La Joie de vivre

Chapitre 6

 

Lorsque madame Chanteau rentra le soir, quelques minutes avantle dîner, il ne fut plus question de Louise. Elle appela simplementVéronique, pour que celle-ci lui ôtât ses bottines. Le pied gauchela faisait souffrir.

– Pardi ! ce n’est pas étonnant, murmura la bonne, ilest enflé.

En effet, les coutures du cuir étaient marquées en rouge dans lachair molle et blanche. Lazare, qui descendait, regarda.

– Tu auras trop marché, dit-il.

Mais elle avait à peine traversé Arromanches. Du reste, cejour-là, elle suffoquait, prise d’étouffements qui augmentaientdepuis quelques mois. Alors, elle accusa les bottines.

– Ces cordonniers ne peuvent pas se décider à faire descoups-de-pied assez hauts… Dès que je suis bridée, moi, c’est unsupplice.

Et, comme elle ne souffrait plus dans ses pantoufles, on nes’inquiéta pas davantage. Le lendemain, l’enflure avait gagné lacheville. Mais, la nuit suivante, elle disparut complètement.

Une semaine se passa. Dès le premier dîner qui avait remisPauline en présence de la mère et du fils, le soir de lacatastrophe, chacun s’était efforcé de reprendre son air de tousles jours. Aucune allusion n’était faite, il semblait qu’il n’y eûtrien de nouveau entre eux. La vie de famille continuait machinale,déroulant les mêmes habitudes affectueuses, le bonjour et lebonsoir accoutumés, les baisers distraits, donnés à heure fixe. Cefut pourtant un soulagement, lorsqu’on put rouler Chanteau jusqu’àla table. Cette fois, ses genoux restaient ankylosés, il lui étaitimpossible de se mettre debout. Mais il n’en jouissait pas moins ducalme relatif où la douleur le laissait, et cela au point de neplus être touché de la joie ni de la tristesse des siens, toutentier à l’égoïsme de son bien-être. Quand madame Chanteau s’étaitrisquée à l’entretenir du départ précipité de Louise, il l’avaitsuppliée de ne pas lui parler de ces choses tristes. Pauline,depuis qu’elle n’était plus clouée dans la chambre de son oncle,tâchait de s’occuper, sans parvenir à cacher son tourment. Lessoirées surtout devenaient pénibles, le malaise perçait sousl’affectation de la paix habituelle. C’était bien l’existenced’autrefois, avec les petits faits quotidiens répétés ; mais,à certains gestes nerveux, même à un silence, tous sentaient ledéchirement intérieur, la blessure dont ils ne parlaient pas et quiallait en s’agrandissant.

Lazare, d’abord, s’était méprisé. La supériorité morale dePauline, si droite, si juste, l’emplissait de honte et de colère.Pourquoi n’avait-il pas le courage de se confesser franchement àelle et de lui demander pardon ? Il lui aurait raconté cetteaventure, la surprise de sa chair, l’odeur de femme coquette dontil venait de se griser ; et elle était d’esprit trop largepour ne pas comprendre. Mais un insurmontable embarras l’empêchait,il craignait de se diminuer encore aux yeux de la jeune fille, dansune explication où il bégaierait peut-être comme un enfant. Puis,il y avait au fond de son hésitation la peur d’un nouveau mensonge,car Louise le hantait toujours, il la revoyait, la nuit surtoutavec le regret brûlant de ne l’avoir pas possédée, lorsqu’il latenait défaillante sous ses lèvres. Malgré lui, ses longuespromenades le ramenaient sans cesse du côté d’Arromanches. Un soir,il poussa jusqu’à la petite maison de la tante Léonie, il rôdaautour du mur, et se sauva brusquement, au bruit d’un volet,bouleversé de la mauvaise action qu’il avait failli commettre.C’était cette conscience de son indignité qui redoublait sagêne : il se jugeait, sans pouvoir tuer son désir ; àchaque heure, le débat recommençait, jamais il n’avait tantsouffert de son irrésolution. Il ne lui restait assez d’honnêtetéet de force que pour éviter Pauline, afin de s’épargner la bassessedernière des faux serments. Peut-être l’aimait-il encore, maisl’image provocante de l’autre était continuellement là, effaçant lepassé, bouchant l’avenir.

Pauline, de son côté, attendait qu’il s’excusât. Dans sapremière révolte, elle s’était juré d’être sans pardon. Ensuite,elle avait souffert secrètement de n’avoir pas à pardonner.Pourquoi se taisait-il, l’air fiévreux, toujours dehors, comme s’ilavait craint de rester seul avec elle ? Elle était prête àl’entendre, à oublier tout, s’il montrait seulement un peu derepentir. L’explication espérée ne venant pas, sa tête travaillait,elle passait d’une hypothèse à une autre, tandis qu’une fierté latenait silencieuse ; et, à mesure que les jours péniblescoulaient avec lenteur, elle arrivait à se vaincre, au point deretrouver son attitude de fille active ; mais ce beau calmecourageux cachait une torture de toutes les minutes, ellesanglotait dans sa chambre, le soir, étouffant ses cris au fond deson oreiller. Personne ne parlait du mariage, bien que tout lemonde y songeât, visiblement. L’automne approchait, qu’allait-onfaire ? Chacun évitait de se prononcer, on paraissait renvoyerla décision à plus tard, lorsqu’on oserait en causer denouveau.

Ce fut l’époque de sa vie où madame Chanteau acheva de perdre satranquillité. De tout temps, elle s’était dévorée elle-même ;mais le sourd travail qui émiettait en elle les bons sentimentssemblait arrivé à la période extrême de destruction ; etjamais elle n’avait paru si déséquilibrée, ravagée d’une tellefièvre nerveuse. La nécessité où elle était de se contraindre,exaspérait son mal davantage. Elle souffrait de l’argent, c’étaitcomme une rage de l’argent, grandie peu à peu, emportant la raisonet le cœur. Toujours elle retombait sur Pauline, elle l’accusaitmaintenant du départ de Louise, ainsi que d’un vol qui auraitdépouillé son fils. Il y avait là une plaie saignante qui refusaitde se fermer ; les moindres faits grossissaient, ellen’oubliait pas un geste, elle entendait encore le cri :« Va-t’en ! » et elle s’imaginait qu’on la chassaitaussi, qu’on jetait à la rue la joie et la fortune de la famille.La nuit, lorsqu’elle s’agitait dans un demi-sommeil plein demalaise, elle en venait à regretter que la mort ne les eût pasdébarrassés de cette Pauline maudite. Des plans se heurtaient enelle, des calculs compliqués, sans qu’elle trouvât le moyenraisonnable de supprimer la jeune fille. En même temps, une sortede réaction redoublait sa tendresse pour son fils : ellel’adorait comme elle ne l’avait peut-être pas adoré au berceau,lorsqu’il était tout à elle, dans ses bras. Du matin au soir, ellele suivait de ses yeux inquiets. Puis, dès qu’ils étaient seuls,elle l’embrassait, elle le suppliait de ne point se faire de lapeine. N’est-ce pas ? il ne lui cachait rien, il ne s’amusaitpas à pleurer, quand il n’y avait personne ? Et elle luijurait que tout s’arrangerait, qu’elle étranglerait plutôt lesautres, pour que lui fût heureux. Après quinze jours de cescontinuels combats, son visage avait pris une pâleur de cire, sansqu’elle eût maigri pourtant. Deux fois, l’enflure des pieds étaitrevenue, puis s’en était allée.

Un matin, elle sonna Véronique et lui montra ses jambes, quiavaient enflé jusqu’aux cuisses, pendant la nuit.

– Vois donc ce qui me pousse ! Est-ce ennuyeux !Moi qui voulais sortir !… Me voilà forcée de garder le lit. Nedis rien, pour ne pas inquiéter Lazare.

Elle-même ne semblait point effrayée. Elle parlait simplementd’un peu de fatigue, et toute la maison crut à une courbature.Comme Lazare était allé battre la côte, et que Pauline évitait demonter en sentant sa présence désagréable, la malade cassa lesoreilles de la bonne de ses accusations furieuses contre la jeunefille. Elle ne pouvait plus se contenir. L’immobilité où elle étaitcondamnée, les palpitations qui l’étouffaient au moindre mouvement,semblaient la jeter à une exaspération croissante.

– Hein ! que fait-elle en bas ? encore quelquemalheur… Tu verras qu’elle ne me montera seulement pas un verred’eau.

– Mais, madame, répondait Véronique, puisque c’est vous quila rebutez !

– Laisse donc ! tu ne la connais pas. Il n’y a pas depire hypocrite. Devant les gens, elle fait son bon cœur ;puis, derrière, elle vous mange… Va, ma fille, toi seule as vuclair, le jour où je l’ai amenée. Si elle n’était jamais entréeici, nous ne serions point où nous en sommes… Et elle nousfinira : Monsieur souffre comme un damné, depuis qu’elles’occupe de lui ; moi, j’ai le sang tourné, tellement elle mebouscule ; quant à mon fils, il est en train de perdre latête…

– Oh ! madame, si l’on peut dire ! elle qui estsi gentille pour vous tous !

Jusqu’au soir, madame Chanteau se soulagea. Tout y passait, etle renvoi brutal de Louise, et l’argent surtout. Aussi, lorsqueVéronique put redescendre après le dîner, et qu’elle trouva Paulinedans la cuisine, s’occupant à ranger la vaisselle, lâcha-t-elle àson tour ce qu’elle avait sur le cœur.

Depuis longtemps, elle retenait ces confidences indignées ;mais cette fois les mots sortaient d’eux-mêmes.

– Ah ! mademoiselle, vous êtes bien bonne de prendregarde à leurs assiettes. C’est moi, à votre place, qui casseraistout !

– Pourquoi ça ? demanda la jeune fille étonnée.

– Parce que vous n’en ferez jamais autant qu’on en dit.

Et elle partit de là, et elle remonta aux premiers jours.

– N’est-ce pas une chose à mettre en colère le bon Dieului-même ? elle vous a sucé votre argent sou à sou, et celad’une façon aussi vilaine que possible. Ma parole ! on auraitdit que c’était elle qui vous nourrissait… Quand il était dans sonsecrétaire, votre argent, elle faisait devant toutes sortes desalamalecs, comme si elle avait eu à garder le pucelage d’unefille ; ce qui n’empêchait pas ses mains crochues d’y creuserde jolis trous… Ah ! bon sang ! elle en a joué, unecomédie, pour vous flanquer sur les bras l’affaire de l’usine, puispour faire bouillir la marmite avec le reste du magot. Voulez-voussavoir ? eh bien ! sans vous, ils auraient tous crevé defaim… Aussi a-t-elle eu une belle peur, quand les autres de Parisont failli se fâcher, à propos des comptes ! Dame ! vouspouviez l’envoyer droit en cour d’assises… Et ça ne l’a pascorrigée, elle vous mange encore aujourd’hui, elle vous grugerajusqu’au dernier liard… Vous croyez peut-être que je mens ?Tenez ! je lève la main. J’ai vu de mes yeux et entendu de mesoreilles, et je ne vous dis pas le plus sale, par respect,mademoiselle, comme lorsque vous étiez malade et qu’elle rageaitseulement de ne pas pouvoir fouiller dans votre commode.

Pauline écoutait, sans trouver un mot pour l’interrompre.Souvent, cette idée que sa famille vivait sur elle, la dépouillaitavec aigreur, avait gâté ses journées les plus heureuses. Mais elles’était toujours refusée à réfléchir sur ces choses, elle préféraitvivre dans l’aveuglement, en s’accusant elle-même d’avarice. Et,cette fois, il lui fallait bien tout savoir, la brutalité de cesconfidences semblait encore aggraver les faits. À chaque phrase, samémoire s’éveillait, elle reconstruisait des histoires anciennesdont le sens exact lui avait échappé, elle suivait, jour par jour,le travail de madame Chanteau autour de sa fortune. Lentement, elles’était laissée tomber sur une chaise, comme accablée tout à coupd’une grande fatigue. Un pli douloureux coupait ses lèvres.

– Tu exagères, murmura-t-elle.

– Comment ! j’exagère ! continua violemmentVéronique. Ce n’est pas tant la question des sous qui me met horsde moi. Voyez-vous, ce que je ne lui pardonnerai jamais, c’est devous avoir repris monsieur Lazare, après vous l’avoir donné… Oui,parfaitement ! vous n’étiez plus assez riche, il lui fallaitune héritière. Hein ? Qu’en dites-vous ? on vous pille,puis on vous méprise, parce que vous n’avez plus rien… Non, je neme tairai pas, mademoiselle ! On ne coupe pas aux gens le cœuren quatre, quand on leur a déjà vidé les poches. Puisque vousaimiez votre cousin et qu’il devait tout vous rembourser engentillesse, c’est une franche abomination que de vous avoir encorevolée de ce côté-là… Et elle a tout fait, je l’ai vue. Oui, oui,chaque soir, elle aguichait la petite, elle l’allumait pour lejeune homme, avec un tas d’affaires malpropres. Aussi vrai quecette lampe nous éclaire, c’est elle qui les a jetés l’un surl’autre. Enfin, quoi ! elle aurait tenu la chandelle, histoirede rendre le mariage inévitable. Ce n’est pas sa faute, s’ils nesont pas allés jusqu’au bout… Défendez-la donc, maintenant qu’ellevous a pilé sous ses pieds, et qu’elle est en cause que vouspleurez la nuit comme une Madeleine ; car je vous entends biende ma chambre, j’en tomberai malade, de tous ces chagrins et detoutes ces injustices !

– Tais-toi, je t’en supplie, bégaya Pauline à bout decourage, tu me fais trop de peine.

De grosses larmes roulaient sur ses joues. Elle sentait quecette fille ne mentait pas, ses affections déchirées saignaient enelle. Chaque scène évoquée prenait une réalité vive : Lazareétreignait Louise défaillante, tandis que madame Chanteau veillaità la porte. Mon Dieu ! qu’avait-elle fait, pour que chacun latrompât, lorsqu’elle était fidèle à tous ?

– Je t’en supplie, tais-toi, ça m’étouffe.

Alors, Véronique, en la voyant si émue, se contenta d’ajoutersourdement :

– C’est pour vous, ce n’est pas pour elle, si je n’en dispas davantage… Eh ! aussi elle est là, depuis la matinée, àvomir sur votre compte un tas d’horreurs ! La patiencem’échappe à la fin, mon sang bout, quand je l’entends tourner enmal le bien que vous lui avez fait… Parole d’honneur ! elleprétend que vous les avez ruinés et que vous lui tuez son fils.Allez écouter à la porte, si vous ne me croyez pas.

Puis, comme Pauline éclatait en sanglots, Véronique éperdue luisaisit la tête entre ses mains, et lui baisa les cheveux, enrépétant :

– Non, non, mademoiselle, je ne dis plus rien… Il fautpourtant que vous sachiez. Ça devient trop bête, d’être dévoréeainsi… Je ne dis plus rien, calmez-vous.

Il y eut un silence. La bonne éteignait la braise qui restaitdans le fourneau. Mais elle ne put s’empêcher de murmurerencore :

– Je sais pourquoi elle enfle : sa méchanceté lui esttombée dans les genoux.

Pauline, qui regardait fixement un des carreaux de la cuisine,la pensée confuse et lourde de chagrin, leva les yeux. PourquoiVéronique disait-elle cela, est-ce que l’enflure avaitreparu ? Celle-ci, embarrassée, dut manquer à sa promesse desilence. Elle se permettait bien de juger Madame, mais elle luiobéissait. Enfin, les deux jambes étaient prises depuis la nuit, etil ne fallait pas le répéter devant monsieur Lazare. Pendant que labonne donnait ces détails, le visage de Pauline changeait, uneinquiétude en chassait le morne abattement. Malgré tout ce qu’ellevenait d’apprendre, elle s’effrayait d’un symptôme qu’elle savaittrès grave.

– Mais on ne peut la laisser ainsi, dit-elle en se levant.Elle est en danger.

– Ah ! oui, en danger ! s’écria brutalementVéronique. Elle n’en a pas la figure, et elle n’y pense guère entout cas, bien trop occupée à cracher sur les autres et à se carrercomme un pacha dans son lit… D’ailleurs, elle dort à présent, ilfaut attendre demain. C’est justement le jour où le docteur vient àBonneville.

Le lendemain, il fut impossible de cacher davantage à Lazarel’état de sa mère. Toute la nuit, Pauline avait écouté, éveilléed’heure en heure, croyant sans cesse entendre des plaintes autravers du plancher. Puis, au jour, elle s’était endormie d’un siprofond sommeil, que neuf heures sonnaient, lorsqu’un bruit deporte l’avait fait se lever en sursaut. Comme elle descendait auxnouvelles, après s’être vêtue à la hâte, elle rencontra justement,sur le palier du premier étage, Lazare qui sortait de chez lamalade. L’enflure gagnait le ventre, Véronique s’était décidée àprévenir le jeune homme.

– Eh bien ? demanda Pauline.

Lazare, le visage décomposé, ne répondit pas d’abord. D’un gestequi lui était familier, il se prenait le menton entre ses doigtsconvulsifs. Et, quand il parla, sa première parole fut cette phraseà peine bégayée :

– Elle est perdue.

Il montait chez lui d’un air d’égarement. Pauline le suivit.Lorsqu’ils furent dans la grande chambre du second, où elle n’étaitpas rentrée depuis qu’elle l’y avait surpris avec Louise, elleferma la porte, elle tâcha de le rassurer.

– Voyons, tu ignores même ce qu’elle a. Attends le docteurau moins… Elle est très forte, il y a toujours de l’espoir.

Mais lui, s’entêtait, frappé au cœur d’une convictionsubite.

– Elle est perdue, elle est perdue.

C’était un coup imprévu qui l’assommait. À son lever, il avaitcomme d’habitude regardé la mer, en bâillant d’ennui et en seplaignant du vide imbécile de l’existence. Puis, quand sa mères’était découverte jusqu’aux genoux, la vue de ces pauvres jambesgonflées par l’œdème, énormes et pâles, pareilles à des troncs déjàmorts, l’avait empli d’un attendrissement épouvanté. Eh quoi !d’une minute à l’autre, le malheur entrait ainsi ! Maintenantencore, assis sur un coin de sa grande table, le corps tremblant,il n’osait nommer tout haut la maladie qu’il venait de reconnaître.Toujours l’effroi d’une maladie de cœur l’avait hanté pour lessiens et pour lui, sans que ses deux années de médecine lui eussentdémontré l’égalité des maux devant la mort. Être frappé au cœur, àla source même de la vie, restait à ses yeux la mort affreuse,impitoyable. Et c’était de cette mort que sa mère allait mourir etque lui-même mourrait certainement ensuite !

– Pourquoi te désoler ainsi ? continuait Pauline, il ya des hydropiques qui vivent très longtemps. Tu te rappelles madameSimonnot ? elle a fini par s’en aller d’une fluxion depoitrine.

Mais il hochait la tête, il n’était pas un enfant pour qu’on letrompât de la sorte. Ses pieds pendants battaient dans le vide, letremblement de son corps ne cessait point, tandis qu’il fixaitobstinément les yeux sur la fenêtre. Alors, pour la première foisdepuis la rupture, elle le baisa au front, comme jadis. Ils seretrouvaient côte à côte dans cette chambre où ils avaient grandi,toute leur rancune sombrait au fond du grand chagrin dont ilsétaient menacés. Elle essuya ses yeux. Lui, ne pouvant pleurer,répétait machinalement :

– Elle est perdue, elle est perdue.

Vers onze heures, lorsque le docteur Cazenove entra, ainsi qu’ille faisait d’ordinaire chaque semaine, en remontant de Bonneville,il parut très étonné de trouver madame Chanteau au lit.Qu’avait-elle donc, cette chère dame ? et il plaisantaitmême : toute la maison était trop douillette, on allaitdécidément la transformer en ambulance. Mais, quand il eut examiné,palpé, ausculté la malade, il devint plus grave ; même il eutbesoin de sa grande habitude, pour ne pas laisser percer un peud’effarement.

Du reste, madame Chanteau n’avait nullement conscience de lagravité de son état.

– J’espère que vous allez me tirer de là, docteur, dit-elled’une voix gaie. Voyez-vous, je n’ai qu’une peur, c’est que cetteenflure ne m’étouffe, si elle monte toujours.

– Soyez tranquille, ça ne monte pas comme ça, répondit-ilen riant aussi. Puis, nous saurons bien l’arrêter.

Lazare, qui était rentré après l’examen, l’écoutait enfrémissant, brûlant de le tenir à l’écart et de le questionner,pour savoir enfin.

– Là, chère madame, continuait le docteur, ne voustourmentez pas, je reviendrai demain causer avec vous… Au revoir,je vais écrire mon ordonnance en bas.

Pauline, en bas, les empêcha d’entrer dans la salle à manger,car on parlait toujours à Chanteau d’une simple courbature. Elleavait déjà préparé de l’encre et du papier, sur la table de lacuisine. Devant leur impatience anxieuse, le docteur Cazenoveconfessa que c’était grave ; mais il employait des phraseslongues et embrouillées, évitant de conclure.

– Enfin, elle est perdue, cria Lazare, dans une sorted’irritation. C’est le cœur, n’est-ce pas ?

Pauline eut un regard suppliant que le médecin comprit.

– Oh ! le cœur, dit-il, j’en doute… Du reste, si ellene peut s’en relever, elle ira peut-être loin encore, avec desménagements.

Le jeune homme avait eu son haussement d’épaules, son gestecolère d’enfant qui n’est point dupe des contes dont on l’amuse. Ilcontinuait :

– Et vous ne m’avertissez pas, docteur, vous qui l’avezsoignée dernièrement !… Ces abominations-là ne viennent jamaistout d’un coup. Vous n’aviez donc rien vu ?

– Si, si, murmura Cazenove, je m’étais bien aperçu dequelques petites choses.

Puis, comme Lazare était pris d’un rire méprisant :

– Écoutez, mon brave, je me crois moins bête qu’un autre,et ce n’est pourtant pas la première fois qu’il m’arrive de n’avoirrien prévu et de rester stupide devant la maladie… Vous êtesagaçant, de vouloir qu’on sache tout, lorsqu’il est déjà bien jolid’épeler les premières lignes, dans cette machine compliquée de lacarcasse humaine.

Il se fâchait, il écrivait son ordonnance d’une plume irritée,qui trouait le papier mince. Le chirurgien de marine reparaissait,dans les mouvements brusques de son grand corps. Mais, quand il sefut remis debout, son vieux visage tanné par les vents du larges’adoucit, en voyant devant lui Lazare et Pauline, la tête basse,désespérés.

– Mes pauvres enfants, reprit-il, nous ferons le possiblepour la tirer d’affaire… Vous savez que je ne veux pas jouer augrand homme avec vous. Eh bien, franchement, je ne peux rien dire.Il me semble pourtant qu’il n’y a aucun danger immédiat.

Et il partit, après s’être assuré que Lazare avait de lateinture de digitale. L’ordonnance portait simplement des frictionsde cette teinture sur les jambes, et quelques gouttes dans un verred’eau sucrée. Cela suffisait pour le moment, il apporterait lelendemain des pilules. Peut-être se déciderait-il à pratiquer unesaignée. Pauline, cependant, l’avait accompagné jusqu’à soncabriolet, afin de lui demander la vérité vraie ; mais lavérité vraie était réellement qu’il n’osait se prononcer. Quandelle rentra dans la cuisine, elle trouva Lazare qui relisaitl’ordonnance. Le seul mot de digitale l’avait fait blêmir denouveau.

– Ne vous tourmentez donc pas si fort ! dit Véroniquequi s’était mise à pelurer des pommes de terre, afin de rester etd’entendre. Les médecins, c’est tous des massacres. Pour quecelui-là ne sache quoi dire, ça doit être qu’il n’y a pasgrand-chose.

Une discussion les retint autour du plat, où la cuisinièrecoupait ses pommes de terre. Pauline, elle aussi, se montraitrassurée. Le matin, elle était entrée embrasser sa tante, et ellelui avait trouvé une bonne figure : on ne pouvait mourir avecdes joues pareilles. Mais Lazare retournait l’ordonnance entre sesdoigts fébriles. Le mot digitale flamboyait : sa mèreétait perdue.

– Je remonte, finit-il par dire.

À la porte, il hésita, il demanda à sa cousine :

– Viendras-tu un instant ?

Elle aussi eut une légère hésitation.

– J’ai peur de la contrarier, murmura-t-elle.

Un silence embarrassé régna, et il monta seul, sans ajouter unmot.

Au déjeuner, pour ne pas inquiéter son père, Lazare reparut,très pâle. De temps à autre, un coup de sonnette appelaitVéronique, qui se promenait avec des assiettées de potage,auxquelles la malade touchait à peine ; et, quand elleredescendait, elle racontait à Pauline que le pauvre jeune hommeperdait la tête, en haut. C’était une pitié, de le voir grelotterla fièvre devant sa mère, les mains malhabiles, la figurebouleversée, comme s’il avait craint, à chaque minute, de la sentirpasser entre ses bras. Vers trois heures, la bonne venait encore demonter, lorsqu’elle appela la jeune fille, en se penchant sur larampe. Puis, quand celle-ci fut sur le palier du premierétage :

– Vous devriez entrer, mademoiselle, pour lui donner uncoup de main. Tant pis si ça la fâche ! Elle veut qu’il laretourne, et si vous le voyiez frémir, sans oser la toucherseulement !… Avec ça, elle me défend d’approcher.

Pauline entra. Carrément assise contre trois oreillers, madameChanteau aurait paru garder le lit par simple paresse, sans lesouffle court et pénible qui soulevait ses épaules. Devant elle,Lazare balbutiait :

– Alors, tu veux que je te mette sur le côtédroit ?

– Oui, pousse-moi un peu… Ah ! mon pauvre enfant, quetu as de peine à comprendre !

Déjà la jeune fille l’avait saisie doucement et laretournait.

– Laisse-moi faire, j’ai l’habitude avec mon oncle… Es-tubien ?

Madame Chanteau, irritée, gronda qu’on la bousculait. Elle nepouvait faire un mouvement, sans étouffer aussitôt ; et elledemeura une minute haletante, le visage terreux. Lazare s’étaitreculé derrière les rideaux du lit, afin de cacher son désespoir.Pourtant, il resta encore, pendant que Pauline frictionnait lesjambes de la malade, avec la teinture de digitale. Il détournait latête, mais un besoin de voir ramenait ses regards sur ces jambesmonstrueuses, ces paquets inertes de chair blafarde, dont la vueachevait de l’étrangler d’angoisse. Quand sa cousine l’aperçut sidéfait, elle crut prudent de le renvoyer. Elle s’approcha, et commemadame Chanteau s’endormait, très lasse d’avoir été simplementchangée de place, elle dit tout bas :

– Tu ferais mieux de t’en aller.

Il lutta un instant, des larmes l’aveuglaient. Mais il dutcéder, il descendit, honteux, bégayant :

– Mon Dieu ! je ne peux pas ! je ne peuxpas !

Lorsque la malade se réveilla, elle ne remarqua point d’abordl’absence de son fils. Une stupeur semblait la prendre, elle serepliait en elle-même, dans le besoin égoïste de se sentir vivre.Seule, la présence de Pauline l’inquiétait, bien que celle-ci sedissimulât, assise à l’écart, sans parler, sans bouger. Sa tanteayant allongé la tête, elle crut pourtant devoir la renseigner d’unmot.

– C’est moi, ne te tourmente pas… Lazare est allé jusqu’àVerchemont, où il a le menuisier à voir.

– Bon, bon, murmura madame Chanteau.

– Tu n’es pas assez souffrante, n’est-ce pas ? pourque ça l’empêche de faire ses affaires.

– Bien sûr.

Dès ce moment, elle ne parla plus que rarement de son fils,malgré l’adoration qu’elle lui témoignait la veille encore. Ils’effaçait de son reste de vie, après avoir été la cause et le butde son existence entière. La décomposition cérébrale qui commençaità se faire en elle, ne lui laissait que le souci physique de sasanté. Elle accepta les soins de sa nièce, sans paraître se rendrecompte de la substitution, simplement préoccupée de la suivre desyeux, comme distraite par la méfiance croissante qu’elle éprouvait,à la voir toujours aller et venir devant son lit.

Et, pendant ce temps, Lazare était descendu dans la cuisine,éperdu, les jambes cassées. La maison entière lui faisaitpeur : il ne pouvait demeurer dans sa chambre dont le videl’écrasait, il n’osait traverser la salle à manger, où la vue deson père, lisant paisiblement un journal, le suffoquait desanglots. Aussi revenait-il sans cesse à la cuisine, le seul coinchaud et vivant, rassuré d’y trouver Véronique, qui se battait avecses casseroles, comme aux bons jours de tranquillité. Quand elle levit se rasseoir près du fourneau, sur la chaise de paille qu’iladoptait, elle lui dit franchement ce qu’elle pensait de son peu decourage.

– En vérité, monsieur Lazare, vous n’êtes pas d’un grandsecours. C’est encore cette pauvre mademoiselle qui va tout avoirsur le dos… On croirait qu’il n’y a jamais eu de malade ici ;et ce qui est fort, c’est que vous avez très bien soigné votrecousine, quand elle a failli mourir de son mal de gorge…Hein ? vous ne pouvez dire le contraire, vous êtes restéquinze jours là-haut, à la retourner comme une enfant.

Lazare l’écoutait, plein de surprise. Il n’avait pas songé àcette contradiction, pourquoi ces façons de sentir différentes etillogiques ?

– C’est vrai, répétait-il, c’est vrai.

– Vous ne laissiez entrer personne, continuait la bonne, etMademoiselle était encore plus triste à regarder que Madame,tellement elle souffrait. Moi, je redescendais toute bousculée,sans avoir seulement l’envie d’avaler gros comme ça de pain… Puis,aujourd’hui, voilà le cœur qui vous tourne, dès que vous voyezvotre mère au lit ! Vous ne lui porteriez pas même des tassesde tisane… Votre mère est ce qu’elle est, mais elle est votremère.

Il n’entendait plus, il regardait fixement devant lui, dans levide. Enfin, il murmura :

– Que veux-tu ? je ne peux pas… C’est peut-être parceque c’est maman, mais je ne peux pas… Quand je la vois avec sesjambes, en me disant qu’elle est perdue, il y a quelque chose quise casse dans mon estomac, je crierais comme une bête, si je ne mesauvais de la chambre.

Tout son corps était repris d’un tremblement, il avait ramassépar terre un couteau tombé de la table, qu’il examinait sans levoir, les yeux noyés. Un silence régna. Véronique plongeait la têtedans son pot-au-feu, pour cacher l’émotion qui l’étranglait aussi.Elle finit par reprendre :

– Tenez ! monsieur Lazare, vous devriez descendre unpeu sur la plage. Vous me gênez, à être toujours là, dans mesjambes… Et emmenez donc Mathieu. Il est assommant, lui aussi nesait plus que faire de son corps, et j’ai toutes les peines dumonde à l’empêcher de monter chez Madame.

Le lendemain, le docteur Cazenove se montra encore hésitant. Unecatastrophe brusque était possible, ou peut-être la maladeallait-elle se remettre pour un temps plus ou moins long, sil’œdème diminuait. Il renonça à la saignée, se contenta deprescrire les pilules qu’il apportait, sans cesser l’emploi de lateinture de digitale. Son attitude chagrine, sourdement irritée,confessait qu’il croyait peu à ces remèdes, dans un de ces casorganiques, où le détraquement successif de tous les organes rendinutile la science du médecin. D’ailleurs, il affirmait que lamalade ne souffrait point. En effet, madame Chanteau ne seplaignait d’aucune douleur vive ; ses jambes étaient d’unelourdeur de plomb, elle suffoquait de plus en plus, dès qu’ellebougeait ; mais, étendue sur le dos, immobile, elle avaittoujours sa voix forte, ses yeux vifs, qui l’illusionnaientelle-même. Autour d’elle, personne, excepté son fils, ne serésignait à désespérer, en la voyant si brave. Quand le docteurremonta dans sa voiture, il leur dit de ne pas trop se plaindre,car c’était déjà une grâce, pour soi et pour les siens, que de nepas se voir mourir.

La première nuit venait d’être dure pour Pauline. À demiallongée dans un fauteuil, elle n’avait pu dormir, les oreillesbourdonnantes du souffle fort de la mourante. Dès quelles’assoupissait, il lui semblait que ce souffle ébranlait la maisonet que tout allait craquer. Puis, les yeux ouverts, elle étaitprise d’oppression, elle revivait les tourments qui avaient gâté savie, depuis quelques mois. Même à côté de ce lit de mort, la paixne se faisait pas en elle, il lui était impossible de pardonner.Dans le demi-cauchemar de la veillée lugubre, elle souffraitsurtout des confidences de Véronique. Ses violences de jadis, sesrancunes jalouses, s’éveillaient aux détails qu’elle remâchaitpéniblement. Ne plus être aimée, mon Dieu ! se voir trahie parceux qu’on aime ! se retrouver seule, pleine de mépris et derévolte ! Sa plaie rouverte saignait, jamais elle n’avaitsenti à ce point l’injure de Lazare. Puisqu’ils l’avaient tuée, lesautres pouvaient mourir. Et sans cesse le vol de son argent et deson cœur recommençait, dans l’obsession du souffle fort de satante, qui finissait par lui casser la poitrine.

Au jour, Pauline resta combattue. L’affection ne revenait pas,seul le devoir la tenait dans cette chambre. Cela achevait de larendre malheureuse : allait-elle donc devenir mauvaise, elleaussi ? La journée se passa dans ce trouble, elles’empressait, mécontente d’elle, rebutée par les méfiances de lamalade. Celle-ci accueillait ses prévenances d’un grognement, lapoursuivait d’un œil soupçonneux, regardant derrière elle cequ’elle faisait. Si elle lui demandait un mouchoir, elle leflairait avant de s’en servir, et quand elle la voyait apporter unebouteille d’eau chaude, elle voulait toucher la bouteille.

– Qu’a-t-elle donc ? disait tout bas la jeune fille àla bonne. Est-ce qu’elle me croit capable de lui faire dumal ?

Après le départ du docteur, comme Véronique présentait unecuillerée de potion à madame Chanteau, celle-ci n’apercevant pas sanièce, qui cherchait du linge dans l’armoire, murmura :

– C’est le médecin qui a préparé cette drogue ?

– Non, madame, c’est Mademoiselle.

Alors, elle goûta du bout des lèvres, puis elle eut unegrimace.

– Ça sent le cuivre… Je ne sais ce qu’elle me force àprendre, j’ai le goût du cuivre dans l’estomac depuis hier.

Et, d’un geste brusque, elle jeta la cuillerée derrière le lit.Véronique restait la bouche béante.

– Eh bien ! quoi donc ? en voilà uneidée !

– Je n’ai pas envie de m’en aller encore, dit madameChanteau en reposant la tête sur l’oreiller. Tiens ! écoute,les poumons sont solides. Et elle pourrait bien partir avant moi,car elle n’a pas la chair très saine.

Pauline avait entendu. Elle se tourna, frappée au cœur, etregarda Véronique. Au lieu de s’avancer, elle se reculaitdavantage, ayant honte pour sa tante de ce soupçon abominable. Unedétente se produisait en elle, il lui venait une grande pitié, enface de cette malheureuse ravagée de peur et de haine ; et,loin d’en éprouver une nouvelle rancune, elle se sentit débordéed’un attendrissement douloureux, lorsqu’en se baissant elle aperçutsous le lit les médicaments que la malade y jetait, par crainte dupoison. Jusqu’au soir, elle montra une douceur vaillante, elle neparut même pas s’apercevoir des regards inquiets qui étudiaient sesmains. Son ardent désir était de vaincre par ses bons soins lesterreurs de la moribonde, de ne pas lui laisser emporter dans laterre cette pensée affreuse. Elle défendit à Véronique d’effrayerLazare davantage, en lui contant l’histoire.

Une seule fois, depuis le matin, madame Chanteau avait demandéson fils ; et elle s’était contentée de la première réponsevenue, sans s’étonner de ne plus le voir. D’ailleurs, elle parlaitmoins encore de son mari, elle ne s’inquiétait pas de ce qu’ilpouvait faire, seul, dans la salle à manger. Tout disparaissaitpour elle, le froid de ses jambes semblait monter et lui glacer lecœur, de minute en minute. Et il fallait, à chaque repas, quePauline descendît, afin de mentir à son oncle. Ce soir-là, elletrompa Lazare lui-même, elle lui assura que l’enflurediminuait.

Mais, dans la nuit, le mal fit des progrès effrayants. Lelendemain, au grand jour, lorsque la jeune fille et la bonnerevirent la malade, elles furent saisies de l’expression égarée deses yeux. La face n’était pas changée, et elle n’avait toujours pasde fièvre ; seulement, l’intelligence paraissait se prendre,une idée fixe achevait la destruction de ce cerveau. C’était laphase dernière, l’être peu à peu mangé par une passion unique,tombé à la fureur.

La matinée, avant l’arrivée du docteur Cazenove, fut terrible.Madame Chanteau ne voulait même plus que sa nièce l’approchât.

– Laisse-toi soigner, je t’en prie, répétait Pauline. Jevais te lever un instant, puisque tu es si mal couchée.

Alors, la mourante se débattait, comme si on l’étouffait.

– Non, non, tu as tes ciseaux, tu me les enfonces exprèsdans la chair… Je les sens bien, je saigne de partout.

Navrée, la jeune fille devait se tenir à distance ; et ellechancelait de fatigue et de chagrin, elle succombait de bontéimpuissante. Pour faire agréer le moindre soin, il lui fallaitsupporter des rudesses, des accusations qui la mettaient en larmes.Parfois, vaincue, elle tombait sur une chaise, elle pleurait, nesachant plus comment ramener à elle cette ancienne affectiontournée à la rage. Puis, la résignation lui revenait, et elles’ingéniait encore, elle redoublait de douceur. Mais, ce jour-là,son insistance détermina une crise dont elle resta longtempstremblante.

– Ma tante, dit-elle en préparant la cuiller, voici l’heurede ta potion. Tu sais que le médecin t’a bien recommandé de laprendre exactement.

Madame Chanteau voulut voir la bouteille qu’elle finit parsentir.

– C’est la même qu’hier ?

– Oui, ma tante.

– Je n’en veux pas.

Pourtant, à force de supplications caressantes, sa nièce obtintqu’elle en avalerait encore une cuillerée. Le visage de la maladeexprimait une grande méfiance. Et, dès qu’elle eut la cuilleréedans la bouche, elle la cracha violemment par terre, secouée d’unaccès de toux, bégayant au milieu des hoquets :

– C’est du vitriol, ça me brûle.

Son exécration et sa terreur de Pauline, peu à peu grandiesdepuis le jour où elle lui avait pris une première pièce de vingtfrancs, éclataient enfin dans le suprême détraquement de son mal,en un flot de paroles folles ; tandis que la jeune fille,saisie, l’écoutait, sans trouver un mot de défense.

– Si tu crois que je ne le sens pas ! Tu mets ducuivre et du vitriol dans tout… C’est ça qui m’étouffe. Je n’airien, je me serais levée ce matin, si tu n’avais pas fait fondre duvert-de-gris dans mon bouillon, hier soir… Oui, tu as assez de moi,tu voudrais m’enterrer. Mais je suis solide, c’est moi quit’enterrerai.

Ses paroles s’embarrassaient de plus en plus, elle suffoquait,et ses lèvres devenaient si noires, qu’une catastrophe immédiatesemblait à craindre.

– Oh ! ma tante, ma tante, murmura Pauline terrifiée,si tu savais comme tu te fais du mal !

– Eh bien ! c’est ce que tu veux, n’est-ce pas ?Va, je te connais, ton plan est arrêté depuis longtemps, tu esentrée ici dans l’unique but de nous assassiner et de nousdépouiller. Ton idée est d’avoir la maison, et je te gêne…Ah ! gueuse, j’aurais dû t’écraser le premier jour… Je tehais ! je te hais !

Pauline, immobile, pleurait silencieusement. Un seul motrevenait sur ses lèvres, comme une protestation involontaire.

– Mon Dieu !… mon Dieu !

Mais madame Chanteau s’épuisait, et une terreur d’enfantsuccédait à la violence de ses attaques. Elle était retombée surses oreillers.

– Ne m’approche pas, ne me touche pas… Je crie au secours,si tu me touches… Non, non, je ne veux pas boire. C’est dupoison.

Et elle ramenait les couvertures de ses mains crispées, et ellese cachait derrière les oreillers, roulant la tête, fermant labouche. Lorsque sa nièce, éperdue, s’avança pour la calmer, ellepoussa des hurlements.

– Ma tante, sois raisonnable… Je ne te ferai rien boiremalgré toi.

– Si, tu as la bouteille… Oh ! j’ai peur !oh ! j’ai peur !

Elle agonisait, sa tête trop basse, renversée dans l’épouvante,se tachait de plaques violettes. La jeune fille, croyant qu’elleexpirait dans ses bras, sonna la bonne. Toutes deux eurent beaucoupde peine pour la soulever et la recoucher sur les oreillers.

Alors, les souffrances personnelles de Pauline, ses tourmentsd’amour furent définitivement emportés dans cette douleur commune.Elle ne songeait plus à sa plaie récente qui saignait encore laveille, elle n’avait plus ni violence ni jalousie, devant une sigrande misère. Tout se noyait au fond d’une pitié immense, elleaurait voulu pouvoir aimer davantage, se dévouer, se donner,supporter l’injustice et l’injure, pour mieux soulager les autres.C’était comme une bravoure à prendre la grosse part du mal de lavie. Dès ce moment, elle n’eut pas un abandon, elle montra devantce lit de mort le calme résigné qu’elle avait eu lorsque la mort lamenaçait elle-même. Toujours prête, elle ne se rebutait de rien. Etsa tendresse était même revenue, elle pardonnait à sa tantel’emportement des crises, elle la plaignait de s’être lentementenragée ainsi, préférant la revoir dans les années anciennes,l’aimant de nouveau, comme elle l’aimait à dix ans, lorsqu’elleétait arrivée avec elle à Bonneville, un soir, par un vent detempête.

Ce jour-là, le docteur Cazenove ne parut qu’après ledéjeuner : un accident, le bras cassé d’un fermier, qu’ilavait dû remettre, venait de l’arrêter à Verchernont. Quand il eutvu madame Chanteau et qu’il redescendit dans la cuisine, il necacha pas son impression mauvaise. Justement, Lazare était là,assis près du fourneau, dans cette oisiveté fiévreuse qui ledévorait.

– Il n’y a plus d’espoir, n’est-ce pas ? demanda-t-il.J’ai relu cette nuit l’ouvrage de Bouillaud sur les maladies decœur…

Pauline, descendue avec le médecin, jeta de nouveau à ce dernierun regard suppliant, qui lui fit interrompre le jeune homme de sonair courroucé. Chaque fois que les maladies tournaient mal, il sefâchait.

– Eh ! le cœur, mon cher, vous n’avez que le cœur à labouche !… Est-ce qu’on peut affirmer quelque chose ? Jecrois le foie plus malade encore. Seulement, quand la machine sedétraque, tout se prend, parbleu ! les poumons, l’estomac, etle cœur lui-même… Au lieu de lire Bouillaud, la nuit, ce qui nesert absolument qu’à vous rendre malade, vous aussi, vous feriezmieux de dormir.

C’était un mot d’ordre dans la maison, on affirmait à Lazare quesa mère se mourait du foie. Il n’en croyait rien, feuilletait sesanciens livres, aux heures d’insomnie ; puis, ils’embrouillait sur les symptômes, et cette explication du docteurque les organes se prenaient les uns après les autres, finissaitpar l’effrayer davantage.

– Enfin, reprit-il péniblement, combien croyez-vous qu’ellepuisse aller encore ?

Cazenove eut un geste vague.

– Quinze jours, un mois peut-être… Ne m’interrogez pas, jeme tromperais, et vous auriez raison de dire que nous ne savons etque nous ne pouvons rien… C’est effrayant, le progrès que le mal afait depuis hier.

Véronique, en train d’essuyer des verres, le regardait, labouche ouverte. Eh quoi ! c’était donc vrai, Madame était simalade, Madame allait mourir ? Jusque-là, elle n’avait pucroire au danger, elle grognait dans les coins, en continuant àparler de malice rentrée, histoire de faire tourner les gens enbourrique. Elle demeura stupide, et comme Pauline lui disait demonter près de Madame, pour que celle-ci ne restât pas seule, ellesortit, s’essuyant les mains à son tablier et en ne trouvant queces mots :

– Ah bien alors ! ah bien alors !…

– Docteur, avait repris Pauline, qui seule gardait toute satête, il faudrait songer aussi à mon oncle… Pensez-vous qu’on doivele préparer ? Voyez-le donc avant de partir.

Mais, à ce moment, l’abbé Horteur se présenta. Il n’avait su quele matin ce qu’il appelait l’indisposition de madame Chanteau.Quand il connut la gravité de la maladie, son visage hâlé qui riaitau grand air prit une expression de réel chagrin. Cette pauvredame ! était-ce possible ? elle qui semblait sivaillante, trois jours auparavant ! Puis, après un silence, ildemanda :

– Puis-je la voir ?

Il avait jeté sur Lazare un coup d’œil inquiet, le sachantirréligieux et prévoyant un refus. Mais le jeune homme, accablé, neparaissait même pas avoir compris. Ce fut Pauline qui réponditnettement :

– Non, pas aujourd’hui, monsieur le curé. Elle ignore sonétat, votre présence la révolutionnerait… Nous verrons demain.

– Très bien, se hâta de dire le prêtre, rien ne presse,j’espère. Mais chacun doit faire son devoir, n’est-ce pas ?…Ainsi le docteur qui ne croit pas en Dieu…

Depuis un moment, le docteur regardait fixement un pied de latable, absorbé, perdu dans le doute où il tombait, quand il sentaitla nature lui échapper. Il venait d’entendre pourtant, il coupa laparole à l’abbé Horteur.

– Qui vous a dit que je ne croyais pas en Dieu ?… Dieun’est pas impossible, on voit des choses si drôles !… Aprèstout, qui sait ?

Il secoua la tête, il sembla se réveiller.

– Tenez ! continua-t-il, vous allez entrer avec moiserrer la main à ce brave monsieur Chanteau… Il aura bientôt besoind’un grand courage.

– Si ça pouvait le distraire, offrit obligeamment le curé,je resterais avec lui à faire quelques parties de dames.

Alors, tous deux passèrent dans la salle à manger, tandis quePauline se hâtait de remonter près de sa tante. Lazare, demeuréseul, se leva, hésita un moment à monter lui aussi, alla écouter lavoix de son père, sans avoir le courage d’entrer ; puis, ilrevint s’abandonner sur la même chaise, dans le désœuvrement de sondésespoir.

Le médecin et le prêtre avaient trouvé Chanteau en train depousser sur la table une boule de papier, faite avec un prospectus,encarté dans son journal. La Minouche, couchée près de lui,regardait de ses yeux verts. Elle dédaignait ce joujou trop simple,les pattes sous le ventre, reculant devant la fatigue de sortir sesgriffes. La boule s’était arrêtée devant son nez.

– Ah ! c’est vous, dit Chanteau. Vous êtes bienaimables, je ne m’amuse guère tout seul… Eh bien ! docteur,elle va mieux ? Oh ! je ne m’inquiète pas, elle est laplus solide de la maison, elle nous enterrera tous.

Le docteur pensa l’occasion bonne pour l’éclairer.

– Sans doute, son état ne me paraît pas très grave…Seulement, je la trouve bien affaiblie.

– Non, non, docteur, s’écria Chanteau, vous ne laconnaissez point. Elle a un ressort incroyable… Avant trois jours,vous la verrez sur pied.

Et il refusa de comprendre, dans le besoin qu’il avait de croireà la santé de sa femme. Le médecin, ne voulant pas lui direbrutalement les choses, dut se taire. D’ailleurs, autant valait-ilattendre encore. La goutte le laissait par bonheur asseztranquille, sans douleurs trop vives, les jambes prises de plus enplus seulement, au point qu’il fallait le porter de son lit dansson fauteuil.

– Si ce n’étaient ces maudites jambes, répétait-il, jemonterais la voir au moins.

– Résignez-vous, mon ami, dit l’abbé Horteur, qui de soncôté songeait à remplir son ministère consolateur. Chacun doitporter sa croix… Nous sommes tous dans la main de Dieu…

Mais il s’aperçut que ces paroles, loin de soulager Chanteau,l’ennuyaient et finissaient même par l’inquiéter. Aussi, en bravehomme, coupa-t-il court à ses exhortations toutes faites, en luioffrant une distraction plus efficace.

– Voulez-vous faire une partie ? Ça vous débrouillerala tête.

Et il alla chercher lui-même le damier sur une armoire.Chanteau, ravi, serra la main du docteur, qui partait. Déjà lesdeux hommes s’enfonçaient dans leur jeu, oublieux du monde entier,lorsque la Minouche sans doute énervée à la longue par la boule depapier restée devant elle, bondit brusquement et la fit voler d’uncoup de patte, puis la poursuivit avec des culbutes folles, autourde la pièce.

– Sacrée capricieuse ! cria Chanteau, dérangé. Elle nevoulait pas jouer avec moi tout à l’heure, et la voilà maintenantqui nous empêche de réfléchir, en s’amusant toute seule !

– Laissez, dit le curé plein de mansuétude, les chatsprennent du plaisir pour eux-mêmes.

Comme il traversait de nouveau la cuisine, le docteur Cazenove,emporté par une soudaine émotion, à la vue de Lazare toujoursécrasé sur la même chaise, le saisit dans ses grands bras et lebaisa paternellement, sans prononcer une parole. Justement,Véronique redescendait, en chassant Mathieu devant elle. Il roulaitsans cesse dans l’escalier, avec son petit sifflement de nez, quiressemblait à la plainte d’un oiseau ; et, dès qu’il trouvaitla chambre de la malade ouverte, il venait y pleurer sur ce tonaigu de flageolet, dont la note persistante trouait lesoreilles.

– Va donc, va donc ! criait la bonne, ce n’est pas tamusique qui la remettra.

Puis, quand elle aperçut Lazare :

– Emmenez-le quelque part, ça nous débarrassera et ça vousfera du bien.

C’était un ordre de Pauline. Elle chargeait Véronique derenvoyer Lazare de la maison, de le forcer à de longues courses.Mais il refusait, il lui fallait tout un effort pour se mettredebout. Cependant, le chien était venu se placer devant lui, et ilrecommençait à pleurer.

– Ce pauvre Mathieu n’est plus jeune, dit le docteur qui leregardait.

– Dame ! il a quatorze ans, répondit Véronique. Ça nel’empêche pas d’être encore comme un fou après les souris… Vousvoyez, il a le nez écorché et les yeux rouges. C’est qu’il en asenti une sous le fourneau, la nuit dernière ; et il n’a pasfermé l’œil, il a bouleversé ma cuisine avec son nez, il a encorela fièvre aux pattes. Un si gros chien, pour une si petite bête,est-ce ridicule !… D’ailleurs, il n’y a pas que les souris,tout ce qui est petit et tout ce qui grouille, les poussins unjour, les enfants de Minouche, ça l’allume à en perdre le boire etle manger. Des fois, il reste des heures, à souffler sous un meubleoù a passé un cafard… En ce moment, il faut dire qu’il sent deschoses pas ordinaires dans la maison…

Elle s’arrêta, en voyant des larmes emplir les yeux deLazare.

– Faites donc un tour, mon enfant, reprit le docteur. Vousn’êtes pas utile ici, vous seriez mieux dehors.

Le jeune homme avait fini par se lever péniblement.

– Allons, dit-il, viens, mon pauvre Mathieu.

Quand il eut mis le médecin en voiture, il s’éloigna avec lechien, le long des falaises. De temps à autre, il devait s’arrêterpour attendre Mathieu, car celui-ci en effet vieillissait beaucoup.Son arrière-train se paralysait, on entendait ses grosses pattestraîner à terre comme des chaussons. Il ne faisait plus de troudans le potager, il tombait vite étourdi, lorsqu’il se lançaitaprès sa queue. Mais il se fatiguait surtout rapidement, toussants’il se jetait à l’eau, se couchant et ronflant au bout d’un quartd’heure de promenade. Sur la plage, il vint marcher dans les jambesde son maître.

Lazare restait une minute immobile, à regarder un bateau pêcheurde Port-en-Bessin, dont la voile grise rasait l’eau comme l’ailed’une mouette. Puis, il se remettait à marcher. Sa mère allaitmourir ! cela retentissait à grands coups dans son être. Quandil n’y pensait plus, un nouveau coup, plus profond,l’ébranlait ; et c’étaient des surprises continuelles, uneidée à laquelle il ne pouvait s’habituer, une stupeur sans cesserenaissante, qui ne laissait pas de place pour d’autres sensations.Même, par moments, cette idée perdait de sa netteté, il y avait enlui le vague pénible d’un cauchemar, où ne surnageait de préciseque l’attente anxieuse d’un grand malheur. Pendant des minutesentières, tout ce qui l’entourait, disparaissait ; ensuite,lorsqu’il revoyait les sables, les algues, la mer au loin, cethorizon immense, il s’étonnait un instant, sans le reconnaître.Était-ce donc là qu’il avait passé si souvent ? Le sens deschoses lui semblait changé, jamais il n’en avait ainsi pénétré lesformes ni les couleurs. Sa mère allait mourir ! et il marchaittoujours, comme pour échapper à ce bourdonnement quil’étourdissait.

Brusquement, il entendit un souffle derrière lui. Il se tournaet reconnut le chien, la langue pendante, à bout de force. Alors,il parla tout haut.

– Mon pauvre Mathieu, tu n’en peux plus… Nous rentrons,va ! On a beau se secouer, on pense quand même !

Le soir, on mangeait rapidement. Lazare, dont l’estomac resserréne tolérait que quelques bouchées de pain, se hâtait de remonterchez lui, en inventant pour son père le prétexte d’un travail quipressait. Au premier étage, il entrait chez sa mère, où ils’efforçait de s’asseoir cinq minutes, avant de l’embrasser et delui souhaiter une bonne nuit. Elle, d’ailleurs, l’oubliaitcomplètement, ne s’inquiétait jamais de ce qu’il devenait dans lajournée. Quand il se penchait, elle tendait la joue, paraissaittrouver naturel ce bonsoir rapide, absorbée à chaque heuredavantage dans l’égoïsme instinctif de sa fin. Et il s’échappait,Pauline abrégeait la visite, en inventant un prétexte pour lerenvoyer.

Mais chez lui, dans la grande chambre du second, le tourment deLazare redoublait. C’était surtout la nuit, la longue nuit, quipesait à son esprit troublé. Il montait des bougies pour ne pasrester sans lumière ; il les allumait les unes après lesautres, jusqu’au jour, saisi de l’horreur des ténèbres. Quand ils’était couché, vainement, il tâchait de lire, ses anciens livresde médecine seuls l’intéressaient encore ; et il lesrepoussait, il avait fini par en avoir peur. Alors, les yeuxouverts, il demeurait sur le dos, avec l’unique sensation qu’il sepassait près de lui, derrière le mur, une chose affreuse dont lepoids l’étouffait. Le souffle de sa mère moribonde était dans sesoreilles, ce souffle devenu si fort, que, depuis deux jours, ill’entendait de chaque marche de l’escalier, où il ne se risquaitplus sans presser le pas. Toute la maison semblait l’exhaler commeune plainte, il croyait en être remué dans son lit, inquiet dessilences qui se faisaient parfois, courant pieds nus sur le palier,pour se pencher au-dessus de la rampe. En bas, Pauline et Véroniquequi veillaient ensemble, laissaient la porte ouverte, afin d’aérerla chambre. Et il apercevait le pâle carré de lumière dormante quela veilleuse jetait sur le carreau, et il retrouvait le soufflefort, élargi, prolongé dans l’ombre. Lui aussi, quand il rentraitse coucher, laissait sa porte ouverte, car il avait le besoind’entendre ce râle, c’était une obsession qui le poursuivait jusquedans les somnolences où il glissait enfin, au petit jour. Comme àl’époque de la maladie de sa cousine, son épouvante de la mortavait disparu. Sa mère allait mourir, tout allait mourir, ils’abandonnait à cet effondrement de la vie, sans autre sentimentque l’exaspération de son impuissance à rien changer.

Ce fut le lendemain que l’agonie de madame Chanteau commença,une agonie bavarde, qui dura vingt-quatre heures. Elle s’étaitcalmée, l’effroi du poison ne l’affolait plus ; et, sansarrêt, elle parlait toute seule, d’une voix claire, en phrasesrapides, sans lever la tête de l’oreiller. Ce n’était pas unecauserie, elle ne s’adressait à personne, il semblait seulementque, dans le détraquement de la machine, son cerveau se hâtât defonctionner comme une horloge qui se déroule, et que ce flot depetites paroles pressées fût les derniers tic-tac de sonintelligence à bout de chaîne. Tout son passé défilait, il ne luivenait pas un mot du présent, de son mari, de son fils, de sanièce, de cette maison de Bonneville, où son ambition avaitsouffert dix années. Elle était encore mademoiselle de la Vignière,lorsqu’elle courait le cachet dans les familles distinguées deCaen ; elle prononçait familièrement des noms que ni Paulineni Véronique n’avaient jamais entendus ; elle racontait delongues histoires, sans suite, coupées d’incidentes, et dont lesdétails échappaient à la bonne elle-même, vieillie pourtant à sonservice. Comme ces coffres que l’on vide des lettres jauniesd’autrefois, il semblait qu’elle se débarrassât la tête dessouvenirs de sa jeunesse, avant d’expirer. Pauline, malgré soncourage, en éprouvait un frisson, troublée devant cet inconnu,cette confession involontaire qui revenait à la surface, dans letravail même de la mort. Et ce n’était plus d’un souffle, c’étaitde ce bavardage terrifiant que la maison maintenant s’emplissait.Lazare, lorsqu’il passait devant la porte, en emportait desphrases. Il les retournait, ne leur trouvait pas de sens, s’eneffarait comme d’une histoire ignorée, que sa mère contait déjà, del’autre côté de la vie, au milieu de gens invisibles.

Lorsque le docteur Cazenove arriva, il trouva Chanteau et l’abbéHorteur dans la salle à manger, en train de jouer aux dames. Onaurait pu croire qu’ils n’avaient pas bougé de là, et qu’ilscontinuaient la partie de la veille. Assise près d’eux sur sonderrière, la Minouche paraissait absorbée dans l’étude du damier.Le curé était venu de grand matin reprendre son poste deconsolateur. Pauline, à présent, ne voyait plus d’inconvénient à cequ’il montât, et lorsque le médecin fit sa visite, il quitta sonjeu, il l’accompagna près de la malade, se présenta à elle en ami,simplement désireux d’avoir de ses nouvelles. Madame Chanteau lesreconnut encore, elle voulut qu’on la relevât contre ses oreillers,elle les accueillit en belle femme de Caen qui recevait dans undélire lucide et souriant. Ce brave docteur devait être satisfaitd’elle, n’est-ce pas ? elle se lèverait bientôt ; et ellequestionna l’abbé poliment sur sa propre santé. Celui-ci, montédans l’intention de remplir son devoir de prêtre, n’osa ouvrir labouche, saisi de cette agonie bavarde. Du reste, Pauline était là,qui l’aurait empêché d’aborder certains sujets. Elle-même avait laforce de feindre une gaieté confiante. Quand les deux hommes seretirèrent, elle les reconduisit sur le palier, où le médecin luidonna à voix basse des instructions pour les derniers moments. Lesmots de décomposition rapide, de phénol, revenaient, pendant que,de la chambre, sortait encore le bourdonnement confus, le flux deparoles intarissables de la mourante.

– Alors, vous pensez qu’elle passera la journée ?demanda la jeune fille.

– Oui, elle ira sans doute jusqu’à demain, réponditCazenove. Mais ne la levez plus, elle pourrait vous rester entreles bras… D’ailleurs, je reviendrai ce soir.

Il fut convenu que l’abbé Horteur demeurerait avec Chanteau etqu’il le préparerait à la catastrophe. Véronique, sur le seuil dela chambre, écoutait prendre ces dispositions d’un air effaré.Depuis qu’elle croyait à la possibilité de la mort de Madame, ellene desserrait plus les lèvres, s’empressait autour d’elle avec sondévouement de bête de somme. Mais tous se turent, Lazare montait,errant par la maison, sans trouver la force d’assister aux visitesdu docteur et de connaître au juste le danger. Ce brusque silencequi l’accueillait, le renseigna malgré lui. Il devint trèspâle.

– Mon cher enfant, dit le médecin, vous devriezm’accompagner. Vous déjeuneriez avec moi, et je vous ramènerais cesoir.

Le jeune homme avait pâli encore.

– Non, merci, murmura-t-il, je ne veux pas m’éloigner.

Dès lors, Lazare attendit, dans un affreux serrement depoitrine. Une ceinture de fer semblait lui boucler les côtes. Lajournée s’éternisait, et elle passait pourtant, sans qu’il sût dequelle façon coulaient les heures. Il ne se rappela jamais ce qu’ilavait fait, montant, descendant, regardant au loin la mer, dont lebercement immense achevait de l’étourdir. La marche invincible desminutes, par instants, se matérialisait, devenait en lui la pousséed’une barre de granit qui balayait tout à l’abîme. Puis, ils’exaspérait, il aurait voulu que tout fût terminé, pour se reposerenfin de cette abominable attente. Vers quatre heures, comme ilmontait une fois de plus à sa chambre, il entra brusquement chez samère : il voulait voir, il avait le besoin de l’embrasserencore. Mais, quand il se pencha, elle continua de déviderl’écheveau embrouillé de ses phrases, elle ne tendit même pas lajoue, du mouvement fatigué dont elle l’accueillait depuis samaladie. Peut-être ne le vit-elle point. Ce n’était plus sa mère,ce visage plombé, aux lèvres noires déjà.

– Va-t’en, lui dit Pauline avec douceur, sors un peu… Jet’assure que l’heure n’est pas venue.

Et, au lieu de monter chez lui, Lazare se sauva. Il sortit, enemportant la vision de ce visage douloureux, qu’il ne reconnaissaitplus. Sa cousine lui mentait, l’heure allait venir ;seulement, il étouffait, il lui fallait de l’espace, il marchaitcomme un fou. Ce baiser était le dernier. L’idée de ne revoirjamais sa mère, jamais, le secouait furieusement. Mais il crut quequelqu’un courait après lui, il se tourna ; et, quand ilreconnut Mathieu, qui tâchait de le rejoindre avec ses patteslourdes, il entra dans une rage, sans raison aucune, il prit despierres qu’il lança au chien, en bégayant des injures, pour lerenvoyer à la maison. Mathieu, stupéfait de cet accueil,s’éloignait, puis se retournait et le regardait d’un œil doux, oùsemblaient luire des larmes. Il fut impossible à Lazare de chassercette bête, qui l’accompagna de loin, comme pour veiller sur sondésespoir. La mer immense l’irritait elle aussi, il s’était jetédans les champs, il cherchait les coins perdus, afin de s’y sentirseul et caché. Jusqu’à la nuit, il vagabonda, traversa des terreslabourées, sauta des haies vives. Enfin, il rentrait exténué,lorsqu’un spectacle, devant lui, le frappa d’une épouvantesuperstitieuse : c’était au bord d’un chemin désert, un grandpeuplier isolé et noir, que la lune à son lever surmontait d’uneflamme jaune ; et l’on aurait dit un grand cierge brûlant dansle crépuscule, au chevet de quelque grande morte, couchée entravers de la campagne.

– Allons, Mathieu ! cria-t-il d’une voix étranglée.Dépêchons-nous.

Il rentra en courant, comme il était parti. Le chien avait osése rapprocher, et il lui léchait les mains.

Malgré la nuit tombée, il n’y avait pas de lumière dans lacuisine. La pièce était vide et sombre, rougie au plafond par lereflet d’un fourneau de braise. Ces ténèbres saisirent Lazare, quine trouva pas le courage d’aller plus loin. Éperdu, debout aumilieu du désordre des pots et des torchons, il écouta les bruitsdont la maison frissonnait. À côté, il entendait une petite toux deson père, auquel l’abbé Horteur parlait, d’une voix sourde etcontinue. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’étaient, dansl’escalier, des pas rapides, des chuchotements, puis, à l’étagesupérieur, un bourdonnement qu’il ne s’expliquait pas, comme letumulte étouffé d’une besogne vivement faite. Il n’osaitcomprendre, était-ce donc fini ? Et il demeurait immobile,sans avoir la force de monter chercher une certitude, lorsqu’il vitdescendre Véronique : elle courait, elle alluma une bougie etl’emporta, si pressée, qu’elle ne lui jeta ni une parole ni même unregard. La cuisine, éclairée un moment, était retombée dans lenoir. En haut, les piétinements s’apaisaient. Il y eut encore uneapparition de la bonne, qui, cette fois, descendait prendre uneterrine ; et toujours la même hâte effarée et muette. Lazarene douta plus, c’était fini. Alors, défaillant, il s’assit au bordde la table, il attendit au fond de cette ombre, sans savoir cequ’il attendait, les oreilles sonnantes du grand silence qui venaitde se faire.

Dans la chambre, l’agonie suprême durait depuis deux heures, uneagonie atroce qui épouvantait Pauline et Véronique. La peur dupoison avait reparu aux derniers hoquets, madame Chanteau sesoulevait, causant toujours de sa voix rapide, mais peu à peuagitée d’un délire furieux. Elle voulait sauter de son lit,s’enfuir de la maison où quelqu’un allait l’assassiner. La jeunefille et la bonne devaient mettre toutes leurs forces à laretenir.

– Laissez-moi, vous me ferez tuer… Il faut que je parte,tout de suite, tout de suite…

Véronique tâchait de la calmer.

– Madame, regardez-nous… Vous ne nous pensez pas capablesde vous faire du mal.

La mourante, épuisée, soufflait un instant. Elle semblaitchercher dans la pièce, de ses yeux troubles, qui ne voyaient sansdoute plus. Puis, elle reprenait :

– Fermez le secrétaire. C’est dans le tiroir… La voilà quimonte. Oh ! j’ai peur, je vous dis que je l’entends ! Nelui donnez pas la clef, laissez-moi partir, tout de suite, tout desuite…

Et elle se débattait sur ses oreillers, tandis que Pauline lamaintenait.

– Ma tante, il n’y a personne, il n’y a que nous.

– Non, non, écoutez, la voilà… Mon Dieu ! je vaismourir, la coquine m’a tout fait boire… Je vais mourir ! jevais mourir !

Ses dents claquaient, elle se réfugiait entre les bras de sanièce, qu’elle ne reconnaissait pas. Celle-ci la serraitdouloureusement sur son cœur, cessant de combattre l’abominablesoupçon, se résignant à le lui laisser emporter dans la terre.

Heureusement, Véronique veillait. Elle avança les mains, enmurmurant :

– Mademoiselle, prenez garde !

C’était la crise finale. Madame Chanteau, d’un violent effort,avait réussi à jeter ses jambes enflées hors du lit ; et, sansl’aide de la bonne, elle serait tombée par terre. Une foliel’agitait, elle ne poussait plus que des cris inarticulés, lespoings serrés comme pour une lutte corps à corps, ayant l’air de sedéfendre contre une vision qui la tenait à la gorge. Dans cetteminute dernière, elle dut se voir mourir, elle rouvrit des yeuxintelligents, dilatés par l’horreur. Une souffrance affreuse luifit un instant porter les mains à sa poitrine. Puis, elle retombasur les oreillers et devint noire. Elle était morte.

Il y eut un grand silence. Pauline, épuisée, voulut encore luifermer les yeux : c’était le terme qu’elle avait fixé à sesforces. Quand elle quitta la chambre, laissant comme garde, avecVéronique, la femme Prouane qu’elle avait envoyé chercher après lavisite du docteur, elle se sentit défaillir dans l’escalier ;et elle dut s’asseoir un moment sur une marche, car elle netrouvait plus le courage de descendre pour annoncer la mort àLazare et à Chanteau. Les murs, autour d’elle, tournaient. Quelquesminutes se passèrent, elle reprit la rampe, entendit dans la salleà manger la voix de l’abbé Horteur, et préféra entrer dans lacuisine. Mais, là, elle aperçut Lazare, dont la silhouette sombrese détachait sur le reflet rouge du fourneau. Sans parler, elles’avança, les bras ouverts. Il avait compris, il s’abandonna contrel’épaule de la jeune fille, tandis qu’elle le serrait d’une longueétreinte. Puis, ils se baisèrent au visage. Elle pleuraitsilencieusement, et lui ne pouvait verser une larme, si étranglé,qu’il ne respirait plus. Enfin, elle desserra les bras, elle dit lapremière phrase qui lui venait aux lèvres :

– Pourquoi es-tu sans lumière ?

Il fit un geste, comme pour répondre qu’il n’avait pas besoin delumière dans son chagrin.

– Il faut allumer une bougie, reprit-elle.

Lazare était tombé sur une chaise, incapable de se tenirdebout.

Mathieu, très inquiet, faisait le tour de la cour, flairantl’air humide de la nuit. Il rentra, les regarda fixement l’un aprèsl’autre, alla poser sa grosse tête sur un genou de sonmaître ; et il resta immobile à l’interroger de tout près, lesyeux dans les yeux. Alors, Lazare se mit à trembler devant ceregard de chien. Brusquement, les larmes jaillirent, il éclata ensanglots, les mains nouées autour de cette vieille bête domestique,que sa mère aimait depuis quatorze ans. Il bégayait des motsentrecoupés.

– Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros… Nous ne laverrons plus.

Pauline, malgré son trouble, avait fini par trouver et parallumer une bougie. Elle ne tenta pas de le consoler, heureuse deses larmes. Une tâche pénible lui restait, celle d’avertir sononcle. Mais, comme elle se décidait à passer dans la salle àmanger, où Véronique avait porté une lampe dès le crépuscule,l’abbé Horteur venait, par de longues phrases ecclésiastiques,d’amener Chanteau à cette idée que sa femme était perdue et qu’il yavait seulement là une question d’heures. Aussi, quand le vieillardvit entrer sa nièce, bouleversée, les yeux rouges, devina-t-il lacatastrophe. Son premier cri fut :

– Mon Dieu ! je n’aurais demandé qu’une chose, larevoir vivante une fois encore… Ah ! ces saletés dejambes ! ces saletés de jambes !

Il ne sortit guère de là. Il pleurait des petites larmes viteséchées, poussait de faibles soupirs de malade ; et ilrevenait vite à ses jambes, les injuriait, en arrivait à seplaindre lui-même. Un instant, on discuta la possibilité de lemonter au premier étage, pour qu’il pût embrasser la morte ;puis, outre la difficulté d’une telle besogne, on jugea dangereuxde lui donner l’émotion de cet adieu suprême, qu’il n’exigeait plusd’ailleurs. Et il demeura dans la salle à manger, devant le damieren désordre, ne sachant à quoi occuper ses pauvres mains d’infirme,n’ayant pas même assez de tête, disait-il, pour lire et comprendreson journal. Quand on le coucha, des souvenirs lointains durents’éveiller, car il pleura beaucoup.

Alors, deux longues nuits et un jour sans fin s’écoulèrent, cesheures terribles où la mort habite le foyer. Cazenove n’avaitreparu que pour constater le décès, surpris une fois de plus d’unefin si rapide. Lazare, qui ne se coucha pas la première nuit,écrivit jusqu’au jour des lettres à des parents éloignés. On devaittransporter le corps au cimetière de Caen, dans le caveau de lafamille. Le docteur s’était obligeamment chargé de toutes lesformalités ; et il n’y en eut qu’une de pénible, à Bonneville,la déclaration que Chanteau était chargé de recevoir en qualité demaire. Pauline, n’ayant pas de robe noire convenable, se hâta des’en arranger une, à l’aide d’une ancienne jupe et d’un châle demérinos, dans lequel elle se tailla un corsage. La première nuit,puis la journée passèrent encore, au milieu de la fièvre de cesoccupations ; mais ce fut la seconde nuit qui s’éternisa,rendue interminable par la douloureuse attente du lendemain.Personne ne put dormir, les portes restaient ouvertes, des bougiesallumées traînaient sur les marches et sur les meubles ;tandis qu’une odeur de phénol avait envahi jusqu’aux piècesécartées. Tous en étaient à cette courbature de la douleur, labouche empâtée, les yeux troubles ; et ils n’avaient plus quele sourd besoin de ressaisir la vie.

Enfin, le lendemain, à dix heures, la cloche de la petite églisese mit à sonner, de l’autre côté de la route. Par égard pour l’abbéHorteur, qui s’était conduit en brave homme dans ces tristescirconstances, on avait résolu de faire célébrer la cérémoniereligieuse à Bonneville, avant le départ du corps pour le cimetièrede Caen. Dès qu’il entendit la cloche, Chanteau se remua dans sonfauteuil.

– Je veux la voir partir au moins, répétait-il. Ah !les saletés de jambes ! quelle misère que d’avoir des saletésde jambes pareilles !

Vainement, on essaya de lui éviter l’affreux spectacle. Lacloche sonnait plus vite, il se fâchait, il criait :

– Roulez-moi dans le corridor. J’entends bien qu’on ladescend… Tout de suite, tout de suite. Je veux la voir partir.

Et il fallut que Pauline et Lazare, en grand deuil, déjà gantés,lui obéissent. L’un à droite, l’autre à gauche, poussèrent lefauteuil au pied de l’escalier. En effet, quatre hommesdescendaient le corps, dont le poids leur cassait les membres.Quand le cercueil parut, avec son bois neuf, ses poignéesluisantes, sa plaque de cuivre gravée fraîchement, Chanteau eut uneffort instinctif pour se lever ; mais ses jambes de plomb leclouaient, il dut rester dans son fauteuil, agité d’un tremblementtel, que ses mâchoires faisaient un petit bruit, comme s’il eûtparlé tout seul. L’escalier étroit rendait la descente difficile,il regardait la grande caisse jaune venir avec lenteur ; etlorsqu’elle lui effleura les pieds, il se pencha pour voir ce qu’onavait écrit sur la plaque. Maintenant, le corridor était pluslarge, les hommes se dirigeaient vivement vers le brancard, déposédevant le perron. Lui, regardait toujours, regardait s’en allerquarante années de sa vie, les choses d’autrefois, les bonnes etles mauvaises, qu’il regrettait éperdument comme on regrette lajeunesse. Derrière le fauteuil, Pauline et Lazare pleuraient.

– Non, non, laissez-moi, leur dit-il, quand ilss’apprêtèrent à le rouler de nouveau à sa place, dans la salle àmanger. Allez-vous-en. Je veux voir.

On avait déposé le cercueil sur le brancard, d’autres hommes lesoulevaient. Le cortège s’organisait dans la cour, pleine de gensdu pays. Mathieu, enfermé depuis le matin, gémissait sous la portede la remise, au milieu du grand silence ; tandis que laMinouche, assise sur la fenêtre de la cuisine, examinait d’un airsurpris tout ce monde et cette boîte qu’on emportait. Comme on nepartait pas assez vite, la chatte, ennuyée, se lécha le ventre.

– Tu n’y vas donc pas ? demanda Chanteau à Véronique,qu’il venait d’apercevoir près de lui.

– Non, monsieur, répondit-elle d’une voix étranglée.Mademoiselle m’a dit de rester avec vous.

La cloche de l’église sonnait toujours, le corps quittait enfinla cour, suivi de Lazare et de Pauline, en noir au grand soleil.Et, de son fauteuil d’infirme, dans l’encadrement de la porte duvestibule laissée ouverte, Chanteau le regardait partir.

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