La Joie de vivre

Chapitre 8

 

L’ennui était au fond des tristesses de Lazare, un ennui lourd,continu, qui sortait de tout comme l’eau trouble d’une sourceempoisonnée. Il s’ennuyait du repos, du travail, de lui-même plusque des autres encore. Cependant, il s’en prenait à son oisiveté,il finissait par en rougir. N’était-ce pas honteux qu’un homme deson âge perdit ses années de force dans ce trou deBonneville ? Jusque-là, il avait bien eu des prétextes ;mais rien ne le retenait maintenant, et il se méprisait de resterinutile, à la charge des siens, lorsqu’eux-mêmes avaient à peine dequoi vivre. Il aurait dû leur gagner une fortune, c’était unebanqueroute de sa part, car il se l’était juré, autrefois. Certes,les projets d’avenir, les grandes entreprises, la richesse conquiseen un coup de génie, ne lui manquaient toujours pas. Seulement,quand il sortait du rêve, il ne trouvait plus le courage de semettre à l’action.

– Ça ne peut pas durer, disait-il souvent à Pauline, ilfaut que je travaille… J’ai envie de fonder un journal à Caen.

Chaque fois, elle lui répondait :

– Attends la fin de ton deuil, rien ne presse… Réfléchisbien, avant de lancer une pareille affaire.

La vérité était qu’elle tremblait, à l’idée de ce journal,malgré son désir de le voir occupé. Un nouvel échec l’aurait achevépeut-être ; et elle se rappelait ses continuels avortements,la musique, la médecine, l’usine, tout ce qu’il entreprenait. Dureste, deux heures plus tard, il refusait même d’écrire une lettre,comme écrasé de fatigue.

Des semaines coulèrent encore, une grande marée emporta troismaisons de Bonneville. À présent, quand les pêcheurs rencontraientLazare, ils lui demandaient si c’était qu’il en avait assez. Biensûr qu’on n’y pouvait rien, mais ça faisait tout de même rager, devoir tant de bon bois perdu. Et, dans leurs doléances, dans lafaçon dont ils le suppliaient de ne pas laisser le pays sous lesvagues, il y avait une goguenardise féroce de matelots, fiers deleur mer aux gifles mortelles. Lui, peu à peu, s’irritait, au pointqu’il évitait de traverser le village. La vue, au loin, des ruinesde l’estacade et des épis lui devenait insupportable.

Prouane l’arrêta, un jour qu’il entrait chez le curé.

– Monsieur Lazare, lui dit-il humblement, avec un rire demalice aux coins des yeux, vous savez, les morceaux de bois quipourrissent là-bas, sur la plage ?

– Oui, après ?

– Si vous n’en faites plus rien, vous devriez nous lesdonner… Au moins, nous nous chaufferions avec.

Une colère contenue emporta le jeune homme. Il réponditvivement, sans même y avoir pensé :

– Impossible, je remets les charpentiers au travail lasemaine prochaine.

Dès lors, tout le pays clabauda. On allait revoir la danse,puisque le fils Chanteau s’entêtait. Quinze jours se passèrent, lespêcheurs ne l’apercevaient plus sans lui demander si c’était qu’ilne trouvait point d’ouvriers. Et il finit par s’occuper réellementdes épis, cédant aussi à sa cousine, qui préférait lui trouver uneoccupation près d’elle. Mais il s’y remettait sans coup de passion,sa rancune seule contre la mer le soutenait, car il se disaitcertain de la dompter : elle viendrait lécher les galets deBonneville comme une bête obéissante.

Une fois encore, Lazare dessina des plans. Il avait calculé denouveaux angles de résistance, et il doublait les jambes de force.Pourtant, la dépense ne devait pas être très élevée, on utiliseraitla plus grande partie des anciens bois. Le charpentier présenta undevis, qui montait à quatre mille francs. Et, devant la faibleimportance de cette somme, Lazare consentit à ce que Pauline en fitl’avance, persuadé, disait-il, qu’il allait enlever sans peine lasubvention du conseil général ; c’était même l’unique façon derentrer dans les premiers déboursés, car le conseil n’accorderaitcertainement pas un sou, tant que les épis resteraient en ruine. Cepoint de vue de la question l’échauffa un peu, les travaux furentmenés bon train. D’ailleurs, il était très occupé, il se rendait àCaen chaque semaine, pour voir le préfet et les conseillersinfluents. On achevait de poser les charpentes, lorsqu’il obtintenfin qu’un ingénieur serait délégué et ferait un rapport, surlequel le conseil voterait ensuite la subvention. L’ingénieurdemeura tout un jour à Bonneville, un homme charmant qui voulutbien déjeuner chez les Chanteau, après sa promenade à laplage ; ceux-ci évitèrent de lui demander son avis, pardiscrétion, ne voulant pas l’influencer ; mais, à table, il semontra si galant pour Pauline, qu’elle-même crut dès lors au succèsde l’affaire. Aussi, quinze jours plus tard, lorsque Lazare revintd’un voyage à Caen, la maison fut-elle stupéfaite et consternée desnouvelles qu’il rapportait. Il étranglait de colère : est-ceque ce bellâtre d’ingénieur n’avait pas fait un rapportabominable ! Oh ! il était resté poli, mais il avaitplaisanté chaque pièce de bois, avec une abondance extraordinairede mots techniques. Du reste, on aurait dû s’y attendre, cesmessieurs n’admettaient pas qu’on pût bâtir une cabane à lapinsofficielle en dehors d’eux. Et le pis était que, sur la lecture durapport, le conseil général avait repoussé la demande desubvention.

Ce fut, pour le jeune homme, une nouvelle crise dedécouragement. Les épis étaient terminés, il jurait bien qu’ilsrésisteraient aux plus fortes marées, et tous lesponts-et-chaussées réunis en crèveraient de rage jalouse, mais celane ferait pas rentrer l’argent entre les mains de sa cousine, il sedésolait amèrement de l’avoir entraînée dans ce désastre. Elle,pourtant, victorieuse de ses instincts économes, réclamait laresponsabilité entière, rappelait qu’elle l’avait forcé à accepterses avances ; c’était une charité, elle ne regrettait rien,elle aurait donné encore, pour sauver ce malheureux village.Cependant, quand le charpentier envoya son mémoire, elle ne putréprimer un geste de surprise douloureuse : les quatre millefrancs du devis montaient à près de huit mille. En tout, elle avaitjeté plus de vingt mille francs dans ces quelques poutres, que lapremière tempête pouvait emporter.

À cette époque la fortune de Pauline se trouva réduite à unequarantaine de mille francs. C’étaient deux mille francs de rente,bien juste de quoi vivre, si elle se trouvait un jour seule sur lepavé des rues. L’argent s’en était allé peu à peu dans la maison,où elle continuait à payer, les mains ouvertes. Aussi veilla-t-elledès lors aux dépenses, avec une vigueur de ménagère prudente. LesChanteau n’avaient même plus leurs trois cents francs parmois ; car, à la mort de la mère, on s’était aperçu de lavente d’un certain nombre de titres, sans pouvoir découvrir oùavaient passé les sommes touchées. En joignant ses propres rentesaux leurs, elle ne disposait guère que de quatre cents francs, etla maison était lourde, il lui fallait faire des miraclesd’économie, pour sauver l’argent de ses aumônes. Depuis le dernierhiver, la curatelle du docteur Cazenove avait pris fin, Paulineétait majeure, disposait absolument de ses biens et de sapersonne ; sans doute, le docteur ne la gênait guère, car ilrefusait d’être consulté, et sa mission avait cessé légalementdepuis des semaines, lorsque l’un et l’autre s’en étaient avisés,mais elle se sentait plus mûre et plus libre pourtant, commedevenue tout à fait femme, en se voyant maîtresse de maison, sanscomptes à rendre, suppliée par son oncle de tout régler et de nejamais lui parler de rien. Lazare avait aussi l’horreur desquestions d’intérêt. Elle tenait donc la bourse commune, elleremplaçait sa tante, avec un bon sens pratique qui stupéfiaitparfois les deux hommes. Seule, Véronique trouvait que Mademoiselleétait joliment « chienne » : est-ce qu’il ne fallaitpas, maintenant, se contenter d’une livre de beurre, chaquesamedi !

Les jours se succédaient avec une régularité monotone. Cetordre, ces habitudes sans cesse recommençantes, qui étaient lebonheur aux yeux de Pauline, exaspéraient davantage l’ennui deLazare. Jamais il n’avait promené dans la maison autantd’inquiétude, que depuis la paix souriante dont elle endormaitchaque pièce. L’achèvement des travaux sur la plage venait d’êtrepour lui un véritable soulagement, car toute préoccupationl’obsédait ; et il n’était pas plus tôt retombé dansl’oisiveté, qu’il s’y dévorait de honte et de malaise. Chaquematin, il changeait de nouveau ses projets d’avenir : l’idéed’un journal était abandonnée comme indigne ; il s’emportaitcontre la pauvreté qui ne lui permettait pas de se livrertranquillement à une grande œuvre littéraire et historique ;puis, il avait fini par caresser un plan, se faire professeur,passer des examens, s’il le fallait, pour s’assurer le gagne-painnécessaire à son travail d’homme de lettres. Entre Pauline et lui,il ne semblait rester que leur camaraderie d’autrefois, comme unehabitude d’affection qui les faisait frère et sœur. Lui, dans cettefamiliarité étroite, ne parlait jamais de leur mariage, soit oublicomplet, soit chose trop répétée et qui allait sans dire. Elle,aussi, évitait d’en parler, certaine qu’il consentirait au premiermot. Et, cependant, un peu du désir de Lazare s’était retiré d’ellechaque jour : elle le sentait, sans comprendre que sonimpuissance à le sauver de l’ennui n’avait pas d’autre cause.

Un soir, au crépuscule, elle montait l’avertir que le dînerétait servi, lorsqu’elle le surprit cachant en hâte un objetqu’elle ne put reconnaître.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle en riant. Des verspour ma fête ?

– Mais non, dit-il très ému, la voix balbutiante. Rien dutout.

C’était un vieux gant oublié par Louise, et qu’il venait deretrouver derrière une pile de livres. Le gant, en peau de Saxe,avait gardé une odeur forte, cette odeur de fauve particulière, quele parfum préféré de la jeune fille, l’héliotrope, adoucissaitd’une pointe vanillée ; et, très impressionnable aux senteurs,violemment troublé par ce mélange de fleur et de chair, il étaitresté éperdu, le gant sur la bouche, buvant la volupté de sessouvenirs.

Dès ce jour, par-dessus le vide béant que la mort de sa mèrecreusait en lui, il se remit à désirer Louise. Il ne l’avait jamaisoubliée sans doute ; mais elle sommeillait dans sadouleur ; et il fallait cette chose d’elle, pour l’éveillervivante, avec la chaleur même de son haleine. Quand il était seul,il reprenait le gant, le respirait, le baisait, croyait encorequ’il la tenait à pleins bras, la bouche enfoncée dans sa nuque. Lemalaise nerveux où il vivait, l’excitation de ses longues paresses,rendaient plus vive cette griserie charnelle. C’étaient devéritables débauches où il s’épuisait. Et s’il en sortait mécontentde lui, il y retombait quand même, emporté par une passion dont iln’était pas le maître. Cela augmenta son humeur sombre, il enarrivait à se montrer brusque avec sa cousine, comme s’il luigardait rancune de ses propres abandons. Elle ne disait rien à sachair, et il se sauvait parfois d’une causerie gaie et tranquillequ’ils avaient ensemble, pour courir à son vice, s’enfermer, sevautrer dans le souvenir brûlant de l’autre. Ensuite, ilredescendait, avec le dégoût de la vie.

En un mois, il changea tellement, que Pauline, désespérée,passait des nuits affreuses. Le jour encore, elle demeuraitvaillante, toujours debout dans cette maison qu’elle dirigeait, deson air de douce autorité. Mais, le soir, lorsqu’elle avait fermésa porte, il lui était permis d’avoir ses chagrins, et tout soncourage s’en allait, et elle pleurait comme une enfant débile. Ilne lui restait aucune espérance, l’échec à sa bonté s’aggravaitsans cesse. C’était donc possible ? la charité ne suffisaitpas, on pouvait aimer les gens et faire leur malheur ; carelle voyait son cousin malheureux, peut-être par sa faute. Puis, aufond de son doute, grandissait la crainte d’une influence rivale.Si elle s’était longtemps rassurée, en expliquant cette humeurnoire par leur deuil récent, l’idée de Louise maintenant revenait,cette idée qui s’était dressée en elle, le lendemain même de lamort de madame Chanteau, qu’elle avait chassée avec une confianceorgueilleuse en sa tendresse et qui renaissait chaque soir, dans ladéfaite de son cœur.

Alors, Pauline fut hantée. Dès qu’elle avait posé son bougeoir,elle tombait assise sur le bord de son lit, sans trouver le couraged’ôter sa robe. Sa gaieté depuis le matin, son ordre et sapatience, l’écrasaient, ainsi qu’un vêtement trop lourd. Lajournée, comme celles qui avaient précédé, comme celles quisuivraient, venait de s’écouler au milieu de cet ennui de Lazare,dont la maison prenait la désespérance. À quoi bon son effort dejoie, puisqu’elle ne savait plus chauffer de soleil ce coinaimé ? L’ancienne parole cruelle retentissait, on vivait tropseul, la faute en était à sa jalousie, qui avait écarté le monde.Elle ne nommait pas Louise, elle voulait ne pas songer à elle, etquand même elle la voyait passer avec son air joli, amusant Lazarede ses langueurs coquettes, l’égayant du vol de ses jupes. Lesminutes s’écoulaient, elle ne pouvait chasser leur image. C’étaitcette fille sans doute qu’il attendait, rien ne serait si facileque de le guérir, en allant la chercher. Et, chaque soir, Pauline,lorsqu’elle montait chez elle, ne s’abandonnait plus de lassitudeau bord de son lit, sans retomber dans la même vision, torturée parla croyance que le bonheur des siens était peut-être aux mains del’autre.

Des révoltes, pourtant, continuaient à la soulever. Ellequittait son lit, allait ouvrir la fenêtre, prise de suffocations.Puis, devant l’immensité noire, au-dessus de la mer, dont elleentendait la plainte, elle demeurait accoudée des heures, sanspouvoir dormir, la gorge brûlante aux souffles du large. Non !jamais elle ne serait assez misérable pour tolérer le retour decette fille. Ne les avait-elle pas surpris au bras l’un del’autre ? N’était-ce pas la trahison la plus basse, prèsd’elle, dans une chambre voisine, dans cette demeure qu’elleregardait comme sienne ? Cette vilenie restait sans pardon, ceserait être complice que de les remettre l’un en face de l’autre.Sa rancune jalouse s’enfiévrait aux spectacles qu’elle évoquaitainsi, elle étouffait des sanglots en cachant sa face contre sesbras nus, les lèvres collées à sa chair. La nuit s’avançait, lesvents passaient sur son cou, emportaient ses cheveux, sans calmerle sang de colère dont battaient ses veines. Mais, sourdement,invinciblement, la lutte se poursuivait entre sa bonté et sapassion, même dans l’excès de ses révoltes. Une voix de douceur,qui lui était alors comme étrangère, s’entêtait à parler très basen elle des joies de l’aumône, du bonheur de se donner aux autres.Elle voulait la faire taire : c’était imbécile, cetteabnégation de soi poussée jusqu’à la lâcheté ; et, tout demême, elle l’écoutait, car il lui devenait bientôt impossible des’en défendre. Peu à peu, elle reconnaissait sa propre voix, ellese raisonnait : qu’importait sa souffrance, pourvu que lesêtres aimés fussent heureux ! Elle sanglotait plus bas, enécoutant le flot monter du fond des ténèbres, épuisée et malade,sans être vaincue encore.

Une nuit, elle s’était couchée, après avoir pleuré longtemps àla fenêtre. Dès qu’elle eut soufflé sa bougie et qu’elle se trouvadans le noir, les yeux grands ouverts, elle prit brusquement unedécision : le lendemain, avant toutes choses, elle feraitécrire par son oncle à Louise, pour prier celle-ci de venir passerun mois à Bonneville. Rien ne lui semblait plus naturel ni plusaisé. Aussitôt, elle s’endormit d’un bon sommeil, il y avait dessemaines qu’elle ne s’était reposée si profondément. Mais, lelendemain, quand elle fut descendue pour le déjeuner, et qu’elle serevit entre son oncle et son cousin, à cette table de la famille oùles places des trois bols de lait étaient marquées, elle étouffatout d’un coup, elle sentit son courage s’en aller.

– Tu ne manges pas, dit Chanteau. Qu’as-tu donc ?

– Je n’ai rien, répondit-elle. Au contraire, j’ai dormicomme une bienheureuse.

La seule vue de Lazare la rendait à son combat. Il mangeaitsilencieusement, las déjà de cette nouvelle journée quicommençait ; et elle ne trouvait plus la force de le donner àune autre. L’idée qu’une autre le prendrait, le baiserait pour leconsoler, lui était insupportable. Quand il fut sorti, elle voulutcependant faire ce qu’elle avait décidé.

– Est-ce que tes mains vont plus mal, aujourd’hui ?demanda-t-elle à son oncle.

Il regarda ses mains que les tophus envahissaient, en fit jouerpéniblement les articulations.

– Non, répondit-il. La droite a même l’air plus souple… Sile curé vient, nous ferons une partie.

Puis, après un silence :

– Pourquoi me demandes-tu ça ?

Sans doute elle avait espéré qu’il ne pourrait pas écrire. Ellerougit, elle remit lâchement la lettre au lendemain enbalbutiant :

– Mon Dieu ! pour savoir.

À partir de ce jour, elle perdit tout repos. Dans sa chambre,après des crises de larmes, elle arrivait à se vaincre, elle juraitde dicter au réveil la lettre à son oncle. Et, dès qu’elle rentraitdans la vie quotidienne du ménage, entre ceux qu’elle aimait, elledevenait sans force. C’étaient des petits faits insignifiants quilui brisaient le cœur, le pain qu’elle coupait pour son cousin, lessouliers du jeune homme qu’elle recommandait à la bonne, tout letrain vulgaire et coutumier de la famille. On aurait pu être siheureux pourtant, dans ces vieilles habitudes du foyer ! Àquoi bon appeler une étrangère ? pourquoi déranger des chosessi douces, dont ils vivaient depuis tant d’années ? Et, à lapensée que ce ne serait plus elle, un jour, qui couperait ainsi lepain, qui veillerait aux vêtements, un désespoir l’étranglait, ellesentait crouler le bonheur prévu de son existence. Ce tourment,mêlé aux moindres soins qu’elle donnait à la maison, empoisonnaitses journées de ménagère active.

– Qu’y a-t-il donc ? disait-elle parfois tout haut,nous nous aimons, et nous ne sommes pas heureux… Notre affection nefait que du malheur autour de nous.

Sans cesse, elle tâchait de comprendre. Cela venait peut-être dece que son caractère et celui de son cousin ne s’accordaient pas.Cependant, elle aurait voulu plier, abdiquer toute volontépersonnelle ; et elle n’y réussissait guère, car la raisonl’emportait quand même, elle était tentée d’imposer les chosesqu’elle croyait raisonnables. Souvent sa patience échouait, il yavait des bouderies. Elle aurait voulu rire, noyer ces misères danssa gaieté ; mais elle ne le pouvait plus, elle s’énervait àson tour.

– C’est joli ! répétait Véronique du matin au soir.Vous n’êtes que trois, et vous finirez par vous dévorer… Madameavait des jours bien désagréables, mais au moins, de son vivant, onn’en était pas encore à se jeter les casseroles à la tête.

Chanteau, lui aussi, éprouvait les effets de cette désaffectionlente, que rien n’expliquait. Quand il avait une crise, il gueulaitplus fort, comme disait la bonne. Puis, c’étaient des caprices etdes violences de malade, un besoin de tourmenter continuellement lemonde. La maison redevenait un enfer.

Alors, la jeune fille, dans les dernières secousses de sajalousie, se demanda si elle avait le droit d’imposer à Lazare sonbonheur à elle. Certes, elle le voulait heureux avant tout, même auprix de ses larmes. Pourquoi donc l’enfermer ainsi, le forcer à unesolitude dont il paraissait souffrir ? Sans doute, il l’aimaitencore, il lui reviendrait, quand il la jugerait mieux, en lacomparant à l’autre. En tout cas, elle devait lui permettre dechoisir : c’était juste, et l’idée de justice restait en elledebout, souveraine.

Chaque trimestre, Pauline se rendait à Caen, pour leurs rentes.Elle partait le matin, rentrait le soir, après avoir épuisé touteune liste de menus achats et de courses, qu’elle dressait pendantles trois mois. Cette année-là, au trimestre de juin, on l’attenditvainement jusqu’à neuf heures pour dîner. Chanteau, très inquiet,avait envoyé Lazare sur la route, dans la crainte d’unaccident ; tandis que Véronique, d’un air tranquille, disaitqu’on avait tort de se tourmenter : Mademoiselle, bien sûr, ense voyant en retard, s’était décidée à coucher, désireuse de fairetoutes ses commissions. On dormit fort mal, à Bonneville ; et,le lendemain, dès le déjeuner, les terreurs recommencèrent. Versmidi, comme son père ne tenait plus en place, Lazare se décidait àpartir pour Arromanches, lorsque la bonne, qui était en faction surla route, reparut en criant :

– La voilà, mademoiselle !

Il fallut qu’on roulât le fauteuil de Chanteau sur la terrasse.Le père et le fils attendaient, pendant que Véronique donnait desdétails.

– C’est la berline de Malivoire… J’ai reconnu de loinMademoiselle à ses rubans de crêpe. Seulement, ça m’a semblé drôle,on dirait qu’il y a du monde avec elle… Qu’est-ce qu’il fiche donc,cette rosse de cheval !

Enfin, la voiture s’arrêta devant la porte. Lazare s’étaitavancé, et il ouvrait la bouche pour interroger Pauline, qui avaitlégèrement sauté à terre, lorsqu’il resta saisi : derrièreelle, une autre jeune fille, vêtue d’une soie lilas à mille raies,sautait également. Toutes deux riaient en bonnes amies. Sa surprisefut si forte, qu’il revint vers son père, en disant :

– Elle amène Louise.

– Louise ! ah ! c’est une bonne idée !s’écria Chanteau.

Et, lorsqu’elles furent côte à côte devant lui, l’une encore engrand deuil, l’autre dans sa gaie toilette d’été, il continua, ravide cette distraction qui lui arrivait :

– Quoi donc ? vous avez fait la paix… Vous savez queje n’ai jamais compris. Hein ? était-ce bête ? Et commetu avais tort, ma pauvre Louisette, de nous garder rancune, danstout le chagrin que nous avons eu !… Enfin, c’est fini,n’est-ce pas ?

Un embarras tenait les jeunes filles immobiles. Elles avaientrougi, et leurs regards s’évitaient. Louise embrassa Chanteau pourcacher son malaise. Mais il voulait des explications.

– Vous vous êtes donc rencontrées ?

Alors, elle se tourna vers son amie, les yeux humidesd’attendrissement.

– C’est Pauline qui montait chez mon père. Justement, jerentrais. Et il ne faut pas la gronder d’être restée, car j’ai toutfait pour la retenir… Comme le télégraphe s’arrête à Arromanches,nous avons pensé que nous serions ici en même temps qu’une dépêche…Me pardonnez-vous ?

Elle embrassa encore Chanteau, avec sa câlinerie d’autrefois.Lui, n’en demanda pas davantage : quand les choses allaientpour son plaisir, il les trouvait bonnes.

– Et Lazare, reprit-il, tu ne lui dis rien ?

Le jeune homme était demeuré en arrière, souriant aveccontrainte. La remarque de son père acheva de le troubler, d’autantplus que Louise rougissait de nouveau, sans faire un pas vers lui.Pourquoi se trouvait-elle là ? pourquoi sa cousineramenait-elle cette rivale, qu’elle avait si rudementchassée ? C’était une stupeur où il ne se retrouvait plus.

– Embrasse-la, Lazare, puisqu’elle n’ose pas, dit doucementPauline.

Elle était toute blanche dans son deuil, mais la face apaisée etles yeux clairs. De son air maternel, de cet air grave qu’elleprenait aux heures importantes du ménage, elle les regardait l’unet l’autre ; et elle se contenta de sourire, quand il sedécida à effleurer de ses lèvres les joues tendues de la jeunefille.

Du coup, Véronique, qui voyait ça, les mains ballantes, s’enretourna au fond de sa cuisine, absolument suffoquée. Elle non plusne comprenait pas. Après ce qui s’était passé, il fallait avoirbien peu de cœur. Mademoiselle devenait impossible, quand elle semettait à vouloir être bonne. Ce n’était donc pas assez de toutesles petites pouilleuses, traînées jusque dans la vaisselle :elle amenait maintenant des maîtresses à monsieur Lazare ! Lamaison allait être propre. Quand la bonne se fut soulagée enbougonnant au-dessus de son fourneau, elle revint crier :

– Vous savez que le déjeuner attend depuis une heure… Lespommes de terre sont en charbon.

On déjeuna de grand appétit, mais Chanteau seul riaitfranchement, trop égayé pour remarquer le malaise persistant destrois autres. Ils étaient ensemble d’une prévenanceaffectueuse ; et ils semblaient garder pourtant un fond detristesse inquiète, comme après ces querelles où l’on s’estpardonné, sans pouvoir oublier les injures irréparables. Ensuite,on employa l’après-midi à l’installation de la nouvelle venue. Ellereprit sa chambre du premier étage. Le soir, si madame Chanteauétait descendue se mettre à table, de son petit pas rapide, onaurait cru que le passé tout entier renaissait.

Pendant près d’une semaine encore, la gêne continua. Lazare, quin’osait interroger Pauline, ne s’expliquait toujours pas ce qu’ilconsidérait comme un singulier coup de tête ; car la penséed’un sacrifice possible, d’un choix offert simplement etgrandement, ne lui venait point. Lui-même, dans les désirs quiravageaient son oisiveté, n’avait jamais songé à épouser Louise.Aussi, depuis qu’ils se retrouvaient ensemble tous les trois, enrésultait-il une situation fausse, dont ils souffraient. Ilsavaient des silences embarrassés, certaines phrases restaient àmoitié sur leurs lèvres, par crainte d’une allusion involontaire.Pauline, surprise de ce résultat imprévu, était obligée d’exagérerses rires, pour retourner à la belle insouciance d’autrefois. Maiselle eut d’abord une joie profonde, elle crut sentir que Lazare luirevenait. La présence de Louise l’avait calmé, il la fuyaitpresque, évitait de se trouver seul avec elle, révolté à la penséequ’il pourrait tromper encore la confiance de sa cousine ; etil se rejetait vers celle-ci, tourmenté d’une tendresse fiévreuse,la proclamant d’un air attendri la meilleure de toutes les femmes,une vraie sainte dont il se déclarait indigne. Elle, bien heureuse,jouissait divinement de sa victoire, quand elle le voyait si peuaimable pour l’autre. Au bout de la semaine, elle lui adressa mêmedes reproches.

– Pourquoi te sauves-tu, dès que je suis avec elle ?…Cela me chagrine. Elle n’est pas chez nous pour que nous luifassions mauvais visage.

Lazare, évitant de répondre, eut un geste vague. Alors elle sepermit cette allusion, la seule qui lui échappa jamais :

– Si je l’ai amenée, c’est pour que tu saches bien quedepuis longtemps vous avez mon pardon. J’ai voulu effacer ce vilainrêve, il n’en reste rien… Et, tu vois je n’ai plus peur, j’aiconfiance en vous.

Il la saisit entre ses bras, et la serra très fort. Puis, ilpromit d’être aimable pour l’autre.

À partir de ce moment, les journées coulèrent dans une intimitécharmante. Lazare ne paraissait plus s’ennuyer. Au lieu de remonterchez lui, de s’y enfermer en sauvage, malade de solitude, ilinventait des jeux, il proposait des promenades, dont on rentraitgrisé de grand air. Et ce fut alors, insensiblement, que Louise lereprit tout entier. Il s’accoutumait, osait lui donner le bras, selaissait pénétrer de nouveau par cette odeur troublante, que lemoindre bout de ses dentelles exhalait. D’abord, il lutta, ilvoulut s’éloigner, dès qu’il sentit monter l’ivresse. Mais sacousine elle-même lui criait d’aider la jeune fille, le long desfalaises, lorsqu’ils avaient un ruisseau à sauter ; et ellesautait gaillardement, en garçon, tandis que l’autre, avec un légercri d’alouette blessée, s’abandonnait entre les bras du jeunehomme. Puis, au retour, il la soutenait, leurs rires étouffés,leurs chuchotements à l’oreille recommençaient. Rien encoren’inquiétait Pauline, elle gardait son allure brave, sanscomprendre qu’elle jouait son bonheur, à n’être pas lasse et àn’avoir pas besoin d’être secourue. L’odeur saine de ses bras deménagère ne troublait personne. C’était avec une sorte de téméritésouriante qu’elle les forçait à marcher devant elle, au bras l’unde l’autre, comme pour leur montrer sa confiance.

D’ailleurs, ni l’un ni l’autre ne l’aurait trompée. Si Lazare selaissait reprendre à cette griserie, il se débattait toujours, ilfaisait effort ensuite et se montrait plus affectueux pour elle. Ily avait là une surprise de sa chair, à laquelle il cédaitdélicieusement, tout en jurant bien que, cette fois, le jeus’arrêterait aux rires permis. Pourquoi se serait-il refusé cettejoie, puisqu’il était résolu à rester dans son devoir d’honnêtehomme ? Et Louise avait plus de scrupules encore ; nonqu’elle s’accusât de coquetterie, car elle était naturellementcaressante, elle se donnait sans le savoir, dans un geste, dans unehaleine ; mais elle n’aurait ni fait un pas ni prononcé unmot, si elle avait cru être désagréable à Pauline. Le pardon dupassé la touchait aux larmes, elle voulait lui prouver qu’elle enétait digne, elle lui avait voué une de ces adorations exubérantesde femme, qui se traduisent par des serments, des baisers, toutessortes de cajoleries passionnées. Aussi la surveillait-elle sanscesse, pour accourir, si elle pensait lui voir un nuage au front.Brusquement, elle quittait le bras de Lazare, venait prendre lesien, fâchée de s’être abandonnée un instant ; et elle tâchaitde la distraire, ne la quittait plus, affectait même de bouder lejeune homme. Jamais elle n’avait paru si charmante que dans cetémoi continuel, dans ce besoin de plaire qui l’emportait et qui ladésolait ensuite, emplissant la maison du tourbillon de ses jupeset de ses langueurs câlines de jeune chatte.

Peu à peu, Pauline retomba à ses tortures. Son espoir, sontriomphe d’un moment en augmentait la cruauté. Ce n’étaient pas lessecousses violentes d’autrefois, les crises jalouses quil’affolaient pour une heure ; c’était un écrasement lent,comme une masse tombée sur elle, et dont le poids la broyaitdavantage à chaque minute. Désormais, il n’y avait plus de répitpossible, plus de salut : son malheur était quand même aubout. Certes, elle n’avait aucun reproche à leur faire, tous deuxla comblaient de prévenances, luttaient contre l’entraînement quiles poussait l’un vers l’autre ; et, précisément, ellesouffrait de ces prévenances, elle recommençait à voir clair,depuis qu’ils semblaient s’entendre, pour lui épargner la douleurde leurs amours. La pitié de ces deux amants lui devenaitinsupportable. N’étaient-ce pas des aveux, ces chuchotementsrapides lorsqu’elle les laissait ensemble, puis ces brusquessilences dès qu’elle reparaissait, et ces baisers violents deLouise, et ces humilités affectueuses de Lazare ? Elle lesaurait préférés coupables, la trahissant dans les coins ;tandis que ces précautions d’honnêteté, ces compensations decaresses, qui lui disaient tout, la laissaient désarmée, netrouvant ni la volonté ni l’énergie de reconquérir son bien. Lejour où elle avait ramené sa rivale, sa pensée était de luttercontre elle, s’il le fallait ; seulement, que faire contre desenfants qui se désolaient ainsi de s’aimer ? Elle-même avaitvoulu cela, elle n’aurait eu qu’à épouser Lazare, sans s’inquiétersi elle lui forçait la main. Mais, aujourd’hui encore, malgré sontourment, l’idée de disposer ainsi de lui, d’exigerl’accomplissement d’une promesse qu’il regrettait sans doute, larévoltait. Elle en serait morte, qu’elle l’aurait refusé s’il enaimait une autre.

Cependant, Pauline restait la mère de son petit monde, soignaitChanteau qui allait mal, était obligée de suppléer Véronique dontla propreté se gâtait, sans compter Lazare et Louise qu’ellefeignait de traiter en gamins turbulents pour pouvoir sourire deleurs escapades. Elle arrivait à rire plus haut qu’eux, de ce beaurire sonore qui sonnait la santé et le courage de la vie, avec desnotes limpides de clairon. La maison entière s’égayait. Elle, dumatin au soir, exagérait son activité, refusait d’accompagner lesenfants à la promenade, sous le prétexte d’un grand nettoyage,d’une lessive ou de conserves à conduire. Mais c’était surtoutLazare qui devenait bruyant : il sifflait dans l’escalier,tapait les portes, trouvait les journées trop courtes et tropcalmes. Bien qu’il ne fit rien, la nouvelle passion dont il étaitenvahi, semblait l’occuper au-delà de son temps et de ses forces.Une fois encore, il conquérait le monde, c’étaient chaque jour audîner d’autres projets d’avenir extraordinaires. Déjà lalittérature le dégoûtait, il avouait avoir abandonné la préparationdes examens, qu’il voulait subir afin d’entrer dans leprofessorat ; longtemps, il s’était enfermé chez lui souscette excuse, si découragé, qu’il n’ouvrait pas même unlivre ; et il raillait aujourd’hui sa stupidité, n’était-cepas idiot de se mettre un fil à la patte, pour écrire plus tard desromans et des drames ? Non ! il n’y avait que lapolitique, son plan désormais était bien arrêté : ilconnaissait un peu le député de Caen, il le suivrait à Paris commesecrétaire, et là, en quelques mois, il ferait son chemin. L’Empireavait grand besoin de garçons intelligents. Lorsque Pauline,inquiète de ce galop d’idées, tâchait de calmer sa fièvre en luiconseillant un petit emploi solide, il se récriait sur l’appelait« grand-mère », en façon de plaisanterie. Et le tapagerecommençait, la maison retentissait d’une joie trop grosse, oùl’on sentait l’angoisse d’une misère cachée.

Un jour, comme Lazare et Louise étaient allés seuls àVerchemont, Pauline, ayant besoin d’une recette pour rafraîchir duvelours, monta fouiller la grande armoire de son cousin, où ellecroyait l’avoir vue, sur un bout de papier, entre les deuxfeuillets d’un livre. Et là, parmi des brochures, elle découvrit levieux gant de son amie, ce gant oublié dont il s’était grisé sisouvent, jusqu’à une sorte d’hallucination charnelle. Ce fut pourelle un trait de lumière, elle reconnut l’objet qu’il avait cachéavec un si grand trouble, le soir où elle était montée brusquementlui dire qu’on se mettait à table. Elle tomba sur une chaise, commeachevée par cette révélation. Mon Dieu ! il voulait déjà cettefille avant qu’elle revînt, il vivait avec elle, il avait usé cechiffon de ses lèvres, parce qu’il gardait un peu de sonodeur ! De gros sanglots la secouèrent, tandis que ses yeuxnoyés restaient fixés sur le gant, qu’elle tenait toujours dans sesmains tremblantes.

– Eh bien, mademoiselle, l’avez-vous trouvée ? demandadu palier la voix forte de Véronique, qui montait à son tour. Jevous dis que le meilleur moyen est de frotter avec une couenne delard.

Elle entra, et ne comprit pas d’abord, en la voyant en larmes,les doigts crispés sur ce vieux gant. Mais elle flaira la chambre,elle finit par deviner la cause de ce désespoir.

– Dame ! reprit-elle de l’air brutal qu’elle prenaitde plus en plus, vous deviez bien vous attendre à ce qui arrive… Jevous avais prévenue autrefois. Vous les remettez ensemble, ilss’amusent… et puis, peut-être que Madame avait raison, cetteminette-là l’émoustille plus que vous.

Elle hocha la tête, elle ajouta, en se parlant à elle-même,d’une voix sombre :

– Ah ! Madame voyait clair, malgré ses défauts… Moi,je ne peux toujours pas avaler ça, qu’elle soit morte.

Le soir, dans sa chambre, lorsque Pauline eut fermé sa porte etposé sa bougie sur la commode, elle s’abandonna au bord de son lit,en se disant qu’elle devait marier Lazare et Louise. Toute lajournée, un grand bourdonnement qui lui ébranlait le crâne, l’avaitempêchée de formuler une pensée nette ; et c’était seulement àcette heure de nuit, lorsqu’elle pouvait souffrir sans témoins,qu’elle trouvait enfin cette conséquence inévitable. Il fallait lesmarier, cela retentissait en elle comme un ordre, comme une voix deraison et de justice qu’elle ne pouvait faire taire. Un moment,elle si courageuse, se retourna épouvantée, en croyant entendre lavoix de sa tante qui criait d’obéir. Alors, toute vêtue, elle serenversa, elle enfonça la tête dans l’oreiller, pour étouffer sescris. Oh ! le donner à une autre, le savoir entre les brasd’une autre, à jamais, sans espoir de le reprendre ! Non, ellen’aurait pas ce courage, elle aimait mieux continuer à vivre de savie misérable ; personne ne l’aurait, ni elle, ni cette fille,et lui-même sécherait dans l’attente ! Longtemps elle sedébattit, secouée d’une fureur jalouse, qui levait devant elle desimages charnelles abominables. Toujours, le sang l’emportaitd’abord, une violence que ni les années ni la sagesse n’apaisaient.Puis, elle tomba à un grand épuisement, sa chair étaitanéantie.

Dès lors, allongée sur le dos, sans trouver la force de sedéshabiller, Pauline raisonna longuement. Elle arrivait à seprouver que Louise ferait plus qu’elle pour le bonheur de Lazare.Cette enfant si faible, aux caresses d’amante, ne l’avait-elle pasdéjà tiré de son ennui ? Sans doute il la lui fallait ainsi,pendue continuellement à son cou, chassant de ses baisers les idéesnoires, les terreurs de la mort. Et Pauline se rabaissait, setrouvait trop froide, sans grâce amoureuse de femme, n’ayant que dela bonté, ce qui ne suffit point aux jeunes hommes. Une autreconsidération acheva de la convaincre. Elle était ruinée, et lesprojets d’avenir de son cousin, ces projets qui l’inquiétaient,allaient demander beaucoup d’argent. Devait-elle lui imposer lagêne où vivait la famille, la médiocrité dont elle le voyaitsouffrir ? Ce serait une existence terrible, de continuelsregrets, l’amertume querelleuse des ambitions manquées. Elle luiapporterait toutes les rancunes de la misère, tandis que Louise,qui était riche, lui ouvrirait les grandes situations dont ilrêvait. On assurait que le père de la jeune fille gardait pour songendre une place toute prête ; sans doute il s’agissait d’unesituation dans la banque, et bien que Lazare affectât le dédain desgens de finance, les choses s’arrangeraient certainement. Elle nepouvait hésiter davantage, maintenant il lui semblait qu’ellecommettrait une vilaine action, si elle ne les mariait pas. Cemariage, dans son insomnie, devenait un dénouement naturel etnécessaire, qu’elle devait hâter, sous peine de perdre sa propreestime.

La nuit entière se passa au milieu de cette lutte. Quand le jourparut, Pauline se déshabilla enfin. Elle était très calme, ellegoûta dans le lit un profond repos, sans pouvoir dormir encore.Jamais elle ne s’était sentie si légère, si haute, si détachée.Tout finissait, elle venait de couper les liens de son égoïsme,elle n’espérait plus en rien ni en personne ; et il y avait,au fond d’elle, la volupté subtile du sacrifice. Même elle neretrouvait pas son ancienne volonté de suffire au bonheur dessiens, ce besoin autoritaire qui lui apparaissait à cette heurecomme le dernier retranchement de sa jalousie. L’orgueil de sonabnégation s’en était allé, elle acceptait que les siens fussentheureux en dehors d’elle. C’était le degré suprême dans l’amour desautres : disparaître, donner tout sans croire qu’on donneassez, aimer au point d’être joyeux d’une félicité qu’on n’a pasfaite et qu’on ne partagera pas. Le soleil se levait, lorsqu’elles’endormit d’un grand sommeil.

Ce jour-là, Pauline descendit très tard. En s’éveillant, elleavait eu la joie de sentir en elle, nettes et solides, sesrésolutions de la veille. Puis, elle s’aperçut qu’elle s’étaitoubliée et qu’elle devait pourtant songer au lendemain, dans lanouvelle situation qui allait lui être faite. Si elle avait lecourage de marier Lazare et Louise, jamais elle n’aurait celui derester près d’eux, à partager l’intimité de leur bonheur : ledévouement a des limites, elle redoutait le retour de sesviolences, quelque scène affreuse dont elle serait morte. Du reste,ne faisait-elle point assez déjà ? qui aurait eu la cruauté delui imposer cette torture inutile ? Sa décision fut donc prisesur-le-champ, irrévocable : elle partirait, elle quitteraitcette maison, pleine d’inquiétants souvenirs. C’était toute sa viechangée, et elle ne reculait pas.

Au déjeuner, elle montra cette gaieté tranquille, qui ne laquittait plus. La vue de Lazare et de Louise, côte à côte,chuchotant et riant, la laissa vaillante, sans autre faiblessequ’un grand froid au cœur. Puis, comme on était au samedi, elleimagina de les pousser tous deux à une grande promenade, afin de setrouver seule, lorsque le docteur Cazenove viendrait. Ilspartirent, et elle prit encore la précaution d’aller attendre cedernier sur la route. Dès qu’il l’aperçut, il voulut la fairemonter dans son cabriolet, pour la ramener. Mais elle le pria dedescendre, ils revinrent à petits pas, tandis que Martin, à centmètres devant eux, conduisait la voiture vide.

Et Pauline, en quelques paroles simples, vida son cœur. Elle dittout, son projet de donner Lazare à Louise, sa volonté de quitterla maison. Cette confession lui semblait nécessaire, elle n’avaitpas voulu agir dans un coup de tête, et le vieux médecin était leseul homme qui pût l’entendre.

Brusquement, Cazenove s’arrêta au milieu de la route et lasaisit entre ses longs bras maigres. Il tremblait d’émotion, il luimit un gros baiser sur les cheveux, en la tutoyant.

– Tu as raison, ma fille… Et, vois-tu, je suis enchanté,car ça pouvait finir plus mal encore. Il y a des mois que ça metourmente, j’étais malade d’aller chez vous, tellement je tesentais malheureuse… Ah ! ils t’ont joliment dévalisée, lesbonnes gens : ton argent d’abord, ton cœur ensuite…

La jeune fille tâcha de l’interrompre.

– Mon ami, je vous en supplie… Vous les jugez mal.

– Possible, ça ne m’empêche pas de me réjouir pour toi. Va,va, donne ton Lazare, ce n’est pas un beau cadeau que tu fais àl’autre… Oh ! sans doute, il est charmant, plein desmeilleures intentions ; mais je préfère que l’autre soitmalheureuse avec lui. Ces gaillards qui s’ennuient de tout, sonttrop lourds à porter, même pour des épaules solides comme lestiennes. Je te souhaiterais plutôt un garçon boucher, oui, ungarçon boucher qui rirait nuit et jour à se fendre lesmâchoires.

Puis, voyant des larmes lui monter aux yeux :

– Bon ! tu l’aimes, n’en parlons plus. Et embrasse-moiencore, puisque tu es une fille assez brave pour avoir tant deraison… L’imbécile qui ne comprend pas !

Il lui avait pris le bras, il la serrait contre lui. Alors, ilscausèrent sagement, en se remettant à marcher. Certes, elle feraitbien de quitter Bonneville ; et il se chargeait de lui trouverune situation. Justement, il avait à Saint-Lô une vieille parenteriche, qui cherchait une demoiselle de compagnie. La jeune filleserait parfaitement là, d’autant plus que cette dame, n’ayant pasd’enfant, pourrait s’attacher à elle, peut-être l’adopter plustard. Tout fut réglé, il lui promit une réponse définitive avanttrois jours, et ils convinrent de ne parler à personne de ce projetformel de départ. Elle craignait qu’on n’y vît une menace, ellevoulait faire le mariage, puis s’en aller le lendemain sans bruit,en personne désormais inutile.

Le troisième jour, Pauline reçut une lettre du docteur : onl’attendait à Saint-Lô, dès qu’elle serait libre. Et ce fut ce jourmême, pendant une absence de Lazare, qu’elle emmena Louise au fonddu potager, sur un vieux banc abrité par une touffe de tamaris. Enface, au-dessus du petit mur, on ne voyait que la mer et le ciel,une immensité bleue, coupée à l’horizon d’une grande lignesimple.

– Ma chérie, dit Pauline de son air maternel, nous allonscauser comme deux sœurs, veux-tu ?… Tu m’aimes un peu…

Louise l’interrompit, en la prenant à la taille.

– Oh ! oui.

– Eh bien, si tu m’aimes, tu as tort de ne pas tout medire… Pourquoi gardes-tu tes secrets ?

– Je n’ai pas de secrets.

– Si, tu cherches mal… Voyons, ouvre-moi ton cœur.

Toutes deux, un instant, se regardèrent de si près, qu’ellessentaient la tiédeur de leurs haleines. Cependant, les yeux del’une se troublaient peu à peu, sous le regard limpide de l’autre.Le silence devenait pénible.

– Dis-moi tout. Les choses dont on cause sont bien prèsd’être arrangées, et c’est en les dissimulant qu’on finit par enfaire de vilaines choses… N’est-ce pas ? ce ne serait guèrebeau de nous fâcher, d’en arriver encore à ce que nous avons tantregretté.

Alors, violemment, Louise éclata en sanglots. Elle la serrait àla taille de ses mains convulsives, elle avait laissé tomber satête et la cachait contre l’épaule de son amie, en bégayant aumilieu de ses larmes :

– Oh ! c’est mal de revenir sur cela. On ne devaitjamais en reparler, jamais !… Renvoie-moi tout de suite plutôtque de me faire cette peine.

Vainement, Pauline tâchait de la calmer.

– Non, je comprends bien… Tu me soupçonnes encore. Pourquoime parles-tu d’un secret ? Je n’ai pas de secret, je fais toutau monde pour que tu n’aies aucune reproche à m’adresser. Ce n’estpas ma faute, s’il y a des choses qui t’inquiètent : moi, jesurveille jusqu’à ma façon de rire, sans que ça paraisse… Et, si tune me crois pas, eh bien ! je vais m’en aller, m’en aller toutde suite.

Elles étaient seules, dans le vaste espace. Le potager, brûlépar le vent d’ouest, s’étendait à leurs pieds comme un terraininculte, tandis que, au-delà, la mer immobile déroulait soninfini.

– Mais écoute ! cria Pauline, je ne t’adresse aucunreproche, je désire au contraire te rassurer.

Et, la prenant aux épaules, la forçant à lever les yeux, ellelui dit doucement, en mère qui questionne sa fille :

– Tu aimes Lazare ?… Et il t’aime aussi, je lesais.

Un flot de sang était monté au visage de Louise. Elle tremblaitplus fort, elle voulait se dégager et s’enfuir.

– Mon Dieu ! je suis donc bien maladroite, que tu neme comprennes pas ! Est-ce que j’aborderais un pareil sujetpour te tourmenter ?… Vous vous aimez, n’est-ce pas ? ehbien ! je veux vous marier ensemble, c’est très simple.

Louise, éperdue, cessa de se débattre. Une stupeur arrêta seslarmes, l’immobilisa, les mains tombées et inertes.

– Comment ? et toi ?

– Moi, ma chérie, je me suis interrogée sérieusement depuisquelques semaines, la nuit surtout, dans ces heures de veille oùl’on voit plus clair… Et j’ai reconnu que j’avais uniquement pourLazare une bonne amitié. Ne le remarques-tu pas toi-même ?nous sommes camarades, on dirait deux garçons, il n’y a pas entrenous cet emportement des amoureux…

Elle cherchait ses phrases, afin de rendre vraisemblable sonmensonge. Mais sa rivale la regardait toujours de ses yeux fixes,comme si elle avait pénétré le sens caché des mots.

– Pourquoi mens-tu ? murmura-t-elle enfin. Est-ce quetu es capable de ne plus aimer, quand tu aimes ?

Pauline se troubla.

– Enfin, qu’importe ! vous vous aimez, il est toutnaturel qu’il t’épouse… Moi, j’ai été élevée avec lui, je resteraisa sœur. Les idées passent, quand on s’est attendu si longtemps… Etpuis, il y a encore beaucoup de raisons…

Elle eut conscience qu’elle perdait pied, qu’elle s’égarait, etelle reprit, emportée par sa franchise :

– Oh ! ma chérie, laisse-moi faire ! Si je l’aimeencore assez pour désirer qu’il soit ton mari, c’est que je tecrois maintenant nécessaire à son bonheur. Est-ce que cela tedéplaît ? est-ce que tu n’agirais pas comme moi ?…Voyons, causons gentiment. Veux-tu être du complot ? veux-tuque nous nous entendions ensemble pour le forcer à êtreheureux ? Même s’il se fâchait, s’il croyait me devoir quelquechose, il faudrait m’aider à le persuader, car c’est toi qu’ilaime, c’est toi dont il a besoin… Je t’en prie, sois ma complice,convenons bien de tout, pendant que nous sommes seules.

Mais Louise la sentait si frissonnante, si déchirée dans sessupplications, qu’elle eut une dernière révolte.

– Non, non, je n’accepte pas !… Ce serait abominable,ce que nous ferions là. Tu l’aimes toujours, je le sens bien, et tune sais qu’inventer pour te torturer davantage… Au lieu de t’aider,je vais tout lui dire. Oui, dès qu’il rentrera…

Pauline, de ses deux bras charitables, l’étreignit de nouveau,l’empêcha de continuer, en lui serrant la tête contre sapoitrine.

– Tais-toi, méchante enfant !… Il le faut, songeons àlui.

Le silence retomba, elles restèrent dans cette étreinte. Déjàépuisée, Louise cédait, s’abandonnait avec sa langueurcaressante ; et un flot de larmes était remonté à ses yeux,mais des larmes douces, qui coulaient lentement. Sans parler, ellepressait par moments son amie, comme si elle n’eût rien trouvé deplus discret ni de plus profond pour la remercier. Elle la sentaitau-dessus d’elle, si saignante et si haute, qu’elle n’osait mêmelever les yeux, de peur de rencontrer son regard. Cependant, aubout de quelques minutes, elle se hasarda, renversa la tête dansune confusion souriante, puis haussa les lèvres et lui donna unbaiser muet. La mer, au loin, sous le ciel sans tache, n’avait pasune vague qui rompît son bleu immense. C’était une pureté, unesimplicité où longtemps encore elles égarèrent les paroles qu’ellesne disaient plus.

Lorsque Lazare fut rentré, Pauline le rejoignit dans sa chambre,cette vaste pièce aimée où ils avaient grandi tous deux. Ellevoulait, le jour même, aller au bout de son ouvrage. Avec lui, ellene chercha point de transition, elle parla résolument. La pièceétait pleine des souvenirs d’autrefois : des algues sèchestraînaient, le modèle des épis encombrait le piano, la tabledébordait de livres de science et de morceaux de musique.

– Lazare, demanda-t-elle, veux-tu causer ? J’ai deschoses sérieuses à te dire.

Il parut surpris, vint se planter devant elle.

– Quoi donc ?… Est-ce que papa est menacé ?

– Non, écoute… Il faut enfin aborder ce sujet, car celan’avance à rien de nous taire. Tu te rappelles que ma tante avaitfait le projet de nous marier ; nous en avons parlé beaucoup,et il n’en est plus question depuis des mois. Eh bien, je pensequ’il serait sage à cette heure d’abandonner ce projet.

Le jeune homme était devenu pâle ; mais il ne la laissa pasfinir, il cria violemment :

– Quoi ? que chantes-tu là ?… Est-ce que tu n’espas ma femme ? Demain, si tu veux, nous irons dire à l’abbéd’en finir… Et c’est ça que tu appelles des chosessérieuses !

Elle répondit de sa voix tranquille :

– C’est très sérieux, puisque tu te fâches… Je te répètequ’il faut en causer. Certes, nous sommes de vieux camarades, maisje crains fort qu’il n’y ait pas en nous l’étoffe de deux amoureux.À quoi bon nous entêter dans une idée, qui ne ferait peut-être lebonheur ni de l’un ni de l’autre ?

Alors, Lazare se jeta dans un flot de paroles entrecoupées.Était-ce une querelle qu’elle lui cherchait ? Il ne pouvaitpourtant pas être tout le temps à son cou. Si l’on avait remis demois en mois le mariage, elle savait qu’il n’en était point lacause. Et c’était injuste de lui dire qu’il ne l’aimait plus. Ill’avait tant aimée, dans cette chambre précisément, qu’il n’osaitl’effleurer de ses doigts, par terreur d’être emporté et de se malconduire. À ce souvenir du passé, une rougeur monta aux joues dePauline : il avait raison, elle se rappelait ce court désir,cette haleine ardente dont il l’enveloppait. Mais combien cesheures de frissons délicieux étaient loin, et quelle froide amitiéde frère il lui témoignait maintenant ! Aussi répondit-elled’un air triste :

– Mon pauvre ami, si tu m’aimais réellement, au lieu deplaider comme tu le fais, tu serais déjà dans mes bras, et tusangloterais, et tu trouverais d’autres choses pour mepersuader.

Il pâlit davantage, il eut un geste vague de protestation, en selaissant tomber sur une chaise.

– Non, continua-t-elle, c’est clair, tu ne m’aimes plus…Que veux-tu ? nous ne sommes sans doute pas faits l’un pourl’autre. Quand nous étions enfermés ici, tu étais bien forcé desonger à moi. Et, plus tard, l’idée t’en a passé, ça n’a pas duré,parce que je n’avais rien pour te retenir.

Une dernière secousse d’exaspération l’emporta. Il s’agita surla chaise, en bégayant :

– Enfin, où veux-tu en venir ? Qu’est-ce que tout celasignifie, je te le demande ? Je rentre bien tranquille, jemonte pour mettre mes pantoufles, et tu me tombes sur le dos, etsans crier gare tu entames une histoire extravagante… Je ne t’aimeplus, nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre, il faut romprenotre mariage… Encore une fois, qu’est-ce que celasignifie ?

Pauline, qui s’était approchée de lui, dit lentement :

– Cela signifie que tu en aimes une autre, et que je teconseille de l’épouser.

Un instant, Lazare resta muet. Puis, il prit le parti dericaner. Bon ! les scènes recommençaient, encore sa jalousiequi allait mettre tout en l’air ! Elle ne pouvait le voir gaiun seul jour, il fallait qu’elle fit le vide autour de lui. Paulinel’écoutait d’un air de douleur profonde ; et, brusquement,elle lui posa sur les épaules ses mains tremblantes, elle laissaéclater son cœur dans ce cri involontaire :

– Ô mon ami, peux-tu croire que je cherche à tetorturer !… Tu ne comprends donc pas que je veux uniquement tajoie, que j’accepterais tout pour t’assurer un plaisir d’uneheure ! N’est-ce pas ? tu aimes Louise, eh bien ! jete dis de l’épouser… Entends cela, je ne compte plus, je te ladonne.

Il la regardait, effaré. Dans cette nature nerveuse et sanséquilibre, les sentiments sautaient aux extrêmes, à la moindresecousse. Ses paupières battirent, il sanglota.

– Tais-toi, je suis un misérable ! Oui, je me méprisepour tout ce qui se passe dans cette maison depuis des années… Jesuis ton créancier, ne dis pas non ! Nous t’avons pris tonargent, je l’ai gaspillé comme un imbécile, et voilà maintenant queje roule assez bas, pour que tu me fasses l’aumône de ma parole,pour que tu me la rendes par pitié, comme à un homme sans courageet sans honneur.

– Lazare ! Lazare ! murmura-t-elleépouvantée.

D’un mouvement furieux, il s’était mis debout, et il marchait,il se battait la poitrine de ses poings.

– Laisse-moi ! Je me tuerais tout de suite, si je mefaisais justice… N’est-ce pas toi que je devrais aimer ?N’est-ce pas abominable de désirer cette autre, parce que sansdoute elle n’était pas pour moi, parce qu’elle est moins bonne etmoins bien portante, est-ce que je sais ? Quand un homme tombeà ces choses, c’est qu’il y a de la boue au fond… Tu vois que je necache rien, que je ne cherche guère à m’excuser… Écoute, plutôt qued’accepter ton sacrifice, je mettrais moi-même Louise à la porte etje m’en irais en Amérique, et je ne vous reverrais jamais, ni l’uneni l’autre.

Longuement, elle s’efforça de le calmer et de le raisonner. Nepouvait-il donc une fois prendre la vie comme elle était, sansexagération ? Ne voyait-il pas qu’elle lui parlait avecsagesse, après avoir beaucoup réfléchi ? Ce mariage seraitexcellent pour tout le monde. Si elle en causait d’une voix sipaisible, c’était que loin d’en souffrir maintenant, elle lesouhaitait. Mais, emportée par son désir de le convaincre, elle eutla maladresse de faire une allusion à la fortune de Louise et delaisser entendre que Thibaudier, le lendemain du mariage,trouverait pour son gendre une situation.

– C’est cela, cria-t-il, repris de violence, vends-moi àprésent ! Dis tout de suite que je ne dois plus vouloir detoi, parce que je t’ai ruinée, et qu’il me reste à commettre lavilenie d’aller ailleurs épouser une fille riche… Ah ! non,tiens ! tout cela est trop sale. Jamais entends-tu ?jamais !

Pauline, à bout de force, cessa de le supplier. Il y eut unsilence. Lazare était retombé sur la chaise, les jambes brisées,tandis qu’elle, à son tour, marchait dans la vaste pièce, mais aveclenteur, en s’attardant devant chaque meuble ; et, de cesvieilles choses amies, de la table qu’elle avait usée de sescoudes, de l’armoire où les jouets de son enfance étaient enfouisencore, de tous les souvenirs qui traînaient là, lui remontait aucœur un espoir qu’elle ne voulait pas entendre, et dont la douceurpourtant la gagnait peu à peu tout entière. S’il l’aimaitréellement assez pour refuser d’être à une autre ! Mais elleconnaissait les lendemains d’abandon, cachés sous la fouguepremière de ces beaux sentiments. Puis, c’était lâche d’espérer,elle craignait de céder à une ruse de sa faiblesse.

– Tu réfléchiras, finit-elle par conclure, en s’arrêtantdevant lui. Je ne veux pas nous tourmenter davantage… Demain, jesuis certaine que tu seras plus raisonnable.

Le lendemain pourtant se passa dans une grande gêne. Unetristesse sourde, une sorte d’aigreur assombrissait de nouveau lamaison. Louise avait les yeux rouges, Lazare la fuyait et passaitles heures enfermé dans sa chambre. Puis, les jours suivants, cettegêne se dissipa peu à peu, et les rires recommencèrent, leschuchotements, les frôlements tendres. Pauline attendait, secouéed’espérances folles, malgré sa raison. Avant cette incertitudeaffreuse, il lui semblait ne pas avoir connu la souffrance. Un soirenfin, au crépuscule, comme elle descendait à la cuisine prendreune bougie, elle trouva Lazare et Louise qui s’embrassaient dans lecorridor. La jeune fille s’enfuit en riant, et lui, encouragé parl’ombre, saisit Pauline à son tour, lui planta sur les joues deuxgros baisers de frère.

– J’ai réfléchi, murmura-t-il. Tu es la meilleure et laplus sage… Mais je t’aime toujours, je t’aime comme j’ai aimémaman.

Elle eut la force de répondre :

– C’est une affaire arrangée, je suis bien contente.

De crainte de s’évanouir, elle n’osa entrer dans la cuisine,tellement elle se sentait pâle, au froid de son visage. Sanslumière, elle remonta chez elle, en disant qu’elle avait oubliéquelque chose. Et là, dans les ténèbres, elle crut qu’elleexpirait, étouffant, ne trouvant pas même des larmes. Que luiavait-elle fait, mon Dieu ! pour qu’il eût ainsi poussé lacruauté jusqu’à élargir la blessure ? Ne pouvait-il accepterimmédiatement, le jour où elle avait toute sa force, sans l’amollird’une espérance vaine ? Maintenant le sacrifice devenaitdouble, elle le perdait une seconde fois, et d’autant plusdouloureusement, qu’elle s’était imaginé le reprendre. MonDieu ! elle avait du courage, mais c’était mal de lui rendresa tâche si affreuse.

Tout fut rapidement réglé. Véronique, béante, ne comprenaitplus, trouvait que les choses marchaient à l’envers depuis la mortde Madame. Mais ce fut surtout Chanteau que ce dénouementbouleversa. Lui, qui d’ordinaire ne s’occupait de rien et quihochait la tête d’approbation à chaque volonté des autres, commeretiré dans l’égoïsme des minutes de calme qu’il volait à ladouleur, se mit à pleurer, quand Pauline elle-même lui annonça lenouvel arrangement. Il la regardait, il balbutiait, des aveux luiéchappaient en paroles étranglées : ce n’était pas sa faute,il aurait voulu agir autrement jadis, et pour l’argent, et pour lemariage ; mais elle savait bien qu’il se portait trop mal.Alors, elle l’embrassa, en lui jurant que c’était elle qui forçaitLazare à épouser Louise, par raison. Au premier moment, il n’osa lacroire il clignait les yeux avec un reste de tristesse, enrépétant :

– Bien vrai ? bien vrai ?

Puis, comme il la voyait rire, il se consola vite et devint mêmetout à fait joyeux. Enfin, il était soulagé, car cette vieilleaffaire lui barrait le cœur, sans qu’il osât en parler. Il baisaLouisette sur les joues, il retrouva, le soir, au dessert, unechanson gaillarde. Pourtant, en allant se coucher, il eut unedernière inquiétude.

– Tu restes avec nous, n’est-ce pas ? demanda-t-il àPauline.

Elle hésita une seconde ; et, rougissant de sonmensonge :

– Mais sans doute.

Il fallut un grand mois, pour les formalités. Thibaudier, lepère de Louise, avait agréé tout de suite la demande de Lazare, quiétait son filleul. Il n’y eut entre eux une discussion que deuxjours avant les noces, lorsque le jeune homme refusa nettement dediriger à Paris une compagnie d’assurances, dont le banquier étaitle plus fort actionnaire. Lui, entendait passer encore un an oudeux à Bonneville, où il écrirait un roman, un chef-d’œuvre, avantd’aller conquérir Paris. D’ailleurs, Thibaudier se contenta dehausser les épaules, en le traitant amicalement de grande bête.

Le mariage devait avoir lieu à Caen. Pendant les quinze derniersjours, ce furent des allées et venues continuelles, une fièvreextraordinaire de voyages. Pauline s’étourdissait, accompagnaitLouise, rentrait brisée. Comme Chanteau ne pouvait quitterBonneville, elle avait dû promettre d’assister à la cérémonie, oùelle serait seule à représenter la famille de son cousin.L’approche de cette journée la terrifiait. La veille, elles’arrangea pour ne pas coucher à Caen, car il lui semblait qu’ellesouffrirait moins, si elle revenait dormir dans sa chambre, aubercement aimé de la grande mer. Elle prétendit que la santé de sononcle lui donnait des craintes, qu’elle ne voulait pas s’éloignerde lui si longtemps. Vainement, lui-même la pressait de passerquelques jours là-bas : est-ce qu’il était malade ? aucontraire, très surexcité par l’idée de ces noces, de ce repas dontil ne serait point, il méditait sournoisement d’exiger de Véroniqueun plat défendu, un perdreau truffé par exemple, ce qu’il nemangeait jamais sans être certain d’une crise. Malgré tout, lajeune fille déclara qu’elle rentrerait le soir ; et ellecomptait aussi être de la sorte plus libre, pour faire sa malle lelendemain, et disparaître.

Une pluie fine tombait, minuit venait de sonner, lorsque lavieille berline de Malivoire ramena Pauline le soir du mariage.Vêtue d’une robe de soie bleue, mal garantie par un petit châle,elle était frissonnante, très pâle, les mains chaudes pourtant.Dans la cuisine, elle trouva Véronique qui l’attendait, endormiesur un coin de la table ; et la chandelle qui brûlait trèshaute, fit battre ses yeux, d’un noir profond, comme emplis desténèbres de la route, où ils étaient restés grands ouverts, depuisArromanches. Elle ne put tirer que des mots sans suite de lacuisinière ensommeillée : Monsieur n’avait pas été sage,maintenant il dormait, personne n’était venu. Alors, elle prit unebougie et elle monta, glacée par la maison vide, désespérée jusqu’àla mort de l’ombre et du silence qui lui écrasaient lesépaules.

Au deuxième étage, elle avait hâte de se réfugier chez elle,lorsqu’un mouvement irrésistible, dont elle s’étonna, lui fitouvrir la porte de Lazare. Elle haussa la bougie pour voir, commesi la chambre lui semblait emplie de fumée. Rien n’était changé,chaque meuble était à sa place ; et, cependant, elle avait unesensation de désastre et d’anéantissement, une peur sourde, ainsique dans la chambre d’un mort. À pas ralentis, elle s’avançajusqu’à la table, regarda l’encrier, la plume, une page commencéequi traînait encore. Puis, elle s’en alla. C’était fini, la portese ferma sur le vide sonore de la pièce.

Chez elle, la même sensation d’inconnu l’attendait. Était-cedonc sa chambre, avec les roses bleues du papier peint, le lit defer étroit, drapé de rideaux de mousseline ? Elle vivait làpourtant depuis tant d’années ! Sans poser la bougie, elle sicourageuse d’habitude, fit une visite, écarta les rideaux, regardasous le lit, derrière les meubles. C’était en elle un ébranlement,une stupeur, qui la tenait debout devant les choses. Jamais ellen’aurait cru qu’une pareille angoisse pût tomber de ce plafond,dont elle connaissait chaque tache ; et elle regrettait, àcette heure, de n’être pas restée à Caen, elle sentait cette maisonplus effrayante, si peuplée de souvenirs et si vide, aux ténèbressi froides par cette nuit de tempête. L’idée de se coucher luiétait insupportable. Elle s’assit, sans même ôter son chapeau,resta quelques minutes immobile, les yeux grands ouverts sur labougie qui l’aveuglait. Brusquement, elle s’étonna, quefaisait-elle à cette place, la tête pleine d’un tumulte, dont lebourdonnement l’empêchait de penser ? Il était une heure, elleserait mieux dans son lit. Et elle se mit à se déshabiller, de sesmains chaudes et lentes.

Un besoin d’ordre persistait, dans cette débâcle de sa vie. Elleserra soigneusement son chapeau, s’inquiéta d’un coup d’œil si sesbottines n’avaient pas souffert. Sa robe était déjà pliée audossier d’une chaise, elle n’avait plus qu’un jupon et sa chemise,lorsque son regard tomba sur sa gorge de vierge. Peu à peu, uneflamme empourpra ses joues. Du trouble de son cerveau, des imagesse précisaient et se dressaient, les deux autres dans leur chambre,là-bas, une chambre qu’elle connaissait, où elle-même, le matin,avait porté des fleurs. La mariée était couchée, lui entrait,s’approchait avec un rire tendre. D’un geste violent, elle fitglisser son jupon, enleva sa chemise ; et, nue maintenant,elle se contemplait encore. Ce n’était donc pas pour elle cettemoisson de l’amour ? Jamais sans doute les noces neviendraient. Son regard descendait de sa gorge, d’une dureté debouton éclatant de sève, à ses hanches larges, à son ventre oùdormait une maternité puissante. Elle était mûre pourtant, ellevoyait la vie gonfler ses membres, fleurir aux plis secrets de sachair en toison noire, elle respirait son odeur de femme, comme unbouquet épanoui dans l’attente de la fécondation. Et ce n’était paselle, c’était l’autre, au fond de cette chambre, là-bas, qu’elleévoquait nettement, pâmée entre les bras du mari dont elle-mêmeattendait la venue depuis des années ?

Mais elle se pencha davantage. La coulée rouge d’une goutte desang, le long de sa cuisse, l’étonnait. Soudain elle comprit :sa chemise, glissée à terre, semblait avoir reçu l’éclaboussementd’un coup de couteau. C’était donc pour cela qu’elle éprouvait,depuis son départ de Caen, une telle défaillance de tout soncorps ? Elle ne l’attendait point si tôt, cette blessure, quela perte de son amour venait d’ouvrir, aux sources mêmes de la vie.Et la vue de cette vie qui s’en allait inutile, combla sondésespoir. La première fois, elle se souvenait d’avoir criéd’épouvante, lorsqu’elle s’était trouvée un matin ensanglantée.Plus tard, n’avait-elle pas eu l’enfantillage, le soir, avantd’éteindre sa bougie, d’étudier d’un regard furtif l’éclosioncomplète de sa chair et de son sexe ? Elle était fière commeune sotte, elle goûtait le bonheur d’être une femme. Ah !misère ! la pluie rouge de la puberté tombait là, aujourd’hui,pareille aux larmes vaines que sa virginité pleurait en elle.Désormais, chaque mois ramènerait ce jaillissement de grappe mûre,écrasée aux vendanges, et jamais elle ne serait femme, et ellevieillirait dans la stérilité !

Alors, la jalousie la reprit aux entrailles, devant les tableauxque son excitation déroulait toujours. Elle voulait vivre, et vivrecomplètement, faire de la vie, elle qui aimait la vie ! À quoibon être, si l’on ne donne pas son être ? Elle voyait les deuxautres, une tentation de balafrer sa nudité lui faisait chercherses ciseaux du regard. Pourquoi ne pas couper cette gorge, briserces cuisses, achever d’ouvrir ce ventre et faire couler ce sangjusqu’à la dernière goutte ? Elle était plus belle que cettemaigre fille blonde, elle était plus forte, et lui ne l’avait paschoisie cependant. Jamais elle ne le connaîtrait, rien en elle nedevait plus l’attendre, ni les bras, ni les hanches, ni les lèvres.Tout pouvait être jeté à la borne, comme un haillon vide. Était-cepossible qu’ils fussent ensemble, lorsqu’elle restait seule àgrelotter de fièvre, dans cette maison froide !

Brusquement, elle s’abattit sur le lit, à plat ventre. Elleavait saisi l’oreiller dans ses bras convulsifs, elle le mordaitpour étouffer ses sanglots ; et elle tâchait de tuer sa chairrévoltée, en l’écrasant sur le matelas. De longues secousses lasoulevaient, de la nuque aux talons. Vainement, ses paupières seserraient pour ne plus voir, elle voyait quand même, desmonstruosités se levaient dans l’obscurité. Que faire ? Secrever les yeux, et voir encore, voir toujours peut-être !

Les minutes passaient, elle n’avait plus conscience que del’éternité de sa torture. Un effroi la remit debout. Quelqu’unétait là, car elle avait entendu rire. Mais elle ne trouva que sabougie presque achevée, qui venait de faire éclater la bobèche. Siquelqu’un pourtant l’avait vue ? Ce rire imaginaire couraitencore sur sa peau comme une caresse brutale. Était-ce vraimentelle, qui restait nue ainsi ? Une pudeur la prenait, elleavait croisé les bras devant sa gorge, dans une attitude éperdue,pour ne plus s’apercevoir elle-même. Enfin, vivement, elle passaune chemise de nuit, elle retourna s’enfouir sous les couvertures,qu’elle monta jusqu’à son menton. Son corps grelottant se faisaittout petit. Quand la bougie fut éteinte, elle ne bougea plus,anéantie par la honte de cette crise.

Pauline fit sa malle dans la matinée, sans trouver la forced’annoncer son départ à Chanteau. Cependant, le soir, il falluttout lui dire, car le docteur Cazenove devait venir la chercher lelendemain et la mener lui-même chez sa parente. Lorsqu’il eutcompris, l’oncle, bouleversé, leva ses pauvres mains infirmes, dansun geste fou, comme pour la retenir ; et il bégayait, il lasuppliait. Elle ne ferait jamais ça, elle ne le quitterait pas, carce serait un meurtre, il en mourrait à coup sûr. Puis, quand il lavit s’entêter doucement et qu’il devina ses raisons, il se décida àconfesser le tort qu’il avait eu de manger du perdreau la veille.Des pointes légères le brûlaient déjà aux jointures. C’étaittoujours la même histoire, il succombait dans la lutte :mangerait-il ? souffrirait-il ? et il mangeait, certainde souffrir, à la fois contenté et terrifié. Mais elle n’aurait pasle courage peut-être de l’abandonner, au beau milieu d’unaccès.

En effet, vers six heures du matin, Véronique monta prévenirMademoiselle qu’elle entendait Monsieur gueuler dans sa chambre.Elle était d’une humeur exécrable, elle grondait par toute lamaison que, si Mademoiselle s’en allait, elle filerait également,parce qu’elle en avait assez de soigner un vieux si peuraisonnable. Pauline, une fois encore, dut s’installer au chevet deson oncle. Quand le docteur se présenta pour l’emmener, elle luimontra le malade, qui triomphait, hurlant plus fort, lui criant departir, si elle en avait le cœur. Tout fut retardé.

Chaque jour, la jeune fille tremblait de voir revenir Lazare etLouise, que leur nouvelle chambre, l’ancienne chambre d’ami,arrangée à leur intention, attendait depuis le lendemain dumariage. Ils s’oubliaient à Caen, Lazare écrivait qu’il prenait desnotes sur le monde de la finance, avant de s’enfermer à Bonneville,pour commencer un grand roman, où il voulait dire la vérité sur lesbâcleurs d’affaires. Puis, un matin, il débarqua sans sa femme, ilannonça tranquillement qu’il allait s’installer avec elle àParis : son beau-père l’avait convaincu, il acceptait la placedans la compagnie d’assurances, sous le prétexte qu’il prendraitainsi ses notes sur le vif ; et plus tard il verrait, ilreviendrait à la littérature.

Quand Lazare eut rempli deux caisses des objets qu’il emportait,et que la berline de Malivoire fut venue le chercher avec sesbagages, Pauline rentra étourdie, ne retrouvant plus en elle sesvolontés anciennes. Chanteau, encore très souffrant, luidemanda :

– Tu restes, j’espère ? Attends donc de m’avoirenterré !

Elle ne voulut pas répondre immédiatement. En haut, sa malleétait toujours faite. Elle la regardait pendant des heures. Puisqueles autres allaient à Paris, c’était mal d’abandonner son oncle.Certes, elle se défiait des résolutions de son cousin ; mais,si le ménage revenait, elle serait libre alors de s’éloigner. EtCazenove, furieux, lui ayant dit qu’elle perdait une positionsuperbe, pour gâcher son existence chez des gens qui vivaientd’elle depuis sa jeunesse, elle se décida tout d’un coup.

– Va-t’en, lui répétait maintenant Chanteau. Si tu doisgagner des écus et être si heureuse, je ne peux pas t’obliger àtraîner la savate avec un éclopé comme moi… Va-t’en.

Un matin, elle répondit :

– Non, mon oncle, je reste.

Le docteur, qui était là, partit en levant les bras au ciel.

– Elle est impossible, cette petite ! Et quel guêpier,là-dedans ! Jamais elle n’en sortira.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer