, par petites sommes honteuses, au jour lejour ; et elle tomba plus bas, aux centimes du ménage, auxtrous de la dette bouchés misérablement. Vers les fins de moissurtout, on la voyait sans cesse disparaître d’un pas discret etrevenir presque aussitôt, la main dans sa poche, d’où elle sedécidait à sortir, pour une facture, des sous un à un. L’habitudese trouvait prise, elle achevait de vivre sur le tiroir dusecrétaire, emportée, ne résistant plus. Pourtant, dans l’obsessionqui la ramenait toujours là, le meuble, lorsqu’elle baissait letablier, jetait un léger cri, dont elle restait énervée. Quel vieuxbahut ! dire qu’elle n’avait jamais pu s’acheter un bureaupropre ! Ce secrétaire vénérable, qui, bourré d’une fortune,avait d’abord donné à la maison un air de gaieté et de richesse, laravageait aujourd’hui, était comme la boîte empoisonnée de tous lesfléaux, lâchant le malheur par ses fentes.

Un soir, Pauline rentra de la cour, en criant :

– Le boulanger !… On lui doit trois jours, deux francsquatre-vingt-cinq.

Madame Chanteau se fouilla.

– Il faut que je monte, murmura-t-elle.

– Reste donc, reprit la jeune fille étourdiment, je vaismonter, moi… Où est ta monnaie ?

– Non, non, tu ne trouverais pas… C’est quelque part…

La tante balbutiait, et toutes deux échangèrent le muet regardqui les faisait pâlir. Il y eut une hésitation pénible, puis madameChanteau monta, toute froide d’une rage contenue, ayant lasensation nette que sa pupille savait où elle allait prendre lesdeux francs quatre-vingt-cinq. Aussi pourquoi lui avait-elle sisouvent montré l’argent dormant dans le tiroir ? Son ancienneprobité bavarde l’exaspérait, cette petite devait la suivre enimagination, la voir ouvrir, fouiller, refermer. Quand elle futredescendue et quelle eut payé le boulanger, sa colère éclatacontre la jeune fine.

– Eh bien, ta robe est propre, d’où viens-tu ?Hein ? tu as tiré de l’eau pour le potager. Laisse doncVéronique faire sa besogne. Ma parole ! tu te salis exprès, tun’as pas l’air de savoir ce que ça coûte… Ta pension n’est pas sigrosse, je ne peux plus joindre les deux bouts…

Et elle continua. Pauline, qui avait d’abord tâché de sedéfendre, l’écoutait maintenant sans une parole, le cœur gros.Depuis quelque temps, sa tante l’aimait de moins en moins, elle lesentait bien. Lorsqu’elle se retrouva seule avec Véronique, ellepleura ; et la bonne se mit à bousculer ses casseroles, commepour éviter de prendre parti. Elle grondait toujours contre lajeune fille ; mais il y avait à présent, dans sa rudesse, desréveils de justice.

L’hiver arriva, Lazare perdit courage. Une fois encore, sapassion avait tourné, l’usine le répugnait et l’épouvantait. Ennovembre, la peur le saisit, devant un nouvel embarras d’argent. Ilen avait surmonté d’autres, celui-là le laissa tremblant,désespérant de tout, accusant la science. Son idée d’exploitationétait stupide, on aurait beau perfectionner les méthodes, onn’arracherait jamais à la nature ce qu’elle ne voudrait pasdonner ; et il écrasait son maître lui-même, l’illustreHerbelin, qui, ayant eu l’obligeance de se détourner d’un voyage,afin de visiter l’usine, était demeuré plein de gêne devant lesappareils, trop agrandis peut-être, disait-il, pour fonctionneravec la régularité des petits appareils de son cabinet. En somme,l’expérience semblait faite, la vérité était que, dans cesréactions du froid, on n’avait pas encore trouvé le moyen demaintenir au degré voulu les basses températures, nécessaires à lacristallisation des corps. Lazare tirait bien des algues unecertaine quantité de bromure de potassium ; mais, comme iln’arrivait point ensuite à isoler suffisamment les quatre ou cinqautres corps qu’il lui fallait jeter aux déchets, l’exploitationdevenait un désastre. Il en était malade, il se déclarait vaincu.Le soir où madame Chanteau et Pauline le supplièrent de se calmer,de tenter un suprême effort, il y eut une scène douloureuse, desmots blessants, des larmes, des portes jetées avec une violencetelle, que Chanteau effaré sautait dans son fauteuil.

– Vous me tuerez ! cria le jeune homme en s’enfermantà double tour, bouleversé par un désespoir d’enfant.

Au déjeuner, le lendemain, il apporta une feuille de papiercouverte de chiffres. On avait déjà mangé près de cent millefrancs, sur les cent quatre-vingt mille francs de Pauline. Était-ceraisonnable de continuer ? Tout y passerait ; et sa peurde la veille le blêmissait de nouveau. D’ailleurs, sa mère àprésent lui donnait raison ; jamais elle ne l’avait contrarié,elle l’aimait jusqu’à la complicité de ses fautes. Seule, Paulineessaya de discuter encore. Le chiffre de cent mille francs venaitde l’étourdir. Comment ! on en était là, il lui avait prisplus de la moitié de sa fortune ! cent mille francs allaientêtre perdus, s’il refusait de lutter davantage ! Mais elleparla vainement, tandis que Véronique ôtait le couvert. Puis, pourne pas éclater en reproches, elle monta s’enfermer dans sa chambre,désespérée.

Derrière elle, un silence s’était fait, la famille embarrassées’oubliait devant la table.

– Décidément, cette enfant est avare, c’est un vilaindéfaut, dit enfin la mère. Je n’ai pas envie que Lazare se tue defatigues et de contrariétés.

Le père hasarda d’une voix timide :

– On ne m’avait pas parlé d’une pareille somme… Cent millefrancs, mon Dieu ! c’est terrible.

– Eh bien ! quoi, cent mille francs ?interrompit-elle de sa voix brève, on les lui rendra… Si notre filsl’épouse, il est bien homme à gagner cent mille francs.

Tout de suite, on s’occupa de liquider l’affaire. C’étaitBoutigny qui avait terrifié Lazare, en lui présentant un relevé desituation désastreux. La dette montait à près de vingt millefrancs. Quand il vit son associé décidé à se retirer, il déclarad’abord qu’il partait lui-même se fixer en Algérie, où l’attendaitune position superbe. Puis, il voulut bien reprendre l’usine ;mais il semblait y apporter une telle répugnance, il compliquatellement les comptes, qu’il finit par avoir les terrains, lesconstructions, les appareils, pour les vingt mille francs dedettes ; et Lazare, au dernier moment, dut considérer commeune victoire de lui tirer cinq mille francs de billets, payables detrois en trois mois. Le lendemain, Boutigny revendait le cuivre desappareils, aménageait les bâtiments pour la fabrication en grand dela soude de commerce, sans aucune recherche scientifique, en pleindans la routine des méthodes connues.

Pauline, honteuse de son premier mouvement de fille économe etprudente, était redevenue très gaie, très bonne, comme si elleavait eu une faute à se faire pardonner. Aussi, lorsque Lazareapporta les cinq mille francs de billets, madame Chanteautriompha-t-elle. Il fallut que la jeune fille montât les mettredans le tiroir.

– C’est toujours cinq mille francs de rattrapés, ma chère…Ils sont à toi, les voici. Mon fils n’a pas même voulu en garderun, pour toutes ses peines.

Depuis quelque temps, Chanteau se tourmentait dans son fauteuilde goutteux. Bien qu’il n’osât lui refuser une signature, la façondont sa femme administrait la fortune de leur pupille l’emplissaitde crainte. Toujours le chiffre de cent mille francs sonnait à sesoreilles. Comment boucher un pareil trou, le jour où il aurait àrendre des comptes ? Et le pis était que le subrogé-tuteur, ceSaccard, qui emplissait alors Paris du tapage de ses spéculations,venait de se rappeler Pauline, après avoir paru l’oublier pendantprès de huit ans. Il écrivait, demandait des nouvelles, parlaitmême de tomber un matin à Bonneville, en allant traiter une affaireà Cherbourg. Que répondre, s’il exigeait un état de situation,ainsi qu’il en avait le droit ? Son brusque réveil, à la suited’une si longue indifférence, devenait menaçant.

Lorsque Chanteau aborda enfin ce sujet avec sa femme, il trouvacelle-ci travaillée plus de curiosité que d’inquiétude. Un instant,elle avait flairé la vérité, en pensant que Saccard, au milieu dugalop de ses millions, était peut-être sans un sou et songeait à sefaire remettre l’argent de Pauline, pour le décupler. Puis, elles’égara, elle se demanda si ce n’était pas la jeune fille elle-mêmequi avait écrit à son subrogé-tuteur, dans une idée de vengeance.Et, cette supposition ayant révolté son mari, elle imagina unehistoire compliquée, des lettres anonymes lancées par la créaturede Boutigny, cette gueuse qu’ils refusaient de recevoir et qui lesmettait plus bas que terre, dans les boutiques de Verchemont etd’Arromanches.

– Ce que je me moque d’eux, après tout ! dit-elle. Lapetite n’a pas dix-huit ans, c’est vrai ; mais je n’ai qu’à lamarier tout de suite avec Lazare, le mariage émancipe de pleindroit.

– En es-tu sûre ? demanda Chanteau.

– Parbleu ! je le lisais encore dans le Code, cematin.

En effet, madame Chanteau lisait le Code, maintenant. Sesderniers scrupules s’y débattaient, elle y cherchait desexcuses ; puis, tout le travail sourd d’une captation légalel’intéressait, dans l’émiettement continu de son honnêteté, que latentation de cette grosse somme, dormant près d’elle, avaitdétruite un peu à chaque heure.

Du reste, madame Chanteau ne se décidait pas à conclure lemariage. Après le désastre d’argent, Pauline aurait désiré hâterles choses : pourquoi attendre, pendant six mois, qu’elle eûtdix-huit ans ? Il valait mieux en finir, sans vouloir queLazare cherchât d’abord une position. Elle osa en parler à satante, qui, gênée, inventa un mensonge, fermant la porte, baissantla voix, pour lui confier un tourment secret de son fils : ilétait très délicat, il souffrait beaucoup de l’épouser, avant delui apporter une fortune, maintenant qu’il avait compromis lasienne. La jeune fille l’écoutait, pleine d’étonnement, necomprenant pas ce raffinement romanesque ; il aurait pu êtretrès riche, elle l’aurait épousé quand même puisqu’ellel’aimait ; et, d’ailleurs, combien faudrait-il attendre ?toujours peut-être. Mais madame Chanteau se récriait, elle sechargeait de vaincre ce sentiment exagéré de l’honneur, si l’on nebrusquait rien. En terminant, elle fit jurer à Pauline de garder lesilence, car elle craignait un coup de tête, un départ subit dujeune homme, le jour où il se saurait deviné, étalé, discuté.Pauline, prise d’inquiétude, dut se résoudre à patienter et à setaire.

Cependant, lorsque la peur de Saccard travaillait Chanteau, ildisait à sa femme :

– Si ça doit tout arranger, marie-les donc, cesenfants.

– Rien ne presse, répondait-elle. Le danger n’est pas à laporte.

– Mais puisque tu les marieras un jour… Tu n’as pas changéd’idée, je pense ? Ils en mourraient.

– Oh ! ils en mourraient… Tant qu’une chose n’est pasfaite, on peut ne pas la faire, si elle devient mauvaise. Et puis,quoi ? ils sont bien libres, nous verrons si ça leur plaîttoujours autant.

Pauline et Lazare avaient recommencé leur ancienne vie commune,tous deux bloqués dans la maison par la rudesse d’un terriblehiver. La première semaine, elle le vit si triste, si honteux delui et si enragé contre les choses, qu’elle le soigna comme unmalade, avec des complaisances infinies ; même il y avait chezelle de la pitié pour ce grand garçon, dont la volonté courte, lecourage simplement nerveux, expliquaient les avortements ; etelle prenait peu à peu sur lui une autorité grondeuse de mère.D’abord il s’emporta, déclara qu’il allait se faire paysan, entassades projets fous de fortune immédiate, rougissant du pain qu’ilmangeait, ne voulant pas rester une heure de plus à la charge de safamille. Puis, les journées passèrent, il remettait toujours à plustard l’exécution de ses idées, il se contentait de changer chaquematin son plan, le plan qui devait en quelques bonds le mener ausommet des honneurs et des richesses. Elle, effrayée par lesfausses confidences de sa tante, le bousculait alors : est-cequ’on lui demandait de se casser la tête ainsi ? ilchercherait une position au printemps, il la trouverait tout desuite ; mais, jusque-là, on le forcerait bien à prendre durepos. Dès la fin du premier mois, elle parut l’avoir dompté, ilétait tombé dans une oisiveté vague, dans une résignationgoguenarde à ce qu’il appelait « les embêtements del’existence ».

Chaque jour davantage, Pauline sentait chez Lazare un inconnutroublant, qui la révoltait. Elle regrettait les colères, les feuxde paille dont il brûlait trop vite, quand elle le voyait ricanerde tout, professer le néant d’une voix blanche et aigre. C’était,dans la paix de l’hiver, au fond de ce trou perdu de Bonneville,comme un réveil de ses anciennes relations de Paris, de seslectures, de ses discussions entre camarades d’École. Le pessimismeavait passé par là, un pessimisme mal digéré, dont il ne restaitque les boutades de génie, la grande poésie noire de Schopenhauer.La jeune fille comprenait bien que, sous ce procès fait àl’humanité, il y avait surtout, chez son cousin, la rage de ladéfaite, le désastre de l’usine dont la terre semblait avoircraqué. Mais elle ne pouvait descendre plus avant dans les causes,elle protestait ardemment, quand il reprenait sa vieille thèse, lanégation du progrès, l’inutilité finale de la science. Est-ce quecette brute de Boutigny n’était pas en train de gagner une fortune,avec sa soude de commerce ? alors, à quoi bon s’être ruinépour trouver mieux, pour dégager des lois nouvelles, puisquel’empirisme l’emportait ? Et, chaque fois, il partait de là,il concluait, les lèvres pincées d’un mauvais rire, que la scienceaurait seulement une utilité certaine, si elle donnait jamais lemoyen de faire sauter l’univers d’un coup, à l’aide de quelquecartouche colossale. Puis, défilaient, en plaisanteries froides,les ruses de la Volonté qui mène le monde, la bêtise aveugle duvouloir-vivre. La vie était douleur, et il aboutissait à la moraledes fakirs indiens, à la délivrance par l’anéantissement. LorsquePauline l’entendait affecter l’horreur de l’action, lorsqu’ilannonçait le suicide final des peuples, culbutant en masse dans lenoir, refusant d’engendrer des générations nouvelles, le jour oùleur intelligence développée les convaincrait de la parade imbécileet cruelle qu’une force inconnue leur faisait jouer, elles’emportait, cherchait des arguments, restait sur le carreau,ignorante de ces questions, n’ayant pas la tête métaphysique, commeil le disait. Mais elle refusait de s’avouer vaincue, elle envoyaitcarrément au diable son Schopenhauer, dont il avait voulu lui liredes passages : un homme qui écrivait un mal atroce desfemmes ! elle l’aurait étranglé, s’il n’avait pas eu au moinsle cœur d’aimer les bêtes. Bien portante, toujours droite dans lebonheur de l’habitude et dans l’espoir du lendemain, elle leréduisait à son tour au silence par l’éclat de son rire sonore,elle triomphait, de toute la poussée vigoureuse de sa puberté.

– Tiens ! criait-elle, tu racontes des bêtises… Noussongerons à mourir quand nous serons vieux.

L’idée de la mort, qu’elle traitait si gaiement, le rendaitchaque fois sérieux, le regard fuyant. Il détournait d’ordinaire laconversation, après avoir murmuré :

– On meurt à tout âge.

Pauline finit par comprendre que la mort épouvantait Lazare.Elle se souvenait de son cri terrifié, autrefois, en face desétoiles ; elle le voyait maintenant pâlir à certains mots, setaire comme s’il avait eu à cacher un mal inavouable ; etc’était pour elle une grosse surprise, cet effroi du néant, chez lepessimiste enragé qui parlait de souffler les astres, ainsi que deschandelles, sur le massacre universel des êtres. Le mal datait deloin, elle n’en soupçonnait même pas la gravité. À mesure qu’ilavançait en âge, Lazare voyait se dresser la mort. Jusqu’à sesvingt ans, à peine un souffle froid l’avait-il effleuré le soir,quand il se couchait. Aujourd’hui, il ne pouvait poser la tête surl’oreiller, sans que l’idée du plus jamais vînt lui glacer la face.Des insomnies le prenaient, il était sans résignation, devant lanécessité fatale qui se déroulait en images lugubres. Puis,lorsqu’il avait cédé à la fatigue, un sursaut l’éveillait parfois,le mettait debout, les yeux grands d’horreur, les mains jointes,bégayant dans les ténèbres : « Mon Dieu ! monDieu ! » Sa poitrine craquait, il croyait mourir ;et il devait rallumer, il attendait d’être éveillé complètementpour retrouver un peu de calme. Une honte lui restait de cetteépouvante : était-ce imbécile, cet appel à un Dieu qu’ilniait, cette hérédité de la faiblesse humaine criant au secours,dans l’écrasement du monde ! Mais la crise revenait quand mêmechaque soir, pareille à une passion mauvaise, qui l’aurait épuisé,malgré sa raison. Durant le jour, d’ailleurs, tout l’y ramenaitaussi, une phrase jetée au hasard, une pensée rapide, née d’unescène entrevue, d’une lecture faite. Comme Pauline lisait un soirle journal à son oncle, Lazare était sorti, bouleversé d’avoirentendu la fantaisie d’un conteur, qui montrait le ciel duvingtième siècle empli par des vols de ballons, promenant desvoyageurs d’un continent à l’autre : il ne serait plus là, cesballons, qu’il ne verrait pas, disparaissaient au fond de ce néantdes siècles futurs, dont le cours en dehors de son êtrel’emplissait d’angoisse. Ses philosophes avaient beau lui répéterque pas une étincelle de vie ne se perdait, son moi refusaitviolemment de finir. Déjà, dans cette lutte, sa gaieté étaitpartie. Lorsque Pauline le regardait, ne comprenant pas toujoursles sauts de son caractère, aux heures où il cachait sa plaie avecune pudeur inquiète, elle éprouvait une compassion, elle avait lebesoin d’être très bonne et de le rendre heureux.

Leurs journées traînaient dans la grande chambre du secondétage, au milieu des algues, des bocaux, des instruments, dontLazare n’avait pas même eu la force de se débarrasser ; et lesalgues tombaient en miettes, les bocaux se décoloraient, tandis queles instruments se détraquaient sous la poussière. Ils étaientperdus, ils avaient chaud, dans ce désordre. Souvent, du matin ausoir, les averses de décembre battaient les ardoises de la toiture,le vent d’ouest ronflait comme un orgue par les fentes desboiseries. Des semaines entières passaient sans un rayon de soleil,ils ne voyaient que la mer grise, une immensité grise où la terresemblait fondre. Pauline, pour occuper les longues heures vides,s’amusait à classer une collection de Floridées, recueillies auprintemps. D’abord, Lazare, promenant son ennui, s’était contentéde la regarder coller les délicates arborescences, dont le rouge etle bleu tendres gardaient des tons d’aquarelle ; puis, maladede désœuvrement, oublieux de sa théorie de l’inaction, il avaitdéterré le piano sous les appareils bossués et les flacons salesqui l’encombraient. Huit jours plus tard, la passion de la musiquele reprenait tout entier. C’était en lui la lésion première, lafêlure de l’artiste, que l’on aurait retrouvée chez le savant etl’industriel avortés. Un matin, comme il jouait sa marche de laMort, l’idée de la grande symphonie de la Douleur qu’il voulaitécrire autrefois l’avait échauffé de nouveau. Tout le reste luiparaissait mauvais, il garderait seulement la marche ; maisquel sujet ! quelle œuvre à faire ! et il y résumait saphilosophie. Au début, la vie naîtrait du caprice égoïste d’uneforce ; ensuite, viendrait l’illusion du bonheur, la duperiede l’existence, en traits saisissants, un accouplement d’amoureux,un massacre de soldats, un dieu expirant sur une croix ;toujours le cri du mal monterait, le hurlement des êtres empliraitle ciel, jusqu’au chant final de la délivrance, un chant dont ladouceur céleste exprimerait la joie de l’anéantissement universel.Dès le lendemain, il était au travail, tapant sur le piano,couvrant le papier de barres noires. Comme l’instrument râlait, deplus en plus affaibli, il chantait lui-même les notes, avec unbourdonnement de cloche. Jamais encore une besogne ne l’avaitemporté à ce point, il en oubliait les repas, il cassait lesoreilles de Pauline, qui, bonne enfant, trouvait ça très bien etlui recopiait proprement les morceaux. Cette fois, il tenait sonchef-d’œuvre, il en était sûr.

Pourtant, Lazare finit par se calmer. Il ne lui restait qu’àécrire le début, dont l’inspiration le fuyait. Tout cela devaitdormir. Et il fuma des cigarettes devant sa partition étalée sur lagrande table. Pauline, à son tour, en jouait des phrases, avec desmaladresses d’élève. Ce fut à ce moment que leur intimité devintdangereuse. Lui, n’avait plus le cerveau pris, les membres fatiguésdes tracas de l’usine ; et, maintenant qu’il se trouvaitenfermé près d’elle, inoccupé, le sang tourmenté de paresse, ill’aimait d’une tendresse croissante. Elle était si gaie, sibonne ! elle se dévouait si joyeusement ! Il avaitd’abord cru céder à un simple élan de gratitude, à un redoublementde cette affection fraternelle, qu’elle lui inspirait depuisl’enfance. Mais, peu à peu, le désir, endormi jusque-là, s’étaitéveillé : il voyait enfin une femme, dans ce frère cadet, dontil avait si longtemps bousculé les épaules larges, sans êtretroublé par leur odeur. Alors, il se mit à rougir comme elle, quandil l’effleurait. Il n’osait plus s’approcher, se pencher derrièreson dos pour donner un coup d’œil à la musique qu’elle copiait. Sileurs mains se rencontraient, ils demeuraient tous les deuxbalbutiants, l’haleine courte, les joues brûlées d’une flamme.Désormais, les après-midi entières passaient ainsi dans un malaise,d’où ils sortaient brisés, tourmentés du besoin confus d’un bonheurqui leur manquait.

Parfois, afin d’échapper à un de ces embarras dont ilssouffraient déficieusement, Pauline plaisantait, avec sa bellehardiesse de vierge savante.

– Ah ! je ne t’ai pas dit ? j’ai rêvé que tonSchopenhauer apprenait notre mariage dans l’autre monde et qu’ilrevenait la nuit nous tirer par les pieds.

Lazare riait d’un rire contraint. Il entendait bien qu’elle semoquait de ses perpétuelles contradictions ; mais unetendresse infinie le pénétrait, emportait sa haine duvouloir-vivre.

– Sois gentille, murmurait-il, tu sais que je t’aime.

Elle prenait une mine sévère.

– Méfie-toi ! tu vas ajourner la délivrance… Te voilàretombé dans l’égoïsme et l’illusion.

– Veux-tu te taire, mauvaise gale !

Et il la poursuivait autour de la chambre, tandis qu’ellecontinuait à débiter des lambeaux de philosophie pessimiste, d’unevoix chargée de docteur en Sorbonne. Puis, quand à la tenait, iln’osait la garder comme jadis dans ses bras, et la pincer pour lapunir.

Un jour, cependant, la poursuite fut si chaude, qu’il la saisitviolemment par les reins. Elle était toute sonore de rires. Lui, larenversait contre l’armoire, éperdu de la sentir se débattre.

– Ah ! je te tiens, cette fois… Dis ? qu’est-ceque je vais te faire ?

Leurs visages se touchaient, elle riait toujours, mais d’un riremourant.

– Non, non, lâche-moi, je ne recommencerai plus.

Il lui planta un rude baiser sur la bouche. La chambre tournait,il leur sembla qu’un vent de flamme les emportait dans le vide.Elle tombait à la renverse lorsque d’un effort, elle se dégagea.Ils restèrent oppressés, un instant, très rouges, tournant la tête.Puis, elle s’assit pour respirer, et sérieuse,mécontente :

– Tu m’as fait du mal, Lazare.

À partir de ce jour, il évita jusqu’à la tiédeur de son haleine,jusqu’au frôlement de sa robe. La pensée d’une faute bête, d’unechute derrière une porte, révoltait son honnêteté. Malgré larésistance instinctive de la jeune fille, il la voyait à lui,étourdie par le sang à la première étreinte, l’aimant au point dese donner entière, s’il l’exigeait ; et il voulait avoir de lasagesse pour deux, il comprenait qu’il serait le grand coupable,dans une aventure dont son expérience pouvait seule prévoir ledanger. Mais son amour augmentait de cette lutte soutenue contrelui-même. Tout en avait soufflé l’ardeur, l’inaction des premièressemaines, son prétendu renoncement, son dégoût de la vie oùrepoussait la furieuse envie de vivre, d’aimer, de combler l’ennuides heures vides par des souffrances nouvelles. Et la musiqueachevait maintenant de l’exalter, la musique qui les soulevaitensemble au pays du rêve, sur les ailes sans cesse élargies durythme. Alors, il crut tenir une grande passion, il se jura d’ycultiver son génie. Cela ne faisait plus aucun doute : ilserait un musicien illustre, car il lui suffirait de puiser dansson cœur. Tout sembla s’épurer, il affectait d’adorer son bon angeà genoux, la pensée ne lui venait même pas de hâter le mariage.

– Tiens ! lis donc cette lettre que je reçois àl’instant, dit un jour Chanteau effrayé à sa femme, qui remontaitde Bonneville.

C’était encore une lettre de Saccard, menaçante cette fois.Depuis novembre, il écrivait pour demander un état desituation ; et, comme les Chanteau répondaient par desfaux-fuyants, il annonçait enfin qu’il allait saisir de leur refusle conseil de famille. Tout en ne l’avouant pas, madame Chanteauétait prise des terreurs de son mari.

– Le misérable ! murmura-t-elle, après avoir lu lalettre.

Ils se regardèrent en silence, très pâles. Déjà, dans l’air mortde la petite salle à manger, ils entendaient le retentissement d’unprocès scandaleux.

– Tu n’as plus à hésiter, reprit le père, marie-la, puisquele mariage émancipe.

Mais cet expédient paraissait répugner à la mère chaque jourdavantage. Elle exprimait des craintes. Qui savait si les deuxenfants se conviendraient ? On peut être une bonne paired’amis et faire un ménage détestable. Dans les derniers temps,disait-elle, bien des remarques fâcheuses l’avaient frappée.

– Non, vois-tu, ce serait mal de les sacrifier à notrepaix. Attendons encore… Et, du reste, pourquoi la mariermaintenant, puisqu’elle a eu dix-huit ans le mois dernier, et quenous pouvons demander l’émancipation légale ?

Sa confiance revenait, elle monta chercher son Code, tous deuxl’étudièrent. L’article 478 les tranquillisa, mais ils restèrentembarrassés devant l’article 480, où il est dit que le compte detutelle doit être rendu devant un curateur, nommé par le conseil defamille. Certes, elle tenait dans sa main tous les membres duconseil, elle leur ferait nommer qui elle voudrait ;seulement, quel homme choisir, où le prendre ? Le problèmeétait de substituer à un subrogé-tuteur redouté un curateurcomplaisant.

Tout d’un coup, elle eut une inspiration.

– Hein ? le docteur Cazenove… Il est un peu dans nosconfidences, il ne refusera pas.

Chanteau approuvait d’un hochement de tête. Mais il regardaitfixement sa femme, une idée le préoccupait.

– Alors, finit-il par demander, tu rendras l’argent, jeveux dire ce qui reste ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s’étaient baissés,elle feuilletait le Code d’une main nerveuse. Puis, aveceffort :

– Sans doute, je le rendrai, et ce sera même un bondébarras pour nous. Tu vois ce dont on nous accuse déjà… Maparole ! on en viendrait à douter de soi-même, je donneraiscent sous pour ne plus l’avoir ce soir dans mon secrétaire. Et,d’ailleurs, il aurait toujours fallu le rendre.

Dès le lendemain, le docteur Cazenove étant venu faire àBonneville sa tournée du samedi, madame Chanteau lui parla du grandservice qu’ils attendaient de son amitié. Elle lui avoua lasituation, l’argent englouti dans le désastre de l’usine, sansqu’on eût jamais consulté le conseil de famille ; ensuite,elle insista sur le mariage projeté, sur le lien de tendresse quiles unissait tous et que le scandale d’un procès allait rompre.

Avant de promettre son aide, le docteur désira causer avecPauline. Depuis longtemps, il la sentait exploitée, mangée peu àpeu ; si, jusque-là, il avait pu se taire, de crainte de lachagriner, son devoir était de la prévenir, à présent qu’on tentaitde le prendre pour complice. L’affaire se débattit dans la chambrede la jeune fille. Sa tante assista au début de l’entretien ;elle avait accompagné le docteur pour déclarer que le mariagedépendait maintenant de l’émancipation, car jamais Lazare neconsentirait à épouser sa cousine, tant qu’on pourrait l’accuser devouloir escamoter la reddition des comptes. Puis, elle se retira,en affectant de ne pas chercher à peser sur les idées de cellequ’elle appelait déjà sa fille adorée. Tout de suite, Pauline, trèsémue, supplia le docteur de leur rendre le service délicat dont onvenait, devant elle, d’expliquer la nécessité. Vainement, il essayade l’éclairer sur sa situation : elle se dépouillait, ellerenonçait à tout recours, même il laissa voir sa peur de l’avenir,la ruine complète, l’ingratitude, beaucoup de souffrances. À chaquetrait plus noir ajouté au tableau, elle se récriait, refusaitd’entendre, montrait une hâte fébrile du sacrifice.

– Non, ne me donnez pas de regret. Je suis une avare sansque ça paraisse, j’ai déjà assez de mal pour me vaincre… Qu’ilsprennent tout. Je leur laisse le reste, s’ils veulent m’aimerdavantage.

– Enfin, demanda le docteur, c’est par amitié pour votrecousin que vous vous dépouillez ?

Elle rougit sans répondre.

– Et si, plus tard, votre cousin ne vous aimaitplus ?

Effarée, elle le regarda. Ses yeux s’emplirent de grosseslarmes, et son cœur éclata dans ce cri d’amour révolté :

– Oh ! non, oh ! non… Pourquoi me faites-voustant de peine ?

Alors, le docteur Cazenove consentit. Il ne se sentait pas lecourage d’opérer ce grand cœur de l’illusion de ses tendresses.Assez vite l’existence serait dure.

Madame Chanteau mena la campagne avec une étonnante supérioritéd’intrigue. Cette bataille la rajeunissait. Elle était partie denouveau pour Paris, en emportant les pouvoirs nécessaires.Vivement, les membres du conseil de famille furent acquis à sesidées ; jamais, du reste, ils ne s’étaient préoccupés de leurmission : ils y apportaient l’indifférence ordinaire. Ceux dela branche Quenu, les cousins Naudet, Liardin et Delorme, opinaientcomme elle ; et elle n’eut, sur les trois de la branche Lisa,qu’à convaincre Octave Mouret, les deux autres, Claude Lantier etRambaud, alors à Marseille, s’étant contentés de lui envoyer uneapprobation écrite. Elle avait raconté à tous une histoireattendrissante et embrouillée, l’affection du vieux médecind’Arromanches pour Pauline, l’intention où il semblait être delaisser sa fortune à la jeune fille, si on lui permettait des’occuper d’elle. Quant à Saccard, il céda également, après troisvisites de madame Chanteau, qui lui apportait une idée superbe,l’accaparement des beurres du Cotentin, grâce à un système nouveaude transport. Et l’émancipation fut prononcée par le conseil defamille, on nomma curateur l’ancien chirurgien de marine Cazenove,sur lequel le juge de paix avait reçu les meilleursrenseignements.

Quinze jours après le retour de madame Chanteau à Bonneville, lareddition des comptes de tutelle eut lieu de la façon la plussimple. Le docteur avait déjeuné, on s’était un peu attardé autourde la table, à commenter les dernières nouvelles de Caen, où Lazarevenait de passer quarante-huit heures, pour un procès dont l’avaitmenacé cette canaille de Boutigny.

– À propos, dit le jeune homme, Louise doit noussurprendre, la semaine prochaine… Je ne la reconnaissais pas, ellevit chez son père à présent, et elle devient d’une élégance !…Oh ! nous avons ri !

Pauline le regardait, étonnée de l’émotion chaude de savoix.

– Tiens ! en parlant de Louise, s’écria madameChanteau, j’ai voyagé avec une dame de Caen qui connaît lesThibaudier. Je suis tombée de mon haut, Thibaudier donnerait unedot de cent mille francs à sa fille. Avec les cent mille francs desa mère, la petite en aurait deux cent mille… Hein ? deux centmille francs, la voilà riche !

– Bah ! reprit Lazare, elle n’a pas besoin de ça, elleest jolie comme un amour… Et si chatte !

Les yeux de Pauline s’étaient assombris, une légère contractionnerveuse serrait ses lèvres. Alors, le docteur, qui ne la quittaitpas du regard, leva le petit verre de rhum qu’il achevait.

– Dites donc, nous n’avons pas trinqué… Oui, à votrebonheur, mes amis. Mariez-vous vite, et ayez beaucoupd’enfants.

Madame Chanteau avança lentement son verre, sans un sourire,tandis que Chanteau, auquel les liqueurs étaient défendues, secontentait de hocher la tête, d’un air d’approbation. Mais Lazarevenait de saisir la main de Pauline, dans un geste d’abandoncharmant, qui avait suffi pour rendre aux joues de la jeune filletout le sang de son cœur. N’était-elle pas le bon ange, comme il lanommait, la passion toujours ouverte d’où il ferait couler le sangde son génie ? Elle lui rendit son étreinte. Toustrinquèrent.

– À vos cent ans ! continuait le docteur, qui avaitpour théorie que cent ans sont le bel âge de l’homme.

Lazare, à son tour, pâlissait. Ce chiffre jeté le traversaitd’un frisson, évoquait les temps où il aurait cessé d’être, et dontl’éternelle peur veillait au fond de sa chair. Dans cent ans, queserait-il ? quel inconnu boirait à cette place, devant cettetable ? Il vida son petit verre d’une main tremblante, pendantque Pauline, qui lui avait repris l’autre main, la serrait denouveau, maternellement, comme si elle voyait passer, sur ce visageblême, le souffle glacé du jamais plus.

Après un silence, madame Chanteau dit avec gravité :

– Maintenant, si nous terminions l’affaire ?

Elle avait décidé qu’on signerait dans sa chambre : c’étaitplus solennel. Depuis qu’il prenait du salicylate, Chanteaumarchait mieux. Il monta derrière elle, en s’aidant de larampe ; et, comme Lazare parlait d’aller fumer un cigare surla terrasse, elle le rappela, elle exigea qu’il fût présent, aumoins par convenance. Le docteur et Pauline étaient passés lespremiers. Mathieu, étonné de cette procession, suivit le monde.

– Est-il ennuyeux, ce chien, à vous accompagnerpartout ! cria madame Chanteau, quand elle voulut refermer laporte. Allons, entre, je ne veux pas que tu grattes… Là, personnene viendra nous déranger… Vous voyez, tout est prêt.

En effet, un encrier et des plumes se trouvaient sur leguéridon. La chambre avait cet air lourd, ce silence mort despièces dans lesquelles on pénètre rarement. Minouche seule y vivaitdes journées de paresse, quand elle pouvait s’y glisser le matin.Justement, elle dormait au fond de l’édredon, elle avait levé latête, surprise de cet envahissement, regardant de ses yeuxverts.

– Asseyez-vous, asseyez-vous, répétait Chanteau.

Alors les choses furent vivement réglées. Madame Chanteauaffectait de disparaître, laissant jouer à son mari le rôle qu’ellelui faisait répéter depuis la veille. Pour se conformer à la loi,celui-ci, dix jours auparavant, avait remis à Pauline, assistée dudocteur, les comptes de tutelle, qui formaient un épais cahier, lesrecettes d’un côté, les dépenses de l’autre ; on avait toutdéduit, non seulement la pension de la pupille mais encore lesfrais d’actes, les voyages à Caen et à Paris. Il ne s’agissait doncplus que d’accepter les comptes par sous-seings privés. MaisCazenove, prenant sa mission de curateur au sérieux, voulut éleverune contestation au sujet des affaires de l’usine ; et ilforça Chanteau à entrer dans certains détails. Pauline regardait ledocteur d’un air suppliant. À quoi bon ? elle avait elle-mêmeaidé à collationner ces comptes, que sa tante avait écrits de sonanglaise la plus déliée.

Cependant, la Minouche s’était assise au milieu de l’édredon,pour mieux regarder cette étrange besogne. Mathieu, après avoirsagement allongé sa grosse tête au bord du tapis, venait de semettre sur le dos, cédant à la jouissance d’être dans de la bonnelaine chaude ; et il se frottait, il se roulait, en poussantdes grognements d’aise.

– Lazare, fais-le donc taire ! dit enfin madameChanteau impatientée. On ne s’entend pas.

Debout devant la fenêtre, le jeune homme suivait au loin unevoile blanche, pour dissimuler sa gêne. Il éprouvait une honte, àécouter son père, qui détaillait précisément les sommes engloutiesdans le désastre de l’usine.

– Tais-toi, Mathieu, dit-il en allongeant le pied.

Le chien crut à une claque sur le ventre, ce qu’il adorait, etgrogna plus fort. Heureusement, il ne restait qu’à donner lessignatures. Pauline, d’un trait de plume, se hâta de toutapprouver. Puis, le docteur, comme à regret, balafra le papiertimbré d’un parafe immense. Un silence pénible s’était fait.

– L’actif, reprit madame Chanteau, est donc desoixante-quinze mille deux cent dix francs trente centimes… Je vaisremettre cet argent à Pauline.

Elle s’était dirigée vers le secrétaire, dont le tablier jeta lecri sourd, qui l’avait si souvent émotionnée. Mais, en ce moment,elle était solennelle, elle ouvrit le tiroir, où l’on aperçut lavieille couverture de registre ; c’était la même, marbrée devert, piquetée de taches de graisse ; seulement, elle avaitmaigri, les titres diminués n’en crevaient plus le dos debasane.

– Non, non ! s’écria Pauline, garde ça, ma tante.

Madame Chanteau se formalisa.

– Nous rendons nos comptes, nous devons rendre l’argent…C’est ton bien. Tu te rappelles ce que je t’ai dit, il y a huitans, en le mettant là ? Nous ne voulons pas garder un sou.

Elle sortit les titres, elle força la jeune fille à les compter.Il y en avait pour soixante-quinze mille francs, un petit paquetd’or, plié dans un morceau de journal, faisait l’appoint.

– Mais où vais-je mettre ça ? demandait Pauline, dontle maniement de cette grosse somme colorait les joues.

– Enferme-le dans ta commode, répondit la tante. Tu esassez grande fille pour veiller sur ton argent. Moi, je ne veuxplus même le voir… Tiens ! s’il t’embarrasse, donne-le à laMinouche qui te regarde.

Les Chanteau avaient payé, leur gaieté revenait. Lazare,soulagé, jouait avec le chien, le lançait après sa queue, l’échinetordue, tournant sans fin comme une toupie ; tandis que ledocteur Cazenove, entrant dans son rôle de curateur, promettait àPauline de toucher ses rentes et de lui indiquer desplacements.

Et, à ce moment même, en bas, Véronique bousculait sescasseroles. Elle était montée, elle avait surpris des chiffres,l’oreille collée contre la porte. Depuis quelques semaines, lesourd travail de sa tendresse pour la jeune fille chassait sesdernières préventions.

– Ils lui en ont mangé la moitié, ma parole !grondait-elle furieusement. Non, ce n’est pas propre… Bien sûrqu’elle n’avait pas besoin de tomber chez nous, mais était-ce uneraison pour la mettre nue comme un ver ?… Non, moi je suisjuste, je finirai par l’aimer, cette enfant !

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