La Joie de vivre

Chapitre 9

 

Et les jours s’étaient remis à couler, dans la maison deBonneville. Après un hiver très froid, il y avait eu un printempspluvieux, la mer battue par les averses ressemblait à un lac deboue ; puis, l’été tardif s’était prolongé jusqu’au milieu del’automne, avec de lourds soleils qui endormaient l’immensité bleuesous des chaleurs accablantes ; puis, l’hiver avait reparu, etun printemps, et un été encore, s’en allant minute à minute, dumême pas, dans la marche cadencée des heures.

Pauline, comme si son cœur se fût réglé sur ce mouvementd’horloge, retrouvait son grand calme. Ses souffrancess’engourdissaient, bercées par les jours réguliers, promenées dansdes occupations qui revenaient toujours les mêmes. Elle descendaitle matin, embrassait son oncle, avait avec la bonne la conversationde la veille, s’asseyait deux fois à table, cousait l’après-midi,se couchait tôt le soir ; et, le lendemain la journéerecommençait, sans que jamais un événement inattendu en vint romprela monotonie. Chanteau, de plus en plus noué par la goutte, lesjambes gonflées, les mains difformes, restait muet quand il nehurlait pas, enfoncé dans la béatitude de ne pas souffrir.Véronique, qui semblait avoir perdu sa langue, tombait à unemaussaderie sombre. Seuls, les dîners du samedi dérangeaient cettepaix, Cazenove et l’abbé Horteur dînaient exactement, on entendaitdes voix jusqu’à dix heures, puis les sabots du prêtre s’enallaient sur le pavé de la cour, tandis que le cabriolet du médecinpartait, avec le trot pesant du vieux cheval. La gaieté même dePauline s’était faite tranquille, cette gaieté vaillante qu’elleavait gardée au milieu de ses tourments. Son rire sonoren’emplissait plus l’escalier et les pièces ; mais elledemeurait l’activité et la bonté de la maison, elle y apportaitchaque matin un nouveau courage à vivre. Au bout d’une année, soncœur dormait, elle pouvait croire que les heures, maintenant,couleraient de la sorte, uniformes et douces, sans que rienréveillât en elle la douleur assoupie.

Dans les premiers temps, après le départ de Lazare, chaquelettre de lui avait troublé Pauline. Elle ne vivait que par ceslettres, les attendait avec impatience, les relisait, allaitau-delà des mots écrits, jusqu’aux choses qu’ils ne disaient pas.Pendant trois mois, elles furent régulières, elles arrivaient tousles quinze jours, très longues, pleines de détails, débordantesd’espoir. Lazare se passionnait une fois encore, se jetait dans lesaffaires, rêvant tout de suite une fortune colossale. À l’entendre,la compagnie d’assurances rendrait des bénéfices énormes ; etil ne se bornerait pas là, il entassait les entreprises, il semontrait enchanté du monde financier et industriel, des gens derelations charmantes, qu’il s’accusait d’avoir si sottement jugésen poète. Toute idée littéraire semblait oubliée. Puis, il netarissait pas sur les joies de son ménage, il racontait desenfantillages d’amoureux sur sa femme, des baisers pris, des nichesfaites, étalant son bonheur pour remercier celle qu’il appelait« ma sœur chérie ». C’étaient ces détails, ces passagesfamiliers qui donnaient aux doigts de Pauline une légère fièvre.Elle restait comme étourdie par l’odeur d’amour qui montait dupapier, une odeur d’héliotrope, le parfum préféré de Louise. Cepapier avait dormi près de leur linge : elle fermait les yeux,voyait les lignes flamboyer, continuer les phrases, la mettre dansl’intimité étroite de leur lune de miel. Mais, peu à peu, leslettres se firent plus rares et plus courtes, son cousin cessa deparler de ses affaires et se contenta de lui envoyer les amitiés desa femme. D’ailleurs, il ne donnait aucune explication, il cessaitsimplement de tout dire. Était-il mécontent de sa situation et lafinance le répugnait-elle déjà ? le bonheur du ménage setrouvait-il compromis par des malentendus ? La jeune fille enétait réduite aux suppositions, elle s’inquiétait de l’ennui, de ladésespérance, qu’elle sentait au fond des quelques mots, envoyéscomme à regret. Vers la fin d’avril, après six semaines de silence,elle reçut un billet de quatre lignes, où elle lut que Louise étaitenceinte de trois mois. Et le silence recommença, elle n’eut plusde nouvelles.

Mai et juin se passèrent encore. Une marée brisa un des épis. Cefut un incident considérable dont on causa longtemps : toutBonneville ricanait, des pêcheurs volèrent les charpentes rompues.Il y eut une autre aventure, la petite Gonin, à peine âgée detreize ans et demi, accoucha d’une fille ; et l’on n’était passûr que ce fût du fils Cuche, car on l’avait vue avec un vieilhomme. Puis, le calme retomba, le village vivait au pied de lafalaise, comme une des végétations entêtées de la mer. En juillet,il fallut réparer le mur de la terrasse et tout un pignon de lamaison. Quand les maçons eurent donné un premier coup de pioche, lereste menaça de crouler. Ils restèrent le mois entier, les mémoiresmontèrent à près de dix mille francs.

C’était toujours Pauline qui payait. Un nouveau trou se creusadans sa commode, sa fortune se trouva réduite à une quarantaine demille francs. D’ailleurs, elle faisait aller largement la maisonavec leurs trois cents francs de rente par mois ; mais elleavait dû vendre encore de ses titres, afin de ne pas déplacerl’argent de son oncle. Comme autrefois sa femme, il lui disait quel’on compterait un jour. Elle aurait tout donné, son avarices’était usée dans ce lent émiettement de son héritage ; etelle ne se débattait plus que pour sauver les sous de ses aumônes.La crainte d’avoir à interrompre ses distributions du samedi ladésolait, car elle y goûtait sa meilleure joie de la semaine.Depuis le dernier hiver, elle s’était mise à tricoter des bas, tousles galopins du pays avaient maintenant les pieds chauds.

Un matin, vers la fin de juillet, comme Véronique balayait lesplâtras laissés par les maçons, Pauline reçut une lettre qui labouleversa. Cette lettre était datée de Caen et ne contenait quequelques mots. Lazare, sans aucune explication, l’avertissait qu’ilarriverait le lendemain soir à Bonneville. Elle courut annoncer lanouvelle à son oncle. Tous deux se regardèrent. Chanteau avait dansles yeux la terreur qu’elle ne le quittât, si le ménage venaits’installer pour longtemps. Il n’osa la questionner, il lisait surson visage la ferme résolution où elle était de partir.L’après-midi, elle monta même visiter son linge. Cependant, elle nevoulait pas avoir l’air de prendre la fuite.

Ce fut vers cinq heures, par un temps superbe, que Lazaredescendit de voiture devant la porte de la cour. Pauline s’étaitavancée à sa rencontre. Mais, avant même de l’embrasser, elles’étonna.

– Comment ! tu es seul ?

– Oui, répondit-il simplement.

Et, le premier, il lui mit deux gros baisers sur les joues.

– Louise, où est-elle ?

– À Clermont, chez sa belle-sœur. Le médecin lui arecommandé un pays de montagnes… Sa grossesse la fatiguebeaucoup.

En parlant, il se dirigeait vers le perron, il jetait dans lacour des coups d’œil prolongés. Il regarda aussi sa cousine ;et une émotion, qu’il contenait, faisait trembler ses lèvres. Commeun chien sortait de la cuisine pour lui aboyer aux jambes, il parutsurpris à son tour.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

– C’est Loulou, répondit Pauline. Il ne te connaît pas…Loulou, veux-tu bien ne pas mordre le maître !

Le chien continuait de gronder.

– Il est affreux, ma chère. Où as-tu pêché cettehorreur ?

En effet, c’était une pauvre bête bâtarde, mal venue, au poilmangé de gale. Il avait, en outre, une humeur exécrable, toujoursgrognon, d’une mélancolie de chien déshérité, à faire pleurer lesgens.

– Que veux-tu ? en me le donnant, on m’avait juréqu’il deviendrait énorme et superbe ; et, tu vois, il estresté comme ça… C’est le cinquième que nous essayonsd’élever : tous les autres sont morts, lui seul s’entête àvivre.

D’un air maussade, Loulou s’était décidé à se coucher au soleil,en tournant le dos au monde. Des mouches volaient sur lui. Alors,Lazare songea aux années écoulées, à ce qui n’était plus et à cequi entrait dans sa vie de nouveau et de laid. Il donna encore unregard à la cour.

– Mon pauvre Mathieu ! murmura-t-il très bas.

Sur le perron, Véronique l’accueillit d’un branlement de tête,sans cesser d’éplucher une carotte. Mais il alla droit à la salle àmanger, où son père attendait, remué par le bruit des voix. Paulinecria dès la porte :

– Tu sais qu’il est seul, Louise est à Clermont.

Chanteau, dont les regards inquiets s’éclairaient, questionnason fils, avant même de l’embrasser.

– Tu l’attends ici ? quand viendra-t-elle terejoindre ?

– Non, non, répondit Lazare, c’est moi qui irai lareprendre chez sa belle-sœur, avant de rentrer à Paris… Je passequinze jours avec vous, puis je file.

Les regards de Chanteau exprimèrent une grande joiemuette ; et, comme Lazare l’embrassait enfin, il lui renditdeux vigoureux baisers. Pourtant, il sentit la nécessité d’exprimerdes regrets.

– Est-ce ennuyeux que ta femme n’ait pu venir, nous aurionsété si heureux de l’avoir !… Ce sera pour une autre fois, ilfaut absolument que tu nous l’amènes.

Pauline se taisait, cachant sous le rire tendre de son accueilla secousse intérieure qu’elle avait reçue. Tout changeait donc unefois encore, elle ne partirait pas, et elle n’aurait su dire sielle en était heureuse ou fâchée, tellement elle devenait la chosedes autres. Du reste, dans sa gaieté, il y avait une tristesse,celle de retrouver Lazare vieilli, l’œil éteint, la bouche amère.Elle connaissait bien ces plis qui lui coupaient le front et lesjoues ; mais les rides s’étaient creusées, elle y devinait unredoublement d’ennui et d’épouvante. Lui, la regardait également.Sans doute, elle lui semblait s’être développée, avoir gagné enbeauté et en force, car il murmura, souriant à son tour :

– Diable ! vous n’avez pas souffert pendant monabsence. Vous êtes tous gras… Papa rajeunit, Pauline est superbe…Et, c’est drôle, la maison me paraît plus grande.

Il faisait, d’un coup d’œil, le tour de la salle à manger, commeil avait examiné la cour, surpris et ému. Son regard finit pars’arrêter sur la Minouche, couchée sur la table, les pattes enmanchon, si enfoncée dans sa béatitude de chatte, qu’elle n’avaitpas bougé.

– Jusqu’à Minouche qui ne vieillit pas, reprit-il. Disdonc, ingrate, tu pourrais bien me reconnaître !

Il la caressait, elle se mit à ronronner, sans bougerdavantage.

– Oh ! Minouche ne connaît qu’elle, dit Paulinegaiement. Avant-hier, on lui a encore jeté cinq petits. Tu vois, çane la trouble guère.

On avança le dîner, parce que Lazare avait déjeuné de bonneheure. Malgré les efforts de la jeune fille, la soirée fut triste.Des choses qu’on ne disait pas embarrassaient la causerie ; etdes silences se faisaient. Ils évitèrent de le questionner, voyantqu’il répondait avec gêne ; ils ne tâchèrent de savoir ni oùen étaient ses affaires à Paris, ni pourquoi il les avait prévenusde Caen seulement. D’un geste vague, il écartait les interrogationstrop directes, comme pour renvoyer les réponses à plus tard.Lorsque le thé fut servi, il laissa simplement échapper un grossoupir de satisfaction. Que l’on était bien là, et quelle besogneon aurait abattue, dans ce grand calme ! Il dit un mot d’undrame en vers, auquel il travaillait depuis six mois. Sa cousineresta stupéfaite, lorsqu’il ajouta qu’il comptait le terminer àBonneville. Une douzaine de jours devaient suffire.

À dix heures, Véronique vint dire que la chambre de monsieurLazare était prête. Mais, au premier, lorsqu’elle voulutl’installer dans l’ancienne chambre d’amis qu’on avait arrangéepour le ménage, il se fâcha.

– Si tu crois que je vais coucher là-dedans !… Jecouche là-haut, dans mon petit lit de fer.

La bonne grognait. Pourquoi ce caprice ? puisque le litétait fait, il n’allait peut-être pas lui donner la peine d’enfaire un autre ?

– C’est bon, reprit-il, je dormirai dans un fauteuil.

Et, pendant que Véronique arrachait furieusement les draps etles montait au second, Pauline éprouvait une joie inconsciente, unegaieté brusque, qui la jetait au cou de son cousin pour luisouhaiter le bonsoir, dans un élan de leur vieille camaraderied’enfance. Il habitait donc une fois encore sa grande chambre, siprès d’elle, qu’elle l’entendit marcher longtemps, comme enfiévrépar les souvenirs qui la tenaient elle-même éveillée.

Ce fut le lendemain seulement que Lazare commença à prendrePauline pour confidente ; et il ne se confessa pas d’un trait,elle sut d’abord les choses par de courtes phrases, jetées autravers de la conversation. Puis, enhardie, elle le questionnabientôt, pleine d’une affection inquiète. Comment vivait-il avecLouise ? leur bonheur était-il toujours aussi complet ?Il répondait oui, mais il se plaignait de petits ennuis intérieurs,il racontait des faits insignifiants, qui avaient provoqué desquerelles. Le ménage, sans en être à une rupture, souffrait desmille froissements de deux tempéraments nerveux, incapablesd’équilibre dans la joie et dans la douleur. C’était, entre eux,une sorte de rancune secrète, comme s’ils avaient eu la surprise etla colère de s’être mépris, de trouver si vite le fond de leurcœur, après le grand amour des premiers temps. Pauline crutcomprendre un moment que des pertes pécuniaires les avaientaigris ; mais elle se trompait, leurs dix mille francs derente restaient à peu près intacts. Lazare s’était seulementdégoûté des affaires, de même qu’il s’était dégoûté de la musique,de la médecine, de l’industrie ; et, sur ce sujet, il éclataen paroles brutales, jamais il n’avait vu un monde plus bête niplus gâté que celui de la finance, il préférait tout, l’ennui de laprovince, la médiocrité d’une petite fortune, à ce continuel soucide l’argent, à ce ramollissement cérébral sous la danse affolée deschiffres. D’ailleurs, il venait de quitter la compagnied’assurances, il était résolu à tenter le théâtre, dès l’hiversuivant, lorsqu’il serait rentré à Paris. Sa pièce devait levenger, il y montrerait le chancre de l’argent dévorant la sociétémoderne.

Pauline ne se tourmenta pas trop de ce nouvel avortement,qu’elle avait deviné derrière l’embarras des dernières lettres deLazare. Ce qui l’émotionnait surtout, c’était cette mésintelligencegrandie peu à peu entre lui et sa femme. Elle cherchait lacause : comment en arrivaient-ils si rapidement à ce malaise,eux jeunes, pouvant vivre à l’aise, n’ayant d’autre souci que celuide leur bonheur ? Vingt fois, elle revint sur ce sujet, etelle ne cessa d’interroger son cousin que devant la gêne où elle lemettait chaque fois : il balbutiait, pâlissait, détournait lesregards. Elle avait bien reconnu cet air de honte et de peur,l’angoisse de la mort dont il cachait le frisson jadis, ainsi qu’ondissimule un vice secret ; mais était-il possible que le froiddu jamais plus se fût couché entre eux, dans le lit encore brûlantde leurs noces ? Plusieurs jours, elle douta ; puis, sansqu’il se fût confessé davantage, elle lut dans ses yeux la vérité,un soir où il descendit de sa chambre, sans lumière, bouleversé,comme s’il fuyait devant des spectres.

À Paris, au milieu de sa fièvre d’amour, Lazare avait oublié lamort. Il se réfugiait éperdument dans les bras de Louise, si briséensuite de lassitude, qu’il s’endormait d’un sommeil d’enfant. Elleaussi l’aimait en amante, avec ses grâces voluptueuses de chatte,faite uniquement pour ce culte de l’homme, tout de suitemalheureuse et perdue, s’il cessait une heure de s’occuper d’elle.Et la satisfaction emportée de leurs anciens désirs, l’oubli dureste au cou l’un de l’autre, s’étaient prolongés, tant qu’ilsavaient cru ne jamais toucher le fond de ces joies sensuelles. Maisla satiété venait, lui s’étonnait de ne pouvoir aller au-delà del’ivresse des premiers jours ; tandis qu’elle, dans son besoinunique de caresses, ne demandant et ne rendant rien de plus, ne luiapportait aucun des soutiens ni des courages de la vie. Était-cedonc si court, cette joie de la chair ? ne pouvait-on ydescendre sans cesse, y découvrir sans cesse des sensationsnouvelles, dont l’inconnu fût assez puissant pour suffire àl’illusion du bonheur ? Une nuit, Lazare fut réveillé ensursaut par le souffle glacé, dont l’effleurement lui hérissait lespoils de la nuque ; et il grelotta, et il bégaya son crid’angoisse : « Mon Dieu ! mon Dieu ! il fautmourir ! » Louise dormait à côté de lui. C’était la mortqu’il retrouvait au bout de leurs baisers.

Alors, d’autres nuits vinrent, il retomba dans son tourment.Cela le frappait au hasard de ses insomnies, sans règle, sans qu’ilpût rien prévoir, ni rien empêcher. Brusquement, au milieu desheures calmes, le frisson le prenait ; tandis que, souvent,dans la colère et la courbature d’un mauvais jour, il n’était pasvisité par la peur. Et ce n’était plus le simple sursautd’autrefois, la lésion nerveuse augmentait, le retentissement dechaque secousse nouvelle ébranlait tout son être. Il ne pouvaitdormir sans veilleuse, les ténèbres exaspéraient son anxiété,malgré la continuelle crainte que sa femme ne découvrît son mal.Même il y avait là un redoublement de malaise qui aggravait lescrises, car jadis, quand il couchait seul, il lui était permisd’être lâche. Cette créature vivante, dont il sentait la tiédeur àson côté, l’inquiétait. Dès que la peur le soulevait de l’oreiller,aveuglé de sommeil, son regard se portait vers elle, avec la penséeéperdue de la voir les yeux ouverts, fixés tout grands sur lessiens. Mais jamais elle ne bougeait, il distinguait à la lueur dela veilleuse son visage immobile, aux lèvres épaissies et auxminces paupières bleues. Aussi commençait-il à se tranquilliser,lorsque, une nuit, il la trouva, comme il l’avait redouté silongtemps, les yeux grands ouverts. Elle ne disait rien, elle leregardait grelotter et blêmir. Sans doute, elle aussi venait desentir passer la mort, car elle parut comprendre, elle se jetacontre lui, dans un abandon de femme qui demande du secours. Puis,voulant encore se tromper l’un l’autre, ils feignirent d’avoirentendu un bruit de pas, ils se levèrent pour faire une visite sousles meubles et derrière les rideaux.

Désormais, ils furent hantés tous les deux. Aucun aveu ne leuréchappait, c’était un secret de honte dont il ne fallait pointparler ; seulement, au fond de l’alcôve, lorsqu’ils restaientsur le dos, les yeux élargis, ils s’entendaient clairement penser.Elle était aussi nerveuse que lui, ils devaient se donnermutuellement ce mal, comme il arrive que deux amants sont emportéspar la même fièvre. Lui, s’il s’éveillait, et qu’elle se fûtendormie, s’effrayait de ce sommeil : est-ce qu’elle respiraitencore ? il n’entendait même plus son haleine, peut-êtrevenait-elle subitement de mourir. Un instant, il lui étudiait levisage, il lui touchait les mains. Puis, rassuré, il ne serendormait pourtant pas. L’idée qu’elle mourrait un jour le jetaitdans une songerie lugubre. Lequel s’en irait le premier, lui ouelle ? Il poursuivait les deux hypothèses, des tableaux demort se déroulaient en images précises, avec l’affreux déchirementdes agonies, l’abomination des derniers apprêts, la séparationbrutale, éternelle. C’était là que tout son être se soulevait derévolte : ne plus se revoir, jamais, jamais ! lorsqu’onavait vécu ainsi, chair contre chair ; et il se sentaitdevenir fou, cette horreur refusait de lui entrer dans le crâne. Sapeur se faisait brave, il souhaitait de partir le premier. Alors,il s’attendrissait sur elle, il se l’imaginait en veuve, continuantleurs habitudes communes, faisant ceci, et ceci encore, qu’il neferait plus. Parfois, pour chasser cette obsession, il la prenaitdoucement, sans l’éveiller ; mais il lui était impossible dela garder longtemps, la sensation de cette vie, qu’il tenait àpleins bras, le terrifiait davantage. S’il posait la tête sur lapoitrine, et qu’il écoutât battre le cœur, il ne pouvait en suivreles mouvements sans malaise, croyant toujours à un détraquementsubit. Les jambes qu’il avait liées aux siennes, la taille quimollissait sous son étreinte, ce corps entier, si souple, si adoré,lui était bientôt d’un toucher insupportable, l’emplissait peu àpeu d’une attente anxieuse, dans son cauchemar du néant. Et même,lorsqu’elle s’éveillait, lorsqu’un désir les nouait plusétroitement, les lèvres contre les lèvres, se jetant au spasmed’amour avec l’idée d’y oublier leur misère, ils en sortaient aussitremblants, ils demeuraient allongés sur le dos, sans retrouver lesommeil, dégoûtés de la joie d’aimer. Dans l’ombre de l’alcôve,leurs grands yeux fixes se rouvraient sur la mort.

Vers ce temps, Lazare se lassa des affaires. Sa paresserevenait, il traînait des journées oisives, en donnant pour excuseson mépris des manieurs d’argent. La vérité était que cettepréoccupation constante de la mort lui enlevait chaque jourdavantage le goût et la force de vivre. Il retombait dans sonancien « à quoi bon ? » Puisque le saut final étaitlà, demain, aujourd’hui, dans une heure peut-être, à quoi bon seremuer, se passionner, tenir à cette chose plutôt qu’à cetteautre ? Tout avortait. Son existence n’était qu’une mortlente, quotidienne, dont il écoutait comme autrefois le mouvementd’horloge, qui lui semblait aller en se ralentissant. Le cœur nebattait plus si vite, les autres organes devenaient égalementparesseux, bientôt tout s’arrêterait sans doute ; et ilsuivait avec des frissons cette diminution de la vie, que l’âgefatalement amenait. C’étaient des pertes de lui-même, ladestruction continue de son corps : ses cheveux tombaient, illui manquait plusieurs dents, il sentait ses muscles se vider,comme s’ils retournaient à la terre. L’approche de la quarantainel’entretenait dans une mélancolie noire, maintenant la vieillesseserait vite là, qui achèverait de l’emporter. Déjà, il se croyaitmalade de partout, quelque chose allait casser certainement, sesjournées se passaient dans l’attente fiévreuse d’une catastrophe.Puis, il voyait mourir autour de lui, et chaque fois qu’ilapprenait le décès d’un camarade, il recevait un coup. Était-cepossible, celui-ci venait de partir ? mais il avait trois ansde moins, il était bâti pour durer cent ans ! et celui-làencore, comment avait-il pu faire son compte ? un homme siprudent, qui pesait jusqu’à sa nourriture ! Pendant deuxjours, il ne pensait pas à autre chose, stupéfait de lacatastrophe, se tâtant lui-même, interrogeant ses maladies,finissant par chercher querelle aux pauvres morts. Il éprouvait lebesoin de se rassurer, il les accusait d’être morts par leurfaute : le premier avait commis une imprudenceimpardonnable ; quant au second, il avait succombé à un casextrêmement rare, dont les médecins ignoraient même le nom. Mais iltâchait vainement d’écarter le spectre importun, il entendaittoujours en lui grincer les rouages de la machine près de sedétraquer, il glissait sans arrêt possible sur cette pente desannées, au bout de laquelle la pensée du grand trou noir lemouillait d’une sueur froide et dressait ses cheveux d’horreur.

Quand Lazare n’alla plus à son bureau, des querelles éclatèrentdans le ménage. Il promenait une irritabilité, qui s’avivait aumoindre obstacle. Le mal grandissant qu’il cachait avec tant desoin, se manifestait au-dehors par des brusqueries, des humeurssombres, des actes de maniaque. Un moment, la peur du feu leravagea, au point qu’il déménagea d’un troisième étage pourdescendre habiter un premier, de façon à pouvoir se sauver plusfacilement, lorsque la maison brûlerait. Le souci continuel dulendemain lui gâtait l’heure présente. Il vivait dans l’attente dumalheur, sursautant à chaque porte ouverte trop fort, pris d’unbattement de cœur violent à la réception d’une lettre. Puis,c’était une méfiance de tous, son argent caché par petites sommesen plusieurs endroits différents, ses projets les plus simplestenus secrets ; et il y avait encore en lui une amertumecontre le monde, l’idée qu’il était méconnu, que ses échecssuccessifs provenaient d’une sorte de vaste conspiration des hommeset des choses. Mais, dominant tout, noyant tout, son ennui devenaitimmense, un ennui d’homme déséquilibré, que l’idée toujoursprésente de la mort prochaine dégoûtait de l’action et faisait setraîner inutile, sous le prétexte du néant de la vie. Pourquois’agiter ? La science était bornée, on n’empêchait rien et onne déterminait rien. Il avait l’ennui sceptique de toute sagénération, non plus cet ennui romantique des Werther et des René,pleurant le regret des anciennes croyances, mais l’ennui desnouveaux héros du doute, des jeunes chimistes qui se fâchent etdéclarent le monde impossible, parce qu’ils n’ont pas d’un couptrouvé la vie au fond de leurs cornues.

Et, chez Lazare, par une contradiction logique, l’épouvanteinavouée du jamais plus allait avec une fanfaronnade sans cesseétalée du néant. C’était son frisson lui-même, le déséquilibrementde sa nature d’hypocondre, qui le jetait aux idées pessimistes, àla haine furieuse de l’existence. Il la regardait comme uneduperie, du moment où elle ne durait pas éternellement. Nepassait-on pas la première moitié de ses jours à rêver le bonheur,et la seconde à regretter et à trembler ? Aussirenchérissait-il encore sur les théories du « vieux »,comme il nommait Schopenhauer, dont il récitait de mémoire lespassages violents. Il parlait de tuer la volonté de vivre, pourfaire cesser cette parade barbare et imbécile de la vie, que laforce maîtresse du monde se donne en spectacle, dans un butd’égoïsme inconnu. Il voulait supprimer la vie afin de supprimer lapeur. Toujours il aboutissait à cette délivrance : ne riensouhaiter dans la crainte du pire, éviter le mouvement qui estdouleur, puis tomber à la mort tout entier. Le moyen pratique d’unsuicide général le préoccupait, d’une disparition totale etsoudaine, consentie par l’universalité des êtres. Cela revenait àchaque heure, au milieu de sa conversation courante, en sortiesfamilières et brutales. Au moindre tracas, il regrettait de n’êtrepas crevé encore. Un simple mal de tête le faisait se plaindrerageusement de sa carcasse. Avec un ami, sa conversation tombaittout de suite sur les embêtements de l’existence, sur la rudechance de ceux qui engraissaient les pissenlits, au cimetière. Lessujets lugubres l’obsédaient, il se frappa de l’article d’unastronome fantaisiste annonçant la venue d’une comète, dont laqueue devait balayer la terre comme un grain de sable : nefallait-il pas y voir la catastrophe cosmique attendue, lacartouche colossale qui allait faire sauter le monde, ainsi qu’unvieux bateau pourri ? Et ce souhait de mort, ces théoriescaressées de l’anéantissement, n’étaient que le débat désespéré deses terreurs, le tapage vain de paroles sous lequel il cachaitl’attente abominable de sa fin.

La grossesse de sa femme, à ce moment, lui causa une nouvellesecousse. Il éprouva une sensation indéfinissable, à la fois unegrande joie et un redoublement de malaise. Contrairement aux idéesdu « vieux », l’idée être père, d’avoir fait de la vie,l’emplissait d’orgueil. Tout en affectant de dire que les imbécilesabusaient du droit d’en faire autant, il en ressentait une surprisevaniteuse, comme si un tel événement était réservé à lui seul.Puis, cette joie fut gâtée, il se tourmenta du pressentiment queles couches tourneraient mal : déjà, pour lui, la mère étaitperdue, l’enfant ne naîtrait même pas. Justement, dès les premiersmois, la grossesse amena des accidents douloureux, et la maison enl’air, les habitudes dérangées, les querelles fréquentes,achevèrent de le rendre tout à fait misérable. Cet enfant, quiaurait dû rapprocher les époux, augmentait les malentendus entreeux, les froissements de la vie côte à côte. Lui, était surtoutexaspéré des souffrances vagues dont elle se plaignait du matin ausoir. Aussi, lorsque le médecin parla d’un séjour dans un pays demontagnes, fut-il soulagé de la conduire chez sa belle-sœur et des’échapper pour quinze jours, sous le prétexte d’aller voir sonpère à Bonneville. Au fond, il avait honte de cette fuite. Mais ildiscutait avec sa conscience, une courte séparation leur calmeraitles nerfs à tous deux, et il suffisait en somme qu’il fût là pourles couches.

Le soir où Pauline connut enfin l’histoire entière des dix-huitmois écoulés, elle resta un instant sans voix, étourdie par cedésastre. C’était dans la salle à manger, elle avait couchéChanteau, et Lazare venait d’achever sa confession, en face de lathéière refroidie, sous la lampe qui charbonnait.

Après un silence, elle finit par dire :

– Mais vous ne vous aimez plus, grand Dieu.

Il s’était levé pour monter à sa chambre. Et il protesta, avecson rire inquiet.

– Nous nous aimons autant qu’on peut s’aimer, ma chèreenfant… Tu ne sais donc rien, dans ton trou ? Pourquoi l’amourirait-il mieux que le reste ?

Dès qu’elle fut enfermée chez elle, Pauline retomba à une de cescrises de désespoir qui l’avaient si souvent tenue là, sur la mêmechaise, éveillée et torturée, pendant que la maison dormait. Est-ceque le malheur allait recommencer ? Quand elle croyait toutfini pour les autres et pour elle, quand elle s’était arraché lecœur jusqu’à donner Lazare à Louise, brusquement elle apprenaitl’inutilité de son sacrifice : ils ne s’aimaient déjà plus,elle avait en vain pleuré les larmes et saigné le sang de sonmartyre. C’était à ce misérable résultat qu’elle aboutissait, à denouvelles douleurs, des luttes prochaines, dont le pressentimentaugmentait son angoisse. On ne cessait donc jamais desouffrir !

Et, tandis que les bras abandonnés, elle regardait fixementbrûler sa bougie, la pensée qu’elle seule était coupable, en cetteaventure, lui montait de la conscience et l’oppressait.Inutilement, elle se débattait contre les faits : elle seuleavait conclu ce mariage, sans comprendre que Louise n’était pas lafemme qu’il fallait à son cousin ; car elle la voyaitnettement à cette heure, trop nerveuse pour l’équilibrer, près des’affoler elle-même au moindre souffle, ayant son unique charmed’amante dont il s’était lassé. Pourquoi toutes ces choses ne lafrappaient-elles qu’aujourd’hui ? N’étaient-ce pas les mêmesraisons qui l’avaient déterminée à laisser Louise prendre saplace ? Autrefois, elle la trouvait plus aimante, il luisemblait que cette femme, avec ses baisers, aurait le pouvoir desauver Lazare de ses humeurs sombres. Quelle misère ! faire lemal en voulant faire le bien, être ignorante de l’existence aupoint de perdre les gens dont on veut le salut ! Certes, elleavait cru être bonne, rendre solide son œuvre de charité, le jouroù elle avait payé leur joie de tant de larmes. Et un grand méprislui venait de sa bonté, puisque la bonté ne faisait pas toujours lebonheur.

La maison dormait, elle n’entendait, dans le silence de lachambre, que le bruit de son sang, dont le flot battait à sestempes. C’était une révolte qui, peu à peu, s’enflait et éclatait.Pourquoi n’avait-elle pas épousé Lazare ? Il lui appartenait,elle pouvait ne pas le donner. Peut-être se serait-il désespéréd’abord, mais elle aurait bien su lui souffler son courage ensuite,le défendre contre les cauchemars imbéciles. Toujours elle avait eula sottise de douter d’elle, l’unique cause de leur malheur étaitlà. Et la conscience de sa force, toute sa santé, toutes sestendresses, grondaient, s’affirmaient enfin. Est-ce qu’elle nevalait pas mieux que l’autre ? Quelle était donc sa stupidité,de s’être effacée ainsi ? Maintenant, elle lui niait même sapassion, malgré ses abandons d’amante sensuelle, car elle trouvaitdans son propre cœur une passion plus large, celle qui se sacrifieà l’être aimé. Elle aimait assez son cousin pour disparaître, sil’autre l’avait rendu heureux ; mais, puisque l’autre nesavait comment garder le grand bonheur de l’avoir, n’allait-ellepas agir, rompre cette union mauvaise ? Et sa colère montaittoujours, et elle se sentait plus belle, plus vaillante, elleregardait sa gorge et son ventre de vierge, dans le brusque orgueilde la femme qu’elle aurait pu être. Une certitude se faisait,foudroyante : c’était elle qui aurait dû épouser Lazare.

Alors, un regret immense l’accabla. Les heures de la nuitpassaient, tombaient une à une, sans qu’elle eût l’idée de setraîner jusqu’à son lit. Un rêve venait de l’envahir, les yeuxgrands ouverts, aveuglés par la flamme haute de la bougie, qu’elleregardait toujours, sans la voir. Elle n’était plus dans sachambre, elle s’imaginait qu’elle avait épousé Lazare ; etleur existence commune se déroulait devant elle, en tableauxd’amour et de félicité. C’était à Bonneville, au bord de la merbleue, ou bien à Paris, dans une rue bruyante ; le calme de lapetite pièce restait le même, des livres traînaient, des rosesfleurissaient sur la table, la lampe avait une clarté blonde, lesoir, tandis que des ombres dormaient au plafond. Toutes lesminutes, leurs mains se cherchaient, il avait retrouvé la gaietéinsouciante de sa jeunesse, elle l’aimait tant qu’il finissait parcroire à l’éternité de l’existence. À cette heure-ci, ils semettaient à table ; à cette heure-là, ils sortaientensemble ; demain, elle reverrait avec lui les comptes de lasemaine. Et elle s’attendrissait à ces détails familiers du ménage,elle y mettait la solidité de leur bonheur, qui était enfin là,visible, réel, depuis la toilette rieuse de leur lever, jusqu’àleur dernier baiser du soir. En été, ils voyageaient. Puis, unmatin, elle s’apercevait qu’elle était enceinte. Mais un grandfrisson secoua son rêve, elle n’alla pas plus loin, elle seretrouva dans sa chambre, en face de sa bougie presque achevée.Enceinte, mon Dieu ! l’autre était enceinte, et jamais ceschoses n’arriveraient, et jamais elle ne connaîtrait cesjoies ! Ce fut une chute si rude, que des larmes jaillirent deses yeux et qu’elle pleura sans fin, avec des hoquets qui luibrisaient la poitrine. La bougie s’éteignait, elle dut se coucherdans l’obscurité.

Pauline garda, de cette nuit de fièvre, une émotion profonde,une pitié charitable pour le ménage désuni et pour elle-même. Sonchagrin se fondait dans une sorte d’espérance tendre. Elle n’auraitpu dire sur quoi elle comptait, elle n’osait s’analyser, au milieudes sentiments confus qui agitaient son cœur. Pourquoi setourmenter ainsi ? n’avait-elle pas encore dix jours au moinsdevant elle ? Il serait temps d’aviser ensuite. Ce quiimportait, c’était de calmer Lazare, de faire que ce repos àBonneville fût pour lui profitable. Et elle retrouva sa gaieté, ilsse lancèrent tous les deux dans leur belle vie d’autrefois.

D’abord, ce fut la camaraderie de leur enfance.

– Laisse donc là ton drame, grande bête ! Il serasifflé, ton drame… Tiens ! aide-moi plutôt à regarder si laMinouche n’a pas porté ma pelote de fil sur l’armoire.

Il tenait la chaise, pendant que, haussée sur la pointe despieds, elle regardait. La pluie tombait depuis deux jours, ils nepouvaient quitter la grande chambre. Leurs rires éclataient, àchaque trouvaille des vieilles années.

– Oh ! voici la poupée que tu avais faite avec deux demes vieux faux cols… Et ça, tu te souviens ? c’est un portraitde toi que j’ai dessiné, le jour où tu étais si laide en pleurantde rage, parce que je refusais de te prêter mon rasoir.

Elle pariait de sauter encore d’un bond sur la table. Lui aussi,sautait, heureux d’être dérangé. Son drame dormait déjà dans untiroir. Un matin qu’ils découvrirent la grande symphonie de laDouleur, elle lui en joua les morceaux, en accentuant comiquementle rythme ; et il se moquait de son œuvre, il chantait lesnotes, pour soutenir le piano, dont les sons éteints nes’entendaient plus. Pourtant, un morceau, la fameuse marche de laMort, les rendit sérieux : vraiment, ce n’était pas mal, ondevait garder ça. Tout les amusait, les attendrissait : unecollection de Floridées, collée jadis par elle, retrouvée sous deslivres ; un bocal oublié qui contenait un échantillon debromure, obtenu à l’usine ; le modèle minuscule d’un épi, àmoitié cassé, comme broyé sous la tempête d’un verre d’eau. Puis,ils battaient la maison, en se poursuivant avec des jeux de gaminséchappés ; sans cesse, ils descendaient et montaient lesétages, traversaient les pièces, dont les portes battaientbruyamment. N’étaient-ce pas les heures d’autrefois ? elleavait dix ans et lui dix-neuf, elle se reprenait pour lui d’uneamitié passionnée de petite fille. Rien n’était changé, la salle àmanger avait toujours son buffet de noyer clair, sa suspension decuivre verni, la Vue du Vésuve et les quatre lithographies desSaisons, qui les égayaient encore. Sous sa boîte vitrée, lechef-d’œuvre du grand-père dormait à la même place, ayant fini parfaire tellement corps avec la cheminée, que la bonne posait dessusles verres et les assiettes. Il n’y avait qu’une pièce où ilspénétraient muets d’émotion, l’ancienne chambre de madame Chanteau,laissée intacte depuis la mort. Personne n’ouvrait plus lesecrétaire, la tenture de cretonne jaune à ramages verdâtresdéteignait seule, au grand soleil qu’on laissait entrer parfois.Justement, un anniversaire de fête se présenta, ils emplirent lachambre de gros bouquets.

Mais, bientôt, comme un coup de vent avait emporté la pluie, ilsse lancèrent au-dehors, sur la terrasse, dans le potager, le longdes falaises, et leur jeunesse recommença.

– Viens-tu pêcher des crevettes ? lui criait-elle lematin, au saut du lit, à travers les cloisons. Voici la mer quidescend.

Ils partaient en costume de bain, ils retrouvaient les vieillesroches, à peine entamées par le flot, depuis tant de semaines et demois. On aurait pu croire qu’ils avaient fouillé la veille ce coinde la côte. Lui, se souvenait.

– Méfie-toi ! il y a un trou là-bas, et le fond estsemé de grosses pierres.

Mais elle le rassurait vite.

– Je sais bien, n’aie pas peur… Oh ! vois donc cecrabe énorme que je viens de prendre !

Une houle fraîche montait jusqu’à leurs reins, ils se grisaientdu grand air salé qui soufflait du large. Et c’étaient encore lesescapades de jadis, les promenades lointaines, des repos sur lesable, un abri cherché au fond d’une grotte pour laisser passer uneaverse brusque, un retour à la nuit tombée, par des sentiers noirs.Rien non plus ne semblait changé sous le ciel, la mer étaittoujours là, infinie, répétant sans cesse les mêmes horizons, danssa continuelle inconstance. N’était-ce pas hier qu’ils l’avaientvue, de ce bleu de turquoise, avec ces grandes moires pâles, oùs’élargissait le frisson des courants ? et cette eau plombéesous le ciel livide, ce coup de pluie, vers la gauche, qui arrivaitavec la marée haute, ne les verraient-ils pas demain encore, enconfondant les jours ? Des petits faits oubliés leurrevenaient, avec la sensation vive de la réalité immédiate. Lui,alors, avait vingt-six ans, et elle seize. Quand il s’oubliait à labousculer en camarade, elle restait oppressée, étouffant d’une gênedélicieuse. Elle ne l’évitait pas cependant, car elle ne songeaitpoint au mal. Une vie nouvelle les envahissait, des mots chuchotés,des rires sans cause, de longs silences d’où ils sortaienttremblants. Les choses les plus habituelles prenaient des sensextraordinaires, du pain demandé, un mot sur le temps, le bonsoirqu’ils se souhaitaient à leur porte. C’était tout le passé dont leflot remontait en eux, avec la douceur des vieilles tendressesendormies qui s’éveillent. Pourquoi se seraient-ilsinquiétés ? ils ne résistaient même pas, la mer semblait lesbercer et les alanguir de l’éternelle monotonie de sa voix.

Et les jours passaient ainsi, sans secousse. Déjà la troisièmesemaine du séjour de Lazare commençait. Il ne partait pas, il avaitreçu plusieurs lettres de Louise, qui s’ennuyait beaucoup, mais quesa belle-sœur voulait retenir davantage. Dans ses réponses, ill’engageait à rester, il lui envoyait les conseils du docteurCazenove, qu’il consultait en effet. Le train paisible et régulierde la maison le reprenait peu à peu, les heures anciennes desrepas, du lever et du coucher qu’il avait changées à Paris, lesmauvaises humeurs grondeuses de Véronique, les douleurs incessantesde son père, qui restait immuable, la face contractée par la mêmesouffrance, lorsque tout, dans la vie d’alentour, se précipitait etchangeait. Il retrouvait encore les dîners du samedi, les vieillesfigures connues du médecin et de l’abbé, avec les éternellesconversations roulant sur les derniers gros temps ou sur lesbaigneurs d’Arromanches. La Minouche, au dessert, sautait toujourssur la table avec une légèreté de plume, venait lui donner un grandcoup de tête dans le menton, pour se caresser ; et le légerégratignement de ses dents froides le reportait à bien des annéesen arrière. Il n’y avait de nouveau, dans ces choses d’autrefois,que Loulou, triste et affreux, couché en boule sous une table,grognant dès qu’on l’approchait. Vainement, Lazare lui donnait dusucre : la bête, après l’avoir croqué, montrait les dents,avec un redoublement de maussaderie. On avait dû l’abandonner, ilvivait seul, en étranger dans la maison, ainsi qu’un êtreinsociable qui demande seulement aux hommes et aux dieux de lelaisser s’ennuyer en paix.

Parfois pourtant, lorsque Pauline et Lazare faisaient une deleurs longues promenades, il leur arrivait des aventures. C’estainsi qu’un jour, comme ils avaient quitté le sentier de lafalaise, pour ne point passer devant l’usine de la baie du Trésor,ils tombèrent justement sur Boutigny, au détour d’un chemin creux.Boutigny était maintenant un gros monsieur, enrichi par safabrication de la soude de commerce ; il avait épousé lacréature qui s’était dévouée jusqu’à le suivre au fond de ce paysde loups ; et elle venait d’accoucher de son troisième enfant.Toute la famille, accompagnée d’un domestique et d’une nourrice,occupait un break superbe, attelé d’une paire de grands chevauxblancs. Les deux promeneurs durent se ranger, collés contre letalus, pour n’être pas accrochés par les roues. Boutigny, quiconduisait, avait mis les chevaux au pas. Il y eut un instant degêne : on ne se parlait plus depuis tant d’années, la présencede la femme et des enfants rendait l’embarras plus pénible. Enfin,les yeux s’étant rencontrés, on se salua de part et d’autre,lentement, sans une parole.

Quand la voiture eut disparu, Lazare, qui était devenu pâle, ditavec effort :

– Il mène donc un train de prince, maintenant ?

Pauline, que la vue des enfants avait seule remuée, réponditavec douceur :

– Oui, il paraît qu’il a fait, dans ces derniers temps, desgains énormes… Tu sais qu’il a recommencé tes anciennesexpériences.

C’était bien là ce qui serrait le cœur de Lazare. Les pêcheursde Bonneville, avec le besoin goguenard de lui être désagréables,l’avaient mis au courant. Depuis quelques mois, Boutigny, aidé d’unjeune chimiste à ses gages, traitait de nouveau la cendre desalgues par la méthode du froid ; et, grâce à son obstinationprudente d’homme pratique, il obtenait des résultatsmerveilleux.

– Parbleu ! murmura Lazare d’une voix sourde, chaquefois que la science avance d’un pas, c’est qu’un imbécile lapousse, sans le faire exprès.

Leur promenade fut gâtée, ils marchèrent en silence, les yeux auloin, regardant monter de la mer des vapeurs grises qui pâlissaientle ciel. Quand ils rentrèrent à la nuit, ils étaient frissonnants.La clarté gaie de la suspension sur la nappe blanche lesréchauffa.

Un autre jour, du côté de Verchemont, comme ils suivaient unsentier, à travers des champs de betteraves, ils s’arrêtèrent,surpris de voir fumer un toit de chaume. C’était un incendie, lesoleil tombant d’aplomb empêchait d’apercevoir les flammes ;et la maison brûlait seule, portes et fenêtres closes, pendant queles paysans devaient travailler aux environs. Aussitôt, ilsquittèrent le sentier, ils coururent et crièrent ; mais ilsfirent seulement envoler des pies, qui jacassaient dans despommiers. Enfin, d’une pièce lointaine de carottes, une femmecoiffée d’un mouchoir sortit, regarda un instant, puis galopa dansles terres labourées, d’un galop furieux, à ce casser les jambes.Elle gesticulait, elle hurlait un mot, qu’on ne pouvait distinguer,tellement il s’étranglait dans sa gorge. Elle tomba, se releva,tomba encore, repartit, les mains saignantes. Son mouchoir s’étaitenvolé, ses cheveux nus se dénouaient au soleil.

– Mais que dit-elle ? répétait Pauline, prised’effroi.

La femme arrivait, ils entendirent le cri rauque, pareil à unhurlement de bête.

– L’enfant !… l’enfant !… l’enfant !

Depuis le matin, le père et le fils travaillaient à près d’unelieue, dans une pièce d’avoine qu’ils avaient eue par héritage.Elle, venait à peine de s’absenter, pour aller prendre un panier decarottes ; et elle était partie en laissant l’enfant endormiet en fermant tout, ce quelle ne faisait jamais. Sans doute le feucouvait depuis longtemps, car c’était une stupeur, elle juraitd’avoir éteint jusqu’au dernier morceau de braise. Maintenant, letoit de chaume n’était plus qu’un brasier, les flammes montaient etremuaient d’un frisson rouge la grande clarté jaune du soleil.

– Vous avez donc fermé à clef ? cria Lazare.

La femme ne l’entendait pas. Elle était folle, elle avait faitle tour de la maison, sans cause, peut-être pour chercher quelquechose d’ouvert, un trou qu’elle savait bien ne pas exister. Puis,elle était encore tombée, ses jambes ne la portaient plus, savieille face grise, à présent découverte, agonisait de désespoir etd’épouvante, tandis qu’elle hurlait toujours :

– L’enfant !… l’enfant !

De grosses larmes montaient aux yeux de Pauline. Mais Lazaresurtout s’énervait de ce cri, qui le secouait chaque fois d’unmalaise. Cela devenait intolérable, il dit tout d’uncoup :

– Je vais aller le lui chercher, son enfant.

Sa cousine le regarda, éperdue. Elle tâcha de lui saisir lesmains, elle le retenait.

– Toi ! je ne veux pas… Le toit va crouler.

– Nous verrons bien, dit-il simplement.

Et il criait à son tour dans le visage de la femme :

– Votre clef ? vous avez bien votre clef ?

La femme demeurait béante. Lazare la bouscula et lui arrachaenfin la clef. Puis, pendant qu’elle restait à hurler par terre, ilmarcha d’un pas tranquille vers la maison. Pauline le suivait desyeux, sans chercher davantage à l’arrêter, clouée de peur etd’étonnement, tant il semblait accomplir une chose naturelle. Unepluie de flammèches tombait, il dut se coller contre le bois de laporte pour l’ouvrir, car des poignées de paille enflamméesroulaient du toit, ainsi qu’un ruissellement d’eau par unorage ; et, là, il trouva un obstacle, la clef rouilléerefusait de tourner dans la serrure. Mais il ne jura même pas, ilprit son temps, parvint à ouvrir, resta un moment encore sur leseuil, afin de laisser s’échapper le premier flot de fumée, qui luibattait le visage. Jamais il ne s’était connu un pareil sang-froid,il agissait comme dans un rêve, avec une certitude de mouvements,une adresse et une prudence que le danger faisait naître. Il baissala tête, il disparut.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! bégaya Pauline, quiétranglait d’angoisse.

D’un geste involontaire, elle avait joint les mains, et elle lesserrait à se les briser, elle les élevait d’un balancement continu,comme font les malades dans les grandes douleurs. Le toit craquait,s’effondrait déjà par place, jamais son cousin n’aurait le temps deressortir. Elle avait une sensation d’éternité, il lui semblaitqu’il était là-dedans depuis des temps infinis. À terre, la femmene soufflait plus, l’air hébété d’avoir vu un monsieur entrer dansle feu. Mais un grand cri s’éleva. C’était Pauline qui l’avaitjeté, du fond de ses entrailles, sans le vouloir, au moment où lechaume croulait entre les murs fumants.

– Lazare !

Il était sur la porte, les cheveux à peine roussis, les mainslégèrement brûlées ; et quand il eut mis entre les bras de lafemme le petit qui se débattait en pleurant, il se fâcha presquecontre sa cousine.

– Quoi ? qu’as-tu à te faire ainsi du mal ?

Elle se pendit à son cou, elle sanglotait, dans une telledétente nerveuse, que, par crainte d’un évanouissement, il dutl’asseoir sur une vieille pierre moussue, adossée au puits de lamaison. Lui-même, à présent, défaillait. Il y avait là une augepleine d’eau, où il trempa ses mains avec délices. Ce froid lefaisait revenir à lui, et il éprouvait à son tour une grandesurprise de son action. Eh quoi ! il était entré au milieu deces flammes ? C’était comme un dédoublement de son être, il serevoyait nettement dans la fumée, d’une agilité et d’une présenced’esprit incroyables, assistant à cela ainsi qu’à un prodigeaccompli par un étranger. Un reste d’exaltation intérieure lesoulevait d’une joie subtile qu’il ne connaissait pas.

Pauline s’était un peu remise, et elle lui examinait les mains,en disant :

– Non, ce ne sera rien, les brûlures ne sont pas profondes.Mais il faut rentrer, je te panserai… Mon Dieu ! que tu m’asfait peur !

Elle avait trempé son mouchoir dans l’eau, pour lui enenvelopper la main droite, la plus atteinte des deux. Ils selevèrent, tâchèrent de consoler la femme, qui, après avoir baiséfurieusement l’enfant, l’avait posé près d’elle, sans le regarderdavantage ; et, à cette heure, elle se lamentait sur lamaison, hurlant aussi fort, demandant ce qu’allaient dire seshommes, quand ils trouveraient tout par terre. Les murs tenaientpourtant, une fumée noire sortait du brasier intérieur, avec degrands vols crépitants d’étincelles, qu’on ne voyait point.

– Allons, du courage, ma pauvre femme, répétait Pauline.Venez causer demain avec moi.

Des voisins, attirés par la fumée, accouraient. Elle put emmenerLazare. Le retour fut très doux. Il souffrait peu, mais ellevoulait quand même lui donner le bras, pour le soutenir. Lesparoles leur manquaient encore, dans l’ébranlement de leur émotion,et ils se regardaient en souriant. Elle, surtout, éprouvait unesorte de fierté heureuse. Il était donc brave, lui qui blêmissaitdevant la peur de la mort ? Le sentier se déroulait sous leurspas, elle s’absorbait dans l’étonnement de ces contradictions duseul homme qu’elle connût bien ; car elle l’avait vu passerdes nuits au travail, puis rester oisif durant des mois, être d’unefranchise déconcertante après avoir menti impudemment, lui baiserle front en camarade, tandis qu’elle sentait ses mains d’homme,fiévreuses de désir, la brûler aux poignets ; et voilàqu’aujourd’hui il devenait un héros ! Elle avait raison de nepas désespérer de la vie, en jugeant le monde tout bon ou toutmauvais. Quand ils arrivèrent à Bonneville, leur silence ému crevaen un flot de paroles bruyantes. Les plus petits détailsrenaissaient, ils racontaient vingt fois l’aventure, en évoquanttoujours des faits oubliés, dont ils se souvenaient l’un etl’autre, comme à la lueur vive d’un éclair. On en parla longtemps,des secours furent remis aux paysans incendiés.

Depuis bientôt un mois, Lazare était à Bonneville. Une lettre deLouise arriva, désespérée d’ennui. Il répondit qu’il irait lareprendre au commencement de la semaine suivante. Des aversesterribles tombaient de nouveau, ces averses dont la violencebalayait si souvent la côte, ainsi qu’une barre d’écluse qui auraitemporté la terre, la mer et le ciel, dans une vapeur grise. Lazareavait parlé de terminer sérieusement son drame, et Pauline, qu’ilvoulait avoir près de lui, pour l’encourager, montait son tricot,les petits bas qu’elle distribuait aux gamines du village. Mais ilne travaillait guère, dès qu’elle s’asseyait devant la table.C’étaient maintenant des causeries à voix presque basse, toujoursles mêmes choses répétées sans fatigue, les yeux dans les yeux. Ilsne jouaient plus, évitaient les jeux de mains, avec la prudenceinstinctive des enfants grondés, qui sentent le danger desfrôlements d’épaules, des effleurements d’haleine, dont ils riaientla veille encore. Rien d’ailleurs ne leur semblait plus délicieuxque cette paix lasse, cette somnolence où ils glissaient, sous leroulement de la pluie, battant sans relâche les ardoises de latoiture. Un silence les faisait rougir, ils mettaient, une caressedans chaque mot, involontairement, par cette poussée qui avait peuà peu fait renaître en eux et s’épanouir les jours anciens, qu’ilscroyaient morts à jamais.

Un soir, Pauline avait veillé jusqu’à minuit dans la chambre deLazare, tricotant, pendant que, la plume tombée de ses doigts, illui expliquait en paroles lentes ses œuvres futures, des dramespeuplés de figures colossales. Toute la maison dormait, Véroniqueelle-même était allée se coucher de bonne heure ; et cettegrande paix frissonnante de la nuit, où montait seulement laplainte accoutumée de la marée haute, les avait peu à peu pénétrésd’une sorte d’attendrissement sensuel. Lui, vidant son cœur,confessait qu’il avait manqué sa vie : si la littérature,cette fois, craquait sous ses pieds, il était décidé à se retirerdans un coin, pour vivre en ermite.

– Tu ne sais pas ? reprit-il en souriant, je songesouvent que nous aurions dû nous expatrier, après la mort de mamère.

– Comment, nous expatrier ?

– Oui, nous enfuir bien loin, en Océanie par exemple, dansune de ces îles où la vie est si douce.

– Et ton père, nous l’aurions emmené ?

– Oh ! ce n’est qu’un rêve, je te le dis… Il n’estpoint défendu d’imaginer des choses agréables, quand la réalitén’est pas gaie.

Il avait quitté la table, il était venu s’asseoir sur l’un desbras du fauteuil qu’elle occupait. Elle laissa tomber son tricot,pour rire à l’aise du galop continuel de cette imagination de grandenfant détraqué ; et elle levait la tête vers lui, renverséecontre le dossier, tandis qu’il se trouvait si près d’elle, qu’ilsentait à la hanche la chaleur vivante de son épaule.

– Es-tu fou, mon pauvre ami ! Qu’aurions-nous faitlà-bas ?

– Nous aurions vécu donc !… Tu te souviens de ce livrede voyages que nous lisions ensemble, il y a douze ans ? Onvit là-bas comme dans un paradis. Jamais d’hiver, un cieléternellement bleu, une existence au soleil et aux étoiles… Nousaurions eu une cabane, nous aurions mangé des fruits délicieux, etrien à faire, et pas un chagrin !

– Alors, deux sauvages tout de suite, avec des anneaux dansle nez et des plumes sur la tête ?

– Tiens ! pourquoi pas ?… Nous nous serions aimésd’un bout de l’année à l’autre, sans compter les jours, ce quin’aurait pas été si bête.

Elle le regardait, ses paupières battirent, un léger frissonpâlit son visage. Cette pensée d’amour descendait à son cœur,l’emplissait d’une langueur délicieuse. Il lui avait pris la main,sans calcul, par un besoin de s’approcher davantage, de tenirquelque chose d’elle ; et il jouait avec cette main tiède,dont il pliait les doigts minces, en riant toujours d’un rire quis’embarrassait. Elle ne s’inquiétait point, il y avait làsimplement un jeu de leur jeunesse ; puis, ses forces s’enallaient, elle lui appartenait déjà, dans son trouble grandissant.Sa voix elle-même défaillait.

– Mais, pour manger, toujours des fruits, c’est maigre. Ilaurait fallu chasser, pêcher, cultiver un champ… Si ce sont lesfemmes qui travaillent là-bas, comme on le raconte, tu m’auraisdonc mise à bêcher la terre ?

– Toi ! avec ces petites menottes ! Et lessinges, est-ce qu’on n’en fait pas aujourd’hui d’excellentsdomestiques ?

Elle eut un rire mourant à cette plaisanterie, tandis qu’ilajoutait :

– D’ailleurs, elles n’existeraient plus, tes menottes… Oui,je les aurais dévorées, tiens ! comme ça.

Il lui baisait les mains, il finissait par les mordiller, lesang à la face, dans un coup de désir qui l’aveuglait. Et ils neparlèrent plus, ce fut une folie commune, un vertige où ilstombèrent ensemble, la tête perdue, pris du même étourdissement.Elle s’abandonnait, glissée au fond du fauteuil, la face rouge etgonflée, les yeux fermés, comme pour ne plus voir. D’une mainbrutale, il avait déjà déboutonné son corsage, il cassait lesagrafes des jupons, lorsque ses lèvres rencontrèrent les siennes.Il lui donna un baiser, qu’elle lui rendit furieusement, en leserrant au cou de toute la force de ses deux bras. Mais, dans cettesecousse de son corps vierge, elle avait ouvert les yeux, elle sevit roulant sur le carreau, elle reconnut la lampe, l’armoire, leplafond, dont les moindres taches lui étaient familières ; etelle sembla s’éveiller, avec la surprise d’une personne qui seretrouve chez elle, au sortir d’un rêve terrible. Violemment, ellese débattit, se mit debout. Ses jupons glissaient, son corsageouvert avait laissé jaillir sa gorge nue. Un cri lui échappa, dansle silence haletant de la pièce.

– Lâche-moi, c’est abominable !

Il n’entendait plus, fou de désir. Il la reprit, achevad’arracher ses vêtements. Au hasard des lèvres, il cherchait le nude sa peau, la brûlait de baisers, dont, chaque fois, ellefrissonnait tout entière. À deux reprises, elle faillit tomberencore, cédant au besoin invincible de se donner, souffrantaffreusement de cette lutte contre elle-même. Ils avaient fait letour de la table, le souffle court, les membres mêlés, quand ilréussit à la pousser sur un vieux divan, dont les ressortscrièrent. De ses bras raidis, elle le tenait à distance, enrépétant d’une voix qui s’enrouait :

– Oh ! je t’en prie, oh ! laisse-moi… C’estabominable, ce que tu veux !

Lui, les dents serrées, n’avait pas prononcé un mot. Il croyaitla posséder enfin, lorsqu’elle se dégagea une dernière fois, d’uneffort si rude, qu’il chancela jusqu’à la table. Alors, libre uneseconde, elle put sortir, traverser d’un bond le corridor, se jeterchez elle. Déjà il l’avait rejointe, elle n’eut pas le temps derabattre sa porte. Comme il poussait, elle dut, pour faire glisserle pêne et tourner la clef, appuyer sur le bois de toute lapesanteur de son corps ; et, en lui disputant cetentrebâillement étroit, elle se sentait perdue, s’il introduisaitseulement le bout de sa pantoufle. La clef grinça très haut, ungrand silence tomba, dans lequel on entendit de nouveau la merébranler le mur de la terrasse.

Cependant, Pauline, sans bougie, les yeux ouverts dans lesténèbres, était restée adossée contre la porte. De l’autre côté dubois, elle comprenait bien que Lazare non plus n’avait pas bougé.Elle entendait son souffle, elle croyait toujours en recevoir laflamme sur la nuque. Si elle s’écartait, peut-être allait-il briserun panneau d’un coup d’épaule. Cela la rassurait, d’être là ;et, machinalement, elle continuait à peser de toute sa force, commes’il avait poussé encore. Deux minutes s’écoulèrent, interminables,dans cette sensation mutuelle qu’ils s’entêtaient l’un et l’autre,à peine séparés par le bois mince, ardents, secoués de cetébranlement du désir qu’ils ne pouvaient apaiser. Puis, la voix deLazare souffla très bas, étouffée d’émotion :

– Pauline, ouvre-moi… Tu es là, je le sais.

Un frisson courut sur sa chair, cette voix l’avait chauffée ducrâne aux talons. Mais elle ne répondit point. La tête penchée,elle retenait d’une main ses jupes tombantes, tandis que l’autremain, crispée sur le corsage défait, étreignait sa gorge, pour encacher la nudité.

– Tu souffres autant que moi, Pauline… Ouvre, je t’ensupplie. Pourquoi nous refuser ce bonheur ?

Il avait peur maintenant de réveiller Véronique, dont la chambreétait voisine. Ses supplications se faisaient douces, pareilles àune plainte de malade.

– Ouvre donc… Ouvre, et nous mourrons après, si tu veux… Nenous aimons-nous pas depuis l’enfance ? Tu devrais être mafemme, n’est-ce pas fatal que tu la sois un jour ?… Je t’aime,je t’aime, Pauline…

Elle tremblait plus fort, chaque mot la serrait au cœur. Lesbaisers dont il lui avait couvert les épaules, s’avivaient sur sapeau, ainsi que des gouttes de feu. Et elle se raidissaitdavantage, avec la peur d’ouvrir, de se livrer, dans l’élanirrésistible de son corps demi-nu. Il avait raison, elle l’adorait,pourquoi se refuser cette joie, qu’ils cacheraient tous deux aumonde entier ? La maison dormait, la nuit était noire.Oh ! dormir dans l’ombre au cou l’un de l’autre, le tenir àelle, ne fût-ce qu’une heure. Oh ! vivre, vivreenfin !

– Mon Dieu ! que tu es cruelle, Pauline !… Tu neveux même pas répondre, et je suis là si misérable… Ouvre, je teprendrai, je te garderai, nous oublierons tout… Ouvre, ouvre-moi,je t’en prie…

Il sanglotait, et elle se mit à pleurer. Elle se taisaittoujours, malgré les révoltes de son sang. Pendant une heure, ilcontinua, la suppliant, se fâchant, arrivant aux mots abominables,pour retomber dans des mots de caresse brûlante. Deux fois, elle lecrut parti, et deux fois il revint de sa chambre, avec unredoublement d’exaspération amoureuse. Puis, quand elle l’entendits’enfermer rageusement chez lui, elle éprouva une tristesseimmense. C’était fini cette fois, elle avait vaincu ; mais undésespoir, une honte montaient de sa victoire, si violents, qu’ellese déshabilla et se coucha, sans allumer de bougie. L’idée de sevoir nue, dans ses vêtements arrachés, l’emplissait d’une confusionaffreuse. Pourtant, la fraîcheur des draps calma un peu la brûluredes baisers qui lui marbraient les épaules ; et elle restalongtemps sans remuer, comme écrasée sous le poids du dégoût et duchagrin.

Une insomnie tint Pauline éveillée jusqu’au jour. Cetteabomination l’obsédait. Toute cette soirée était un crime qui luifaisait horreur. Maintenant, elle ne pouvait plus s’excuserelle-même, il fallait bien qu’elle avouât la duplicité de sestendresses. Son affection maternelle pour Lazare, ses accusationssourdes contre Louise, étaient simplement les réveils hypocrites desa passion ancienne. Elle avait glissé à ces mensonges, elledescendait plus avant dans les sentiments inavoués de son cœur, oùelle découvrait une joie de la désunion du ménage, une espéranced’en profiter peut-être. N’était-ce pas elle qui venait de fairerecommencer à son cousin les jours d’autrefois ? N’aurait-ellepas dû prévoir que la chute se trouverait au bout ? À cetteheure, la situation terrible se dressait, barrant leur vie àtous : elle l’avait donné à une autre, et elle l’adorait, etil la voulait. Cela tournait dans son crâne, battait ses tempescomme une volée de cloches. D’abord, elle résolut de s’enfuir lelendemain. Puis, elle trouva cette fuite lâche. Puisqu’il partaitlui-même, pourquoi ne pas attendre ? Et, d’ailleurs, unorgueil lui revenait, elle entendait se vaincre, pour ne pasemporter la honte d’avoir mal fait. Désormais, elle sentait qu’ellene vivrait plus la tête haute, si elle gardait le remords de cettesoirée.

Le lendemain, Pauline descendit à son heure habituelle. Seule,la meurtrissure de ses paupières aurait pu révéler les tourments dela nuit. Elle était pâle et très calme. Lorsque Lazare parut à sontour, il expliqua simplement son air de lassitude, en disant à sonpère qu’il avait travaillé tard. La journée s’écoula dans lesoccupations accoutumées. Ni l’un ni l’autre ne fit une allusion àce qui s’était passé entre eux, même quand ils se retrouvèrentensemble, loin des yeux et des oreilles. Ils ne se fuyaient pas,ils semblaient certains de leur courage. Mais, le soir, comme ilsse souhaitaient une bonne nuit dans le corridor, devant leursportes, ils tombèrent follement aux bras l’un de l’autre, ils sedonnèrent un baiser à pleine bouche. Et Pauline s’enferma,épouvantée, tandis que Lazare s’enfuyait aussi et allait se jetersur son lit en pleurant.

Alors, ce fut leur existence. Lentement, les jours se suivaient,et ils restaient côte à côte, dans l’attente anxieuse d’une fautepossible. Sans jamais ouvrir la bouche de ces choses, sans qu’ilseussent jamais reparlé de la nuit terrible, ils y pensaientcontinuellement, ils craignaient de s’abattre ensemble, n’importeoù, comme frappés de la foudre. Serait-ce le matin, à leur lever,ou le soir, quand ils échangeaient une dernière parole ?serait-ce chez lui ou chez elle, dans un coin écarté de lamaison ? cela demeurait obscur. Et leur raison se gardaitentière, chaque abandon brusque, chaque folie d’un instant, lesétreintes désespérées derrière une porte, les baisers cuisantsvolés dans l’ombre, les soulevaient ensuite d’une colèredouloureuse. Le sol tremblait sous leurs pieds, ils secramponnaient aux résolutions des heures calmes, pour ne pass’abîmer dans ce vertige. Mais ni l’un ni l’autre n’avait la forcede l’unique salut, d’une séparation immédiate. Elle, sous unprétexte de vaillance, s’obstinait en face du danger. Lui, pristout entier, cédant au premier emportement d’une aventure nouvelle,ne répondait même plus aux lettres pressantes que sa femme luiécrivait. Depuis six semaines, il était à Bonneville, et il leursemblait que cette existence de secousses cruelles et délicieusesdevait maintenant durer toujours.

Un dimanche, au dîner, Chanteau s’égaya, après s’être permis unverre de bourgogne, débauche qu’il payait durement chaque fois. Cejour-là, Pauline et Lazare avaient passé des heures charmantes, lelong de la mer, par un grand ciel bleu ; et ils échangeaientdes regards attendris, où vacillait le trouble de cette peurd’eux-mêmes, qui rendait à présent leur camaraderie sipassionnée.

Tous les trois riaient, lorsque Véronique, au moment d’apporterle dessert, parut à la porte de la cuisine, en criant :

– Voici Madame !

– Quelle madame ? demanda Pauline stupéfaite.

– Madame Louise donc !

Il y eut des exclamations étouffées. Chanteau, effaré, regardaitPauline et Lazare qui pâlissaient. Mais ce dernier se levaviolemment, la voix bégayante de colère.

– Comment ! Louise ? mais elle ne m’a pasécrit ! Je lui aurais défendu de venir… Est-ce qu’elle estfolle ?

Le crépuscule tombait, très clair et très doux. Après avoir jetésa serviette, Lazare était sorti, et Pauline le suivait,s’efforçant de retrouver sa sérénité souriante. C’était Louise, eneffet, qui descendait péniblement de la berline du pèreMalivoire.

– Es-tu folle ? cria son mari du milieu de la cour. Onne fait pas de ces folies-là sans écrire !

Alors, elle éclata en larmes. Là-bas, elle était très malade, etelle s’ennuyait tant ! Comme ses deux dernières lettresrestaient sans réponse, l’envie irrésistible de partir l’avaitprise, une envie où se mêlait le grand désir de revoir Bonneville.Si elle ne l’avait pas prévenu, c’était de peur qu’il ne l’empêchâtde se contenter.

– Moi qui me faisais une si bonne fête de vous surprendretous !

– C’est ridicule ! tu repartiras demain !

Louise, suffoquée par cet accueil, tomba dans les bras dePauline. Celle-ci, en la voyant maladroite de ses mouvements, lataille épaissie sous la robe, avait pâli encore. Maintenant, ellesentait contre elle ce ventre de femme grosse, elle en avaithorreur et pitié. Enfin, elle parvint à vaincre la révolte de sajalousie, elle fit taire Lazare.

– Pourquoi lui parles-tu si durement ? Embrasse-la… Machère, tu as eu raison de venir, si tu penses que tu seras mieux àBonneville. Tu sais que nous t’aimons tous, n’est-ce pas ?

Loulou hurlait, furieux de ces voix qui troublaient la paixordinaire de la cour. Minouche, après avoir allongé son nez sur leperron, s’était retirée, en secouant les pattes, comme si elleavait failli se compromettre dans une aventure désagréable. Tout lemonde rentra, il fallut que Véronique mît un couvert et recommençâtà servir le dîner.

– Comment ! c’est toi, Louisette ! répétaitChanteau, avec des rires inquiets. Tu as voulu surprendre tonmonde ?… Moi, j’ai failli en avaler mon vin de travers.

Pourtant, la soirée s’acheva bien. Tous avaient repris leursang-froid.

On évita de rien régler pour les jours suivants. Au moment demonter, l’embarras revint, lorsque la bonne demanda si Monsieurcoucherait dans la chambre de Madame.

– Oh ! non, Louise se reposera mieux, murmura Lazarequi avait rencontré instinctivement un regard de Pauline.

– C’est cela, couche là-haut, dit la jeune femme. Je suishorriblement lasse, j’aurai tout le lit pour moi.

Trois jours se passèrent. Pauline prit enfin une résolution.Elle quitterait la maison le lundi. Déjà, le ménage parlait derester jusqu’au moment des couches, que l’on n’attendait pas avantun grand mois ; mais elle devinait bien que son cousin avaitassez de Paris et qu’il finirait par manger ses rentes àBonneville, en homme aigri de ses avortements perpétuels. Le mieuxétait de leur céder tout de suite la place, car elle n’arrivait pasà se vaincre, elle trouvait moins encore qu’autrefois le courage devivre avec eux, dans leur intimité de mari et de femme. N’était-cepoint aussi le moyen d’échapper aux périls de la passionrenaissante dont Lazare et elle venaient de tant souffrir ?Louise seule s’étonna, lorsqu’elle connut la décision de sacousine. On mettait en avant des raisons sans réplique, le docteurCazenove racontait que la dame de Saint-Lô faisait à Pauline desoffres exceptionnelles ; et celle-ci ne pouvait refuserdavantage, ses parents devaient la forcer à accepter une positionqui allait assurer son avenir. Chanteau, les larmes aux yeux,consentait lui-même.

Il y eut, le samedi, un dernier dîner avec le curé et ledocteur. Louise, très souffrante, put à peine se traîner à latable. Cela acheva d’assombrir le repas, malgré les efforts dePauline, qui souriait à chacun, avec le remords de laisser tristecette maison où elle avait mis, depuis des années, tant de gaietésonore. Son cœur débordait de chagrin. Véronique servait d’un airtragique. Au rôti, Chanteau refusa un doigt de bourgogne, rendutout d’un coup d’une prudence exagérée, tremblant à la pensée qu’iln’aurait bientôt plus la garde-malade, qui, de la voix seule,endormait les douleurs. Lazare, fiévreux, se querella tout le tempsavec le médecin, sur une nouvelle découverte scientifique.

À onze heures, la maison était retombée dans son grand silence.Louise et Chanteau dormaient déjà, pendant que la bonne rangeait sacuisine. Alors, en haut, devant son ancienne chambre de garçon,qu’il habitait toujours, Lazare arrêta un instant Pauline, commechaque soir.

– Adieu, murmura-t-il.

– Mais non, pas adieu, dit-elle en s’efforçant de rire. Aurevoir, puisque je ne pars que lundi.

Ils se regardaient, leurs yeux se troublèrent, et ils tombèrentaux bras l’un de l’autre, leurs lèvres s’unirent violemment dans undernier baiser.

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