La Joie de vivre

Chapitre 7

 

La complication des cérémonies et certaines affaires à réglerretinrent Lazare et Pauline deux jours à Caen. Quand ils revinrent,après une dernière visite au cimetière, le temps avait changé, unebourrasque soufflait sur les côtes. Ils partirent d’Arromanches parune pluie battante, le vent soufflait si fort que la capote ducabriolet menaçait d’être emportée. Pauline se rappelait sonpremier voyage, lorsque madame Chanteau l’avait amenée deParis : c’était par une tempête pareille, la pauvre tante luidéfendait de se pencher hors de la voiture, et lui rattachait àtoute minute un foulard autour du cou. Dans son coin, Lazaresongeait aussi, revoyait sa mère sur cette route, impatiente del’embrasser, à chacun de ses retours : une fois, en décembre,elle avait fait deux lieues à pied, il l’avait trouvée assise surcette borne. La pluie tombait sans relâche, la jeune fille et soncousin n’échangèrent pas une parole d’Arromanches à Bonneville.

Cependant, comme on arrivait, la pluie cessa ; mais le ventredoublait de violence, il fallut que le cocher descendit, pourprendre le cheval par la bride. Enfin, la voiture s’arrêtait devantla porte, lorsque le pêcheur Houtelard passa en courant.

– Ah ! monsieur Lazare, cria-t-il, c’est fichu, cettefois !… Elle vous casse vos machines.

On ne pouvait voir la mer, de cet angle de la route. Le jeunehomme, qui avait levé la tête, venait d’apercevoir Véronique deboutsur la terrasse, les yeux vers la plage. De l’autre côté, abritécontre le mur de son jardin, dans la crainte que le vent ne fendîtsa soutane, l’abbé Horteur regardait aussi. Il se pencha pour crierà son tour :

– Ce sont vos épis qu’elle nettoie !

Alors, Lazare descendit la côte, et Pauline le suivit, malgré letemps affreux. Quand ils débouchèrent au bas de la falaise, ilsrestèrent saisis du spectacle qui les attendait. La marée, une desgrandes marées de septembre, montait avec un fracasépouvantable ; elle n’était pourtant pas annoncée comme devantêtre dangereuse ; mais la bourrasque qui soufflait du norddepuis la veille, la gonflait si démesurément, que des montagnesd’eau s’élevaient de l’horizon, et roulaient, et s’écroulaient surles roches. Au loin, la mer était noire, sous l’ombre des nuages,galopant dans le ciel livide.

– Remonte, dit le jeune homme à sa cousine. Moi, je vaisdonner un coup d’œil, et je reviens tout de suite.

Elle ne répondit pas, elle continua de le suivre jusqu’à laplage. Là, les épis et une grande estacade, qu’on avait construitedernièrement, soutenaient un effroyable assaut. Les vagues, de plusen plus grosses, tapaient comme des béliers, l’une aprèsl’autre ; et l’armée en était innombrable, toujours des massesnouvelles se ruaient. De grands dos verdâtres, aux crinièresd’écume, moutonnaient à l’infini, se rapprochaient sous une pousséegéante ; puis, dans la rage du choc, ces monstres volaienteux-mêmes en poussière d’eau, tombaient en une bouillie blanche,que le flot paraissait boire et remporter. Sous chacun de cesécroulements, les charpentes des épis craquaient. Un déjà avait euses jambes de force cassées, et la longue poutre centrale, retenuepar un bout, branlait désespérément, ainsi qu’un tronc mort dont lamitraille aurait coupé les membres. Deux autres résistaientmieux ; mais on les sentait trembler dans leurs scellements,se fatiguer et comme s’amincir, au milieu de l’étreinte mouvantequi semblait vouloir les user pour les rompre.

– Je disais bien, répétait Prouane, très ivre, adossé à lacoque trouée d’une vieille barque, fallait voir ça quand le ventsoufflerait d’en haut… Elle s’en moque un peu, de ses allumettes, àce jeune homme !

Des ricanements accueillaient ces paroles. Tout Bonneville étaitlà, les hommes, les femmes, les enfants, très amusés par lesclaques énormes que recevaient les épis. La mer pouvait écraserleurs masures, ils l’aimaient d’une admiration peureuse, ils enauraient pris pour eux l’affront, si le premier monsieur venul’avait domptée, avec quatre poutres et deux douzaines dechevilles. Et cela les excitait, les gonflait comme d’un triomphepersonnel, de la voir enfin se réveiller et se démuseler, en uncoup de gueule.

– Attention ! criait Houtelard, regardez-moi quelatout… Hein ? elle lui a enlevé deux pattes !

Ils s’appelaient. Cuche comptait les vagues.

– Il en faut trois, vous allez voir… Une, ça ledécolle ! deux, c’est balayé ! Ah ! la gueuse, deuxlui ont suffi !… Quelle gueuse, tout de même !

Et ce mot était une caresse. Des jurons attendris s’élevaient.La marmaille dansait, quand un paquet d’eau plus effrayants’abattait et brisait du coup les reins d’un épi. Encore un !encore un ! tous y resteraient, craqueraient, comme des pucesde mer sous le sabot d’un enfant. Mais la marée montait toujours,et la grande estacade restait debout. C’était le spectacle attendu,la bataille décisive. Enfin, les premières vagues s’engouffrèrentdans les charpentes. On allait rire.

– Dommage qu’il ne soit pas là, le jeune homme ! ditla voix goguenarde de ce gueux de Tourmal. Il pourrait s’accotercontre, pour les renforcer.

Un sifflement le fit taire, des pêcheurs venaient d’apercevoirLazare et Pauline. Ceux-ci, très pâles, avaient entendu, et ilscontinuaient à regarder le désastre en silence. Ce n’était rien,ces poutres brisées ; mais la marée devait monter encorependant deux heures, le village souffrirait certainement, sil’estacade ne résistait pas. Lazare avait pris sa cousine contrelui, en la tenant à la taille, pour la protéger des rafales, dontles souffles passaient comme des coups de faux. Une ombre lugubretombait du ciel noir, les vagues hurlaient, tous deux demeuraientimmobiles, en grand deuil, dans la poussière d’eau volante, dans laclameur qui s’enflait, toujours plus haute. Autour d’eux,maintenant, les pêcheurs attendaient, la bouche tordue par undernier ricanement, travaillés sourdement d’une inquiétudecroissante.

– Ça ne va pas être long, murmura Houtelard.

L’estacade pourtant résistait. À chaque lame qui la couvraitd’écume, les charpentes noires, enduites de goudron, reparaissaientsous l’eau blanche. Mais, dès qu’une pièce de bois fut rompue, lespièces voisines commencèrent à s’en aller, morceau à morceau.Depuis cinquante ans, les anciens n’avaient pas vu une mer aussiforte. Bientôt, il fallut s’éloigner, les poutres arrachéesbattaient les autres, achevaient de démolir l’estacade, dont lesépaves étaient violemment jetées à terre. Il n’en restait qu’unetoute droite pareille à une de ces balises qu’on plante sur lesécueils. Bonneville cessait de rire, des femmes emportaient desenfants en larmes. La gueuse les reprenait, c’était une stupeurrésignée, la ruine attendue et subie, dans ce voisinage si étroitde la grande mer qui les nourrissait et les tuait. Il y eut unedébandade, un galop de gros souliers : tous se réfugiaientderrière les murs de galets, dont la ligne seule protégeait encoreles maisons. Des pieux cédaient déjà, les planches étaientenfoncées, les vagues énormes passaient par-dessus les murs tropbas. Rien ne résista plus, un paquet d’eau alla briser les vitres,chez Houtelard, et inonder sa cuisine. Alors, ce fut une déroute,il ne restait que la mer victorieuse, balayant la plage.

– Ne rentre pas ! criait-on à Houtelard. Le toit vacrever.

Lentement, Lazare et Pauline avaient reculé devant le flot.Aucun secours n’était possible, ils remontaient chez eux, lorsquela jeune fille, à mi-côte, jeta un dernier coup d’œil sur levillage menacé.

– Pauvres gens ! murmura-t-elle.

Mais Lazare ne leur pardonnait pas leurs rires imbéciles. Blesséau cœur par cette débâcle qui était pour lui une défaite, il eut ungeste de colère, il desserra enfin les dents.

– Qu’elle couche dans leur lit, puisqu’ils l’aiment !Ce n’est fichtre pas moi qui l’en empêcherai !

Véronique descendait à leur rencontre avec un parapluie, car lesaverses recommençaient. L’abbé Horteur, toujours abrité derrièreson mur, leur cria des phrases qu’ils ne purent entendre. Ce tempsabominables, les épis détruits, la misère de ce village qu’ilslaissaient en danger, attristaient encore leur retour. Quand ilsrentrèrent dans la maison, elle leur sembla nue et glacée ;seul, le vent en traversait les pièces mornes, d’un hurlementcontinu. Chanteau, assoupi devant le feu de coke, se mit à pleurer,dès qu’ils parurent. Ni l’un ni l’autre ne monta changer devêtements, pour éviter les souvenirs affreux de l’escalier. Latable était prête, la lampe allumée, on dîna tout de suite. Ce futune soirée sinistre, les secousses profondes de la mer, dont lesmurs tremblaient, coupaient les paroles rares. Lorsqu’elle servitle thé, Véronique annonça que la maison des Houtelard et cinqautres étaient déjà par terre ; cette fois, la moitié duvillage y resterait. Chanteau, désespéré de n’avoir pu encoreretrouver son équilibre dans ses souffrances, lui ferma la bouche,en disant qu’il avait bien assez de son malheur et qu’il ne voulaitpas entendre parler de celui des autres. Après l’avoir mis au lit,tous se couchèrent, brisés de fatigue. Jusqu’au jour, Lazare gardade la lumière ; et, à plus de dix reprises, Pauline, inquiète,ouvrit doucement sa porte pour écouter ; mais il ne montait,du premier étage, vide maintenant, qu’un silence de mort.

Dès le lendemain, commencèrent pour le jeune homme les heureslentes et poignantes qui suivent les grands deuils. Il s’éveillaitcomme d’un évanouissement, après une chute, dont ses membresauraient gardé la courbature ; et il avait à présent toute satête, le souvenir très net, dégagé du cauchemar qu’il venait detraverser, avec la vision trouble de la fièvre. Chaque détailrenaissait, il revivait ses douleurs. Le fait de la mort qu’iln’avait pas encore touché, était là, chez lui, dans la pauvre mèreemportée brutalement, en quelques jours. Cette horreur de n’êtreplus devenait tangible : on était quatre, et un trou secreusait, on restait trois à grelotter de misère, à se serreréperdument, pour retrouver un peu de la chaleur perdue. C’étaitdonc cela, mourir ? c’était ce plus jamais, ces brastremblants refermés sur une ombre, qui ne laissait d’elle qu’unregret épouvanté.

Sa pauvre mère, il la perdait de nouveau, à chaque heure, toutesles fois que la morte se dressait en lui. D’abord, il n’avait pastant souffert, ni quand sa cousine était descendue se jeter dansses bras, ni pendant la longue cruauté de l’enterrement. Il nesentait l’affreuse perte que depuis son retour dans la maisonvide ; et son chagrin s’exaspérait du remords de n’avoir paspleuré davantage, sous le coup de l’agonie, lorsque quelque chosede la disparue était encore là. La crainte de n’avoir pas aimé samère le torturait, l’étranglait parfois d’une crise de sanglots. Ill’évoquait sans cesse, il était hanté par son image. S’il montaitl’escalier, il s’attendait à la voir sortir de sa chambre, du petitpas rapide dont elle traversait le corridor. Souvent, il seretournait, croyant l’entendre, si rempli d’elle, qu’il finissaitpar avoir l’hallucination d’un bout de robe coulant derrière uneperte. Elle n’était pas fâchée, elle ne le regardait mêmepas ; ce n’était qu’une apparition familière, une ombre de lavie d’autrefois. La nuit, il n’osait éteindre sa lampe, des bruitsfurtifs s’approchaient du lit, une haleine l’effleurait au front,dans l’obscurité. Et la plaie, au lieu de se fermer, allait ens’élargissant toujours, c’était au moindre souvenir une secoussenerveuse, une apparition réelle et rapide, qui s’évanouissaitaussitôt, en lui laissant l’angoisse du jamais plus.

Tout, dans la maison, lui rappelait sa mère. La chambre étaitrestée intacte, on n’avait pas changé un meuble de place, un dé àcoudre traînait au bord d’une petite table, à côté d’un ouvrage debroderie. Sur la cheminée, l’aiguille de la pendule arrêtéemarquait sept heures trente-sept minutes, l’heure dernière. Ilévitait d’entrer là. Puis, quand il montait vivement l’escalier,une résolution soudaine l’y poussait parfois. Et, le cœur battant àgrands coups, il lui semblait que les vieux meubles amis, lesecrétaire, le guéridon, le lit surtout, avaient pris une majestéqui les faisait autres. Par les volets toujours clos, glissait unelueur pâle, dont le vague augmentait son trouble, tandis qu’ilallait baiser l’oreiller, où s’était glacée la tête de la morte. Unmatin, comme il entrait, il demeura saisi : les volets, grandsouverts, laissaient pénétrer à flots le plein jour ; une nappegaie de soleil était couchée en travers du lit, jusque surl’oreiller ; et les meubles se trouvaient garnis de fleurs,dans tous les pots qu’on avait pu réunir. Alors, il se rappela,c’était un anniversaire, la naissance de celle qui n’était plus,date fêtée tous les ans, et dont sa cousine avait gardé la mémoire.Il n’y avait là que les pauvres fleurs de l’automne, les asters,les marguerites, les dernières roses touchées déjà par lagelée ; mais elles sentaient bon la vie, elles encadraient deleurs couleurs joyeuses le cadran mort, où le temps semblait s’êtrearrêté. Cette pieuse attention de femme le bouleversa. Il pleuralongtemps.

Et la salle à manger, la cuisine, la terrasse même, étaientainsi pleines de sa mère. Il la retrouvait dans de menus objetsqu’il ramassait, dans des habitudes qui lui manquaient tout d’uncoup. Cela tournait à l’obsession, et il n’en parlait point, ilmettait une sorte de pudeur inquiète à cacher ce tourment de toutesles heures, ce continuel entretien avec la mort. Comme il allaitjusqu’à éviter de prononcer le nom de celle dont il était hanté, onaurait pu croire que l’oubli venait déjà, que jamais il ne songeaità elle, lorsqu’il ne passait pas un instant sans avoir au cœurl’élancement douloureux d’un souvenir. Seul, le regard de sacousine le pénétrait. Alors, il risquait des mensonges, juraitavoir éteint sa lampe à minuit, se disait absorbé par un travailimaginaire, prêt à s’emporter, si on le questionnait davantage. Sachambre était son refuge, il remontait s’y abandonner, plustranquille dans ce coin où il avait grandi, n’ayant pas la peur d’ylivrer aux autres le secret de son mal.

Dès les premiers jours, il avait bien essayé de sortir, dereprendre ses longues promenades. Du moins, il aurait échappé ausilence maussade de la bonne et au spectacle pénible de son père,abattu dans un fauteuil, ne sachant à quelle distraction occuperses dix doigts. Mais une répugnance invincible de la marche luiétait venue. Il s’ennuyait dehors, d’un ennui qui allait jusqu’aumalaise. Cette mer, avec son éternel balancement, son flot obstinédont la houle battait la côte deux fois par jour, l’irritait commeune force stupide, étrangère à sa douleur, usant là les mêmespierres depuis des siècles, sans avoir jamais pleuré sur une morthumaine. C’était trop grand, trop froid, et il se hâtait derentrer, de s’enfermer, pour se sentir moins petit, moins écraséentre l’infini de l’eau et l’infini du ciel. Un seul endroitl’attirait, le cimetière qui entourait l’église : sa mère n’yétait point, il y songeait à elle avec une grande douceur, il s’ycalmait singulièrement, malgré sa terreur du néant. Les tombesdormaient dans l’herbe, des ifs avaient poussé à l’abri de la nef,on n’entendait que le sifflement des courlis, bercés au vent dularge. Et il s’oubliait là des heures, sans pouvoir même lire surles dalles les noms des vieux morts, effacés par les pluiesbattantes de l’ouest.

Encore si Lazare avait eu la foi en l’autre monde, s’il avait pucroire qu’on retrouvait un jour les siens, derrière le mur noir.Mais cette consolation lui manquait, il était trop convaincu de lafin individuelle de l’être, mourant et se perdant dans l’éternitéde la vie. Il y avait là une révolte déguisée de son moi, qui nevoulait pas finir. Quelle joie de recommencer ailleurs, parmi lesétoiles, une nouvelle existence avec les parents et les amis !comme cela aurait rendu l’agonie douce, d’aller rejoindre lesaffections perdues, et quels baisers à la rencontre, et quellesérénité de revivre ensemble immortels ! Il agonisait devantce mensonge charitable des religions, dont la pitié cache auxfaibles la vérité terrible. Non, tout finissait à la mort, rien nerenaissait de nos affections, l’adieu était dit à jamais. Oh !jamais ! jamais ! c’était ce mot redoutable qui emportaitson esprit dans le vertige du vide.

Un matin, comme Lazare s’était arrêté à l’ombre des ifs, ilaperçut l’abbé Horteur au fond de son potager, qu’un mur basséparait seulement du cimetière. En vieille blouse grise, chausséde sabots, le prêtre bêchait lui-même un carré de choux ; etle visage tanné par l’air âpre de la mer, la nuque brûlée desoleil, il ressemblait à un vieux paysan, courbé sur la terre dure.Payé à peine, sans casuel dans cette petite paroisse perdue, ilserait mort de faim, s’il n’avait fait pousser quelques légumes.Son peu d’argent allait à des aumônes, il vivait seul, servi parune gamine, obligé souvent de mettre sa soupe au feu. Pour comblede malheur, la terre ne valait rien sur ce roc, le vent lui brûlaitses salades, ce n’était vraiment pas une chance d’avoir à se battrecontre les cailloux, et d’obtenir des oignons si maigres.Cependant, il se cachait encore, quand il passait sa blouse, decrainte qu’on n’en plaisantât la religion. Aussi Lazare allait-ilse retirer lorsqu’il le vit sortir de sa poche une pipe, la bourrerà coups de pouce et l’allumer, avec de gros bruits de lèvres. Maiscomme il jouissait béatement des premières bouffées, l’abbé à sontour aperçut le jeune homme. Il eut un geste effaré pour cacher sapipe, puis il se mit à rire, et il cria :

– Vous prenez l’air… Entrez donc, vous verrez monjardin.

Quand Lazare fut près de lui, il ajouta joyeusement :

– Hein ? vous me trouvez en débauche… Je n’ai que ça,mon ami, et ce n’est pas Dieu qui s’en offense.

Dès lors, fumant bruyamment, il ne quitta plus sa pipe que pourlâcher de courtes phrases. Ainsi, le curé de Verchemont lepréoccupait : un homme heureux qui avait un jardin magnifique,du vrai terreau où tout poussait ; et voyez comme les chosess’arrangeaient mal, ce curé ne donnait seulement pas un coup derâteau. Ensuite, il se plaignit de ses pommes de terre, car ellescoulaient depuis deux ans, bien que le sol dût leur convenir.

– Que je ne vous dérange pas, lui dit Lazare. Continuezvotre travail.

L’abbé reprit tout de suite sa bêche.

– Ma foi, je veux bien… Ces galopins vont arriver pour lecatéchisme, et je tiens à finir ce carré auparavant.

Lazare s’était assis sur un banc de granit, quelque anciennepierre tombale, adossée contre le petit mur du cimetière. Ilregardait l’abbé Horteur se battre avec les cailloux, il l’écoutaitcauser de sa voix aiguë de vieil enfant ; et une envie luivenait d’être ainsi pauvre et simple, la tête vide, la chairtranquille. Pour que l’évêché eût laissé le bonhomme vieillir danscette cure misérable, il fallait vraiment qu’on le jugeât d’unegrande innocence d’esprit. Du reste, il était de ceux qui ne seplaignent pas, et dont l’ambition est satisfaite lorsqu’ils ont dupain à manger et de l’eau à boire.

– Ce n’est pas gai, de vivre parmi ces croix, pensa touthaut le jeune homme.

Le prêtre, surpris, s’était arrêté de bêcher.

– Comment, pas gai ?

– Oui, on a toujours la mort devant les yeux, on doit enrêver la nuit.

Il ôta sa pipe, cracha longuement.

– Ma foi, je n’y songe jamais… Nous sommes tous dans lamain de Dieu.

Et il reprit la bêche, il l’enfonça d’un coup de talon. Sacroyance le gardait de la peur, il n’allait pas au-delà ducatéchisme : on mourait et on montait au ciel, rien n’étaitmoins compliqué ni plus rassurant. Il souriait d’un air entêté,l’idée fixe du salut avait suffi pour remplir son crâne étroit.

À partir de ce jour, Lazare entra presque chaque matin dans lepotager du curé. Il s’asseyait sur la vieille pierre, il s’oubliaità le voir cultiver ses légumes, calmé un instant par cetteinnocence aveugle qui vivait de la mort, sans en avoir le frisson.Pourquoi donc ne redeviendrait-il pas enfant, comme cevieillard ? Et il y avait, au fond de lui, l’espoir secret deréveiller la foi disparue, dans ces conversations avec un simpled’esprit, dont la tranquille ignorance le ravissait. Lui-mêmeapportait une pipe, tous deux fumaient, en causant des loches quimangeaient des salades ou du fumier qui coûtait trop cher ;car le prêtre parlait rarement de Dieu, l’ayant réservé pour sonsalut personnel, dans sa tolérance et son expérience de vieuxconfesseur. Les autres faisaient leurs affaires, lui faisait lasienne. Après trente années d’avertissements inutiles, il s’entenait à l’exercice strict de son ministère, avec la charité bienordonnée du paysan qui commence par lui-même. Ce garçon était trèsaimable, d’entrer ainsi chaque jour ; et, ne voulant pas letracasser ni lutter contre les idées de Paris, il préféraitl’entretenir de son jardin, interminablement ; tandis que lejeune homme, la tête bourdonnante de paroles inutiles, se croyaitparfois près de rentrer dans l’heureux âge d’ignorance, où l’on n’aplus peur.

Mais les matinées se suivaient, Lazare se retrouvait le soirdans sa chambre avec le souvenir de sa mère, sans avoir le couraged’éteindre sa lampe. La foi était morte. Un jour, comme il fumaitavec l’abbé Horteur, assis tous les deux sur le banc, ce dernierfit disparaître sa pipe, en entendant un bruit de pas derrière lespoiriers. C’était Pauline qui venait chercher son cousin.

– Le docteur est à la maison, expliqua-t-elle, et je l’aiinvité à déjeuner… Rentre tout de suite, n’est-ce pas ?

Elle souriait, car elle avait aperçu la pipe, sous la blouse del’abbé. Celui-ci la reprit aussitôt, avec le bon rire qu’il avait,chaque fois qu’on le voyait fumer.

– C’est trop bête, dit-il, on croirait que je commets uncrime… Tenez ! je veux en rallumer une devant vous.

– Vous ne savez pas ? monsieur le curé, repritgaiement Pauline, venez déjeuner chez nous avec le docteur, etcelle-là, vous la fumerez au dessert.

Du coup, le prêtre, enchanté, cria :

– Eh bien ! j’accepte… Partez devant, je vais passerma soutane. Et j’emporte ma pipe, parole d’honneur !

Ce fut le premier déjeuner où, de nouveau, des rires sonnèrentdans la salle à manger. L’abbé Horteur fuma au dessert, ce quiégaya les convives ; mais il mettait à ce régal une tellebonhomie, que cela parut naturel tout de suite. Chanteau avaitmangé beaucoup, et à se détendait, soulagé par ce souffle de viequi rentrait dans la maison. Le docteur Cazenove racontait deshistoires de sauvages, tandis que Pauline rayonnait, heureuse de cebruit dont la distraction allait peut-être tirer Lazare de seshumeurs sombres.

Dès lors, la jeune fille voulut reprendre les dîners du samedi,interrompus par la mort de sa tante. Le curé et le médecinrevinrent régulièrement, l’existence de jadis recommença. Onplaisantait, le veuf tapait sur ses jambes, en disant que sanscette maudite goutte, il danserait, tellement son caractère étaitgai encore. Seul, le fils restait détraqué, avec une verve mauvaisequand il causait, tout d’un coup frissonnant au milieu de seséclats de paroles.

Un samedi soir, on était au rôti, lorsque l’abbé Horteur futappelé près d’un agonisant. Il ne vida pas son verre, il s’en allasans écouter le docteur qui avait vu le malade avant de venirdîner, et qui lui criait qu’il trouverait son homme mort. Cesoir-là, le prêtre s’était montré d’un si pauvre esprit, queChanteau lui-même déclara derrière son dos :

– Il y a des jours où il n’est pas fort.

– Je voudrais être à sa place, dit brutalement Lazare. Ilest plus heureux que nous.

Le docteur se mit à rire.

– Peut-être. Mais Mathieu et la Minouche sont aussi plusheureux que nous… Ah ! je reconnais là nos jeunes gensd’aujourd’hui, qui ont mordu aux sciences, et qui en sont malades,parce qu’ils n’ont pu y satisfaire les vieilles idées d’absolu,sucées avec le lait de leurs nourrices. Vous voudriez trouver dansles sciences, d’un coup et en bloc, toutes les vérités, lorsquenous les déchiffrons à peine, lorsqu’elles ne seront sans doutejamais qu’une éternelle enquête. Alors, vous les niez, vous vousrejetez dans la foi qui ne veut plus de vous, et vous tombez aupessimisme… Oui, c’est la maladie de la fin du siècle, vous êtesdes Werther retournés.

Il s’animait, c’était sa thèse favorite. Dans leurs discussions,Lazare, de son côté, exagérait sa négation de toute certitude, sacroyance au mal final et universel.

– Comment vivre, demanda-t-il, lorsque à chaque heure leschoses craquent sous les pieds ?

Le vieillard eut un élan de passion juvénile.

– Mais vivez, est-ce que vivre ne suffit pas ? La joieest dans l’action. Et, brusquement, il s’adressa à Pauline, quiécoutait en souriant.

– Voyons, vous, dites-lui donc comment vous faites pourêtre toujours contente.

– Oh ! moi, répondit-elle d’un ton de plaisanterie, jetâche de m’oublier, de peur de devenir triste, et je pense auxautres, ce qui m’occupe et me fait prendre le mal en patience.

Cette réponse parut irriter Lazare, qui soutint, par un besoinde contradiction méchante, que les femmes devaient avoir de lareligion. Il affectait de ne pas comprendre pourquoi elle avaitcessé de pratiquer depuis longtemps. Et elle donna ses raisons, deson air paisible.

– C’est bien simple, la confession m’a blessée, je penseque beaucoup de femmes sont comme moi… Puis, il m’est impossible decroire des choses qui me semblent déraisonnables. Dès lors, à quoibon mentir, en feignant de les accepter ?… D’ailleurs,l’inconnu ne m’inquiète pas, il ne peut être que logique, le mieuxest d’attendre le plus sagement possible.

– Taisez-vous, voici l’abbé, interrompit Chanteau, quecette conversation ennuyait.

L’homme était mort, l’abbé acheva tranquillement de dîner, etl’on but un petit verre de chartreuse.

Maintenant, Pauline avait pris la direction de la maison, avecla maturité riante d’une bonne ménagère. Les achats, les moindresdétails, lui passaient sous les yeux, et le trousseau des clefsbattait à sa ceinture. Cela s’était fait naturellement, sans queVéronique parût s’en fâcher. La bonne, cependant, restait revêcheet comme hébétée, depuis la mort de madame Chanteau. Il semblait seproduire en elle un nouveau travail, un retour d’affection vers lamorte, tandis qu’elle redevenait d’une maussaderie méfiante devantPauline. Celle-ci avait beau lui parler doucement, elle s’offensaitd’un mot, on l’entendait se plaindre toute seule dans sa cuisine.Et, lorsqu’elle pensait ainsi à voix haute, après de longs silencesobstinés, toujours reparaissait en elle la stupeur de lacatastrophe. Est-ce qu’elle savait que Madame allait mourir ?Bien sûr, elle n’aurait jamais dit ce qu’elle avait dit. La justiceavant tout, on ne devait pas tuer les gens, même quand les gensavaient des défauts. Du reste, elle s’en lavait les mains, tant pispour la personne qui était la vraie cause du malheur ! Maiscette assurance ne la calmait pas, elle continuait à grogner, en sedébattant contre sa faute imaginaire.

– Qu’as-tu donc à te tracasser la cervelle ainsi ? luidemanda Pauline un jour. Nous avons fait notre possible, on ne peutrien contre la mort.

Véronique hochait la tête.

– Laissez, on ne meurt pas comme ça… Madame était cequ’elle était, mais elle m’avait prise toute petite, et je mecouperais la langue, si je pensais être pour quelque chose dans sonaffaire… N’en causons point, ça tournerait mal.

Le mot de mariage n’avait plus été prononcé entre Pauline etLazare. Chanteau, près duquel la jeune fille venait coudre, afin dele désennuyer, s’était risqué une fois à faire une allusion,désireux d’en finir, maintenant que l’obstacle avait disparu.C’était surtout chez lui un besoin de la garder, une terreur deretomber aux mains de la bonne, s’il la perdait jamais. Paulineavait donné à entendre qu’on ne pouvait rien décider avant la findu grand deuil. Les convenances ne lui dictaient pas seules cetteparole sage, elle comptait demander au temps la réponse à unequestion, qu’elle n’osait s’adresser elle-même. Une mort sibrusque, ce coup terrible dont elle et son cousin restaientébranlés, avait fait comme une trêve dans leurs tendressessaignantes. Ils s’en éveillaient peu à peu pour souffrir encore, enretrouvant, sous la perte irréparable, leur drame à eux :Louise surprise et chassée, leurs amours détruites, leur existencechangée peut-être. Que résoudre maintenant ? S’aimaient-ilstoujours, le mariage demeurait-il possible et raisonnable ?Cela flottait dans l’étourdissement où la catastrophe les laissait,sans que ni l’un ni l’autre parût impatient de brusquer unesolution.

Cependant, chez Pauline, le souvenir de l’injure s’était adouci.Elle avait pardonné depuis longtemps, prête à mettre ses deux mainsdans celles de Lazare, le jour où il se repentirait. Et ce n’étaitpas chez elle le triomphe jaloux de le voir s’humilier, ellesongeait à lui seulement, au point de vouloir lui rendre sa parole,s’il ne l’aimait plus. Toute son angoisse était dans cedoute : pensait-il encore à Louise ? l’avait-il oubliéeau contraire, pour revenir aux vieilles affections d’enfance ?Quand elle rêvait ainsi de renoncer à Lazare, plutôt que de lerendre malheureux, son être succombait de douleur, elle comptaitbien avoir ce courage, mais elle espérait en mourir ensuite.

Dès la mort de sa tante, une idée généreuse lui était venue,elle avait projeté de se réconcilier avec Louise. Chanteau pouvaitlui écrire, elle-même ajouterait un mot d’oubli sur la lettre. Onétait si seul, si triste, que la présence de cette grande enfantserait une distraction pour tout le monde. Puis, après une si rudesecousse, le passé de la veille semblait très ancien ; et elleavait aussi le remords de s’être montrée violente. Mais, chaquefois qu’elle voulait en parler à son oncle, une répugnance l’enempêchait. N’était-ce point risquer l’avenir, tenter Lazare et leperdre ? Peut-être aurait-elle trouvé pourtant la bravoure etla fierté de le soumettre à cette épreuve, s’il n’y avait pas eu,en elle, une révolte de l’idée de justice. La trahison seule étaitimpardonnable. Et, d’ailleurs, ne devait-elle pas suffire à refairela joie de la maison ? Pourquoi appeler une étrangère,lorsqu’elle se sentait débordante de tendresse et dedévouement ? À son insu, il restait de l’orgueil dans sonabnégation, elle avait la charité jalouse. Son cœur s’embrasait àl’espoir d’être l’unique bonheur des siens.

Ce fut, dès lors, le grand travail de Pauline. Elle s’appliqua,elle s’ingénia, pour rendre autour d’elle la maison heureuse.Jamais encore elle n’avait montré une telle vaillance dans la bellehumeur et la bonté. C’était, chaque matin, un réveil souriant, unsouci de cacher ses propres misères, afin de ne pas en augmentercelles des autres. Elle défiait les catastrophes par sa douceur àvivre, elle avait une égalité de caractère qui désarmait lesmauvais vouloirs. Maintenant, elle se portait bien, forte et sainecomme un jeune arbre, et la joie qu’elle répandait autour d’elle,était le rayonnement même de sa santé. Le recommencement de chaquejournée l’enchantait, elle mettait son plaisir à refaire le jour cequ’elle avait fait la veille, n’attendant rien de plus, espérant lelendemain sans fièvre. Véronique avait beau grogner devant sonfourneau, devenue fantasque, travaillée de caprices inexplicables,une vie nouvelle chassait le deuil de la maison, les riresd’autrefois réveillaient les chambres, montaient allègrementl’escalier sonore. Mais l’oncle surtout paraissait ravi, car latristesse lui avait toujours été lourde, il chantait volontiers lagaudriole, depuis qu’il ne quittait plus son fauteuil. Pour lui,l’existence devenait abominable, et il s’y cramponnait avecl’étreinte éperdue d’un infirme qui veut durer, même dans ladouleur. Chaque jour vécu était une victoire, sa nièce lui semblaitchauffer la maison d’un coup de bon soleil, aux rayons duquel il nepouvait mourir.

Pauline avait un chagrin pourtant : Lazare échappait à sesconsolations. Elle s’inquiétait de le voir retomber dans seshumeurs sombres. Au fond du regret de sa mère, il y avait chez luiune recrudescence de l’épouvante de la mort. Depuis que le tempseffaçait le premier chagrin, cette épouvante revenait, grossie dela crainte du mal héréditaire. Lui aussi mourrait par le cœur, ilpromenait la certitude d’une fin tragique et prochaine. Et, à touteminute, il s’écoutait vivre, dans une telle excitation nerveuse,qu’il entendait marcher les rouages de la machine : c’étaientles contractions pénibles de l’estomac, les sécrétions rouges desreins, les sourdes chaleurs du foie ; mais, au-dessus du bruitdes autres organes, il était surtout assourdi par son cœur, quisonnait des volées de cloches dans chacun de ses membres, jusqu’aubout de ses doigts. S’il posait le coude sur une table, son cœurbattait dans son coude ; s’il appuyait sa nuque à un dossierde fauteuil, son cœur battait dans sa nuque ; s’il s’asseyait,s’il se couchait, son cœur battait dans ses cuisses, dans sesflancs, dans son ventre ; et toujours, et toujours, ce bourdonronflait, lui mesurait la vie avec le grincement d’une horloge quise déroule. Alors, sous l’obsession de l’étude qu’il faisait sanscesse de son corps, il croyait à chaque instant que tout allaitcraquer, que les organes s’usaient et volaient en pièces, que lecœur, devenu monstrueux, cassait lui-même la machine, à grandscoups de marteau. Ce n’était plus vivre que de s’entendre vivreainsi, tremblant devant la fragilité du mécanisme, attendant legrain de sable qui devait le détruire.

Aussi les angoisses de Lazare avaient-elles grandi. Depuis desannées, à son coucher, l’idée de la mort lui passait sur la face etlui glaçait la chair. Maintenant, il n’osait s’endormir, travailléde la crainte de ne plus s’éveiller. Il haïssait le sommeil, ilavait horreur de sentir son être défaillir, lorsqu’il tombait de laveille au vertige du néant. Puis, ses réveils brusques lesecouaient davantage, le tiraient du noir, comme si un poing géantl’avait saisi aux cheveux et rejeté à la vie, avec la terreurbégayante de l’inconnu dont il sortait. Mon Dieu ! monDieu ! il fallait mourir ! et jamais encore ses mains nes’étaient jointes dans un élan si désespéré. Chaque soir, sontourment devenait tel, qu’il préférait ne pas se mettre au lit. Ilavait remarqué que, le jour, s’il s’allongeait sur un divan, ils’endormait sans secousse, dans une paix d’enfance. C’étaient alorsdes repos réparateurs, des sommeils de plomb, qui achevaientmalheureusement de gâter ses nuits. Peu à peu, il en arrivait à desinsomnies réglées, préférant ses longues siestes de l’après-midi,ne s’assoupissant plus que le matin, lorsque l’aube chassait lapeur des ténèbres.

Pourtant, des rémittences se produisaient. Lazare restaitparfois des deux ou trois soirs, sans être visité par la mort. Unjour, Pauline trouva chez lui un almanach criblé de traits aucrayon rouge. Surprise, elle le questionna.

– Tiens ! que marques-tu donc ainsi ?… En voilàdes dates pointées !

Il balbutiait :

– Moi, je ne marque rien… Je ne sais pas…

Gaiement elle reprit :

– Je croyais que les filles seules confiaient auxcalendriers les choses qu’on ne dit à personne… Si c’est à nous quetu penses tous ces jours-là, tu es joliment aimable… Ah ! tuas des secrets !

Mais, comme il se troublait de plus en plus, elle eut la charitéde se taire. Sur le front blêmi du jeune homme, elle voyait passerune ombre qu’elle connaissait, le mal caché dont elle ne pouvait leguérir.

Depuis quelque temps, il l’étonnait également par une nouvellemanie. Dans la certitude de sa fin prochaine, il ne sortait pasd’une pièce, ne fermait pas un livre, ne se servait pas d’un objet,sans croire que c’était son dernier acte, qu’il ne reverrait nil’objet, ni le livre, ni la pièce ; et il avait alorscontracté l’habitude d’un continuel adieu aux choses, un besoinmaladif de reprendre les choses, de les voir encore. Cela se mêlaità des idées de symétrie : trois pas à gauche et trois pas àdroite ; les meubles, aux deux côtés d’une cheminée ou d’uneporte touchés chacun un nombre égal de fois ; sans compterqu’il y avait, au fond, l’idée superstitieuse qu’un certain nombred’attouchements, cinq et sept par exemple, distribués d’une façonparticulière, empêchaient l’adieu d’être définitif. Malgré sa viveintelligence, sa négation du surnaturel, il pratiquait avec unedocilité de brute cette religion imbécile, qu’il dissimulait commeune maladie honteuse. C’était la revanche du détraquement nerveux,chez le pessimiste et le positiviste, qui déclarait croireuniquement au fait, à l’expérience. Il en devenaitagaçant :

– Qu’as-tu donc à piétiner ? criait Pauline. Voilàtrois fois que tu retournes à cette armoire pour en toucher laclef… Va, elle ne s’envolera pas.

Le soir, il n’en finissait plus de quitter la salle à manger,rangeait les chaises dans un ordre voulu, faisait battre la porteun nombre réglé de fois, rentrait encore poser les mains, la droiteaprès la gauche, sur le chef-d’œuvre du grand-père. Ellel’attendait au pied de l’escalier, elle finissait par rire.

– Quel maniaque tu feras à quatre-vingts ans !… Je tedemande un peu s’il est raisonnable de tourmenter ainsi leschoses ?

À la longue, elle cessa de plaisanter, inquiète de son malaise.Un matin, elle le surprit comme il baisait sept fois le bois du litoù sa mère était morte ; et elle fut alarmée, elle devinaitles tortures dont il empoisonnait son existence. Lorsqu’ilpâlissait en trouvant dans un journal une date future duXXème siècle, elle le regardait de son air decompassion, qui lui faisait détourner la tête. Il se sentaitcompris, il courait se cacher dans sa chambre, avec une pudeurconfuse de femme dont on surprend la nudité. Que de fois il s’étaittraité de lâche ! que de fois il avait juré de lutter contreson mal ! Il se raisonnait, il arrivait à regarder la mort enface ; puis, pour la braver, au lieu de veiller dans unfauteuil, il s’allongeait tout de suite sur son lit. La mortpouvait venir, il l’attendait comme une délivrance. Mais, aussitôt,les battements de son cœur emportaient ses serments, et le soufflefroid glaçait sa chair, et il tendait les mains en poussant soncri : « Mon Dieu ! mon Dieu ! » C’étaientdes rechutes affreuses, qui l’emplissaient de honte et dedésespoir. Alors, la pitié tendre de sa cousine achevait del’accabler. Les journées devenaient si lourdes, qu’il lescommençait sans jamais espérer les finir. À cet émiettement de sonêtre, il avait d’abord perdu sa gaieté, et sa force elle-même àprésent l’abandonnait.

Pauline, cependant, voulait vaincre, dans l’orgueil de sonabnégation. Elle connaissait le mal, elle tâchait de donner àLazare de son courage, en lui faisant aimer la vie. Mais il y avaitlà un échec continuel à sa bonté. D’abord, elle avait imaginé del’attaquer en face, elle recommençait ses anciennes plaisanteriessur « cette vilaine bête de pessimisme ». Quoidonc ? c’était elle, maintenant, qui disait la messe au grandsaint Schopenhauer ; tandis que lui, comme tous ces farceursde pessimistes, consentait bien à faire sauter le monde avec unpétard, mais refusait absolument de se trouver dans la danse !Ces railleries le secouaient d’un rire contraint et il paraissaiten souffrir tellement, qu’elle ne recommença plus. Ensuite, elleessaya des consolations dont on berce les bobos des enfants, elles’efforça de lui faire un milieu aimable, d’une paix riante.Toujours, il la voyait heureuse, fraîche, sentant bon l’existence.La maison était pleine de soleil. Il n’aurait eu qu’à se laisservivre, et il ne le pouvait, ce bonheur exaspérait davantage soneffroi de l’au-delà. Enfin, elle rusait, elle rêvait de le lancerdans quelque grosse besogne, qui l’aurait étourdi. Maladed’oisiveté, n’ayant de goût à rien, il trouvait trop rude même delire, et passait les jours à se dévorer.

Un instant, Pauline espéra. Ils étaient allés faire une courtepromenade sur la plage, lorsque Lazare, devant les ruines des épiset de l’estacade, dont il restait quelques poutres, se mit à luiexpliquer un nouveau système de défense, d’une résistance certaine,assurait-il. Le mal provenait de la faiblesse des jambes deforce ; il fallait en doubler l’épaisseur et donner à lapoutre centrale une inclinaison plus prononcée. Comme il avait savoix vibrante, ses yeux allumés d’autrefois, elle le pressa de seremettre à l’œuvre. Le village souffrait, chaque grande marée enemportait un morceau ; certainement, s’il allait voir lepréfet, il obtiendrait la subvention ; d’ailleurs, elleoffrait de nouveau les avances, il y avait là une charité qu’ellese disait glorieuse de faire. Son désir était surtout de le rejeterdans l’action, quitte à y laisser le reste de son argent. Mais,déjà, il haussait les épaules. À quoi bon ? Et il avait pâli,car l’idée lui était venue que, s’il commençait ce travail, ilmourrait avant de l’avoir terminé. Aussi, pour cacher son trouble,invoqua-t-il sa rancune contre les pêcheurs de Bonneville.

– Des gaillards qui se sont fichus de moi, quand cettediablesse de mer a fait son ravage !… Non, non, qu’elle lesachève ! ils ne riront plus de mes allumettes, comme ilsdisent.

Doucement, Pauline cherchait à le calmer. Ces gens étaient simalheureux ! Depuis la marée qui avait emporté la maison desHoutelard, la plus solide de toutes, et trois autres, des masuresde pauvres, la misère augmentait encore. Houtelard, autrefois leriche du pays, s’était bien installé dans une vieille grange, vingtmètres en arrière ; mais les autres pêcheurs, ne sachant oùs’abriter, campaient maintenant sous des sortes de huttes,construites avec des carcasses de vieux bateaux. C’était undénuement pitoyable, une promiscuité de sauvages, où femmes etenfants grouillaient dans la vermine et le vice. Les aumônes de lacontrée s’en allaient en eau-de-vie. Ces misérables vendaient lesdons en nature, les vêtements, les ustensiles de cuisine, lesmeubles, afin d’acheter des litres du terrible calvados, qui lesassommait, comme morts, en travers des portes. Seule, Paulineplaidait toujours pour eux ; le curé les abandonnait, Chanteauparlait de donner sa démission, ne voulant plus être le maire d’unebande de pourceaux. Et Lazare, quand sa cousine tâchait del’apitoyer sur ce petit peuple de soûlards, battu par les grostemps, répétait l’éternel argument de son père.

– Qui les force à rester ? Ils n’ont qu’à bâtirailleurs… On n’est vraiment pas si bête, de se coller ainsi sousles vagues !

Tout le monde faisait la même réflexion. On se fâchait, on lestraitait de sacrés entêtés. Alors, ils prenaient des airs de brutesméfiantes. Puisqu’ils étaient nés là, pourquoi donc en seraient-ilspartis ? Ça durait depuis des cent ans et des cent ans, ilsn’avaient rien à faire autre part. Ainsi que le disait Prouane,lorsqu’il était très ivre : « Fallait bien toujours êtremangé par quelque chose. »

Pauline souriait, approuvait de la tête, car le bonheur, selonelle, ne dépendait ni des gens ni des choses, mais de la façonraisonnable dont on s’accommodait aux choses et aux gens. Elleredoublait de bons soins, elle distribuait des secours plus larges.Enfin, elle avait eu la joie d’associer Lazare à ses charités,espérant le distraire, l’amener par la pitié à un oubli delui-même. Chaque samedi, il restait avec elle, tous deuxrecevaient, de quatre heures à six heures, les petits amis duvillage, la queue des enfants en loques que les parents envoyaientmendier chez la demoiselle. C’était une débâcle de galopins malmouchés et de gamines pouilleuses.

Un samedi, il pleuvait, Pauline ne put faire sa distribution surla terrasse, ainsi qu’elle en avait l’habitude. Lazare dut allerchercher un banc, qu’il installa dans la cuisine.

– Comment ! monsieur, s’écria Véronique, est-ce queMademoiselle songe à introduire toute cette pouillerie ici ?…C’est une riche idée, si vous voulez trouver des bêtes dans votresoupe.

La jeune fille entrait avec son sac de monnaie blanche et saboîte de remèdes. Elle répondit en riant :

– Bah ! tu donneras un coup de balai… Et puis, l’eautombe si fort, que la pluie les aura débarbouillés, ces pauvrespetits.

En effet, les premiers qui entrèrent avaient le visage rose,lavé par l’averse. Mais ils étaient si trempés, que des marescoulaient de leurs guenilles sur les dalles ; et la mauvaisehumeur de la bonne augmenta, surtout lorsque Mademoiselle luicommanda d’allumer un fagot, pour les sécher un peu. On porta lebanc devant la cheminée. Bientôt, il y eut là, alignée, serréefrileusement, une marmaille effrontée et sournoise, dévorant desyeux ce qui traînait, des litres entamés, un reste de viande, unebotte de carottes jetée sur un billot.

– S’il est permis ! continuait à grogner Véronique,des enfants qui grandissent et qui devraient tous gagner leurvie !… Allez, ils se feront traiter en marmots jusqu’àvingt-cinq ans, si vous le voulez bien !

Il fallut que Mademoiselle la priât de se taire.

– Est-ce fini ?… Ça ne leur donne pas à manger, degrandir.

Pauline s’était assise devant la table, ayant sous la mainl’argent et les dons en nature, et elle s’apprêtait à commencerl’appel, lorsque Lazare, resté debout, se récria, en apercevant lefils Houtelard, dans le tas.

– Je t’avais défendu de revenir, grand vaurien !… Tesparents ne sont pas honteux, de t’envoyer mendier ici, eux qui ontencore de quoi manger, quand il y en a tant d’autres qui crèvent defaim !

Le fils Houtelard, un maigre garçon de quinze ans poussé tropvite, à la mine triste et peureuse, s’était mis à pleurer.

– Ils me battent, quand je ne viens pas… La femme a pris lacorde et papa m’a poussé dehors.

Et il retroussait sa manche, pour montrer sa meurtrissureviolette d’un coup de corde à nœuds. La femme était l’ancienneservante épousée par son père, et qui le tuait de coups. Depuisleur ruine, la dureté et l’ordure de leur avarice avaient augmenté.Maintenant, ils vivaient dans un cloaque, en se vengeant sur lepetit.

– Mets-lui au coude une compresse d’arnica, dit doucementPauline à Lazare.

Puis, elle tendit à l’enfant une pièce de cent sous.

– Tiens ! tu leur donneras ceci pour qu’ils ne tebattent pas. Et s’ils te battent, si tu as samedi prochain descoups sur le corps, avertis-les que tu n’auras plus un liard.

Le long du banc, les autres galopins, égayés par la flambée quileur chauffait le dos, ricanaient en s’enfonçant les coudes dansles côtes. Leurs vêtements fumaient, de grosses gouttes tombaientde leurs pieds nus. Un d’eux, un tout petit, avait volé unecarotte, qu’il croquait furtivement.

– Cuche, lève-toi, reprit Pauline. As-tu dit à ta mère queje compte obtenir bientôt son admission aux Incurables deBayeux ?

La femme Cuche, cette misérable abandonnée qui se prostituait àtous les hommes, dans les trous de la côte, pour trois sous ou pourun reste de lard, s’était cassé une jambe en juillet ; et elleen demeurait contrefaite, boitant affreusement, sans que sa laideurrepoussante, aggravée par cette infirmité, lui fit rien perdre desa clientèle ordinaire.

– Oui, je lui ai dit, répondit le garçon d’une voixenrouée. Elle ne veut pas.

Lui, devenu robuste, allait avoir dix-sept ans. Debout et lesmains ballantes, il se dandinait d’un air gauche.

– Comment ! elle ne veut pas ! s’écria Lazare. Ettoi non plus, tu ne veux pas, car je t’avais dit de venir cettesemaine donner un coup de main pour le potager, et je t’attendsencore.

Il se dandinait toujours.

– Je n’ai pas eu le temps.

Alors, voyant que son cousin allait s’emporter, Paulineintervint.

– Rassieds-toi, nous causerons tout à l’heure. Tâche deréfléchir, ou je me fâcherai aussi.

C’était le tour de la petite Gonin. Elle avait treize ans, etelle gardait son joli visage rose, sous la tignasse de ses cheveuxblonds. Sans être interrogée, lâchant les détails crus au milieud’un flot de paroles bavardes, elle raconta que la paralysie de sonpère lui montait dans les bras et dans la langue, car il nepoussait plus que des grognements, comme une bête. Le cousin Cuche,l’ancien matelot qui avait lâché sa femme, pour s’installer à leurtable et dans leur lit, s’était jeté sur le vieux, le matin même,avec l’idée de l’achever.

– Maman aussi tape dessus. La nuit, elle se lève en chemiseavec le cousin, elle vide des pots d’eau froide sur papa, parcequ’il geint si fort, que ça les dérange… Si vous voyiez dans quelétat ils l’ont mis ! Il est tout nu, mademoiselle, il luifaudrait du linge, car il s’écorche…

– C’est bien, tais-toi ! dit Lazare en l’interrompant,tandis que Pauline, apitoyée, envoyait Véronique chercher une pairede draps.

Il la trouvait beaucoup trop délurée pour son âge. Selon lui,bien qu’elle empoignât parfois des gifles égarées, elle s’étaitmise également à bousculer son père ; sans compter que tout cequ’on lui donnait, l’argent, la viande, le linge, au lieu d’aller àl’infirme, servait aux noces de la femme et du cousin. Il laquestionna brusquement :

– Que faisais-tu donc, avant-hier, dans le bateau deHoutelard, avec un homme qui s’est sauvé ?

Elle eut un sourire sournois.

– Ce n’était pas un homme, c’était lui, répondit-elle endésignant du menton le fils Cuche. Il m’avait pousséepar-derrière…

De nouveau, il l’interrompit.

– Oui, oui, j’ai bien vu, tu avais tes guenilles par-dessusla tête. Ah ! tu commences de bonne heure, à treizeans !

Pauline lui posa la main sur le bras, car tous les autresenfants, même les plus jeunes, ouvraient des yeux rieurs, oùflambaient les vices précoces. Comment arrêter cette pourriture,dans le tas où les mâles, les femelles et leurs portées segâtaient ? Quand Pauline eut remis à la petite la paire dedraps et un litre de vin, elle lui parla bas un instant, en tâchantde lui faire peur sur les suites de ces vilaines choses, qui larendraient malade et l’enlaidiraient avant qu’elle fût une vraiefemme. C’était la seule façon de la contenir.

Lazare, pour hâter cette distribution qui le répugnait etl’irritait à la longue, avait appelé la fille Prouane.

– Ton père et ta mère se sont encore grisés, hier soir… Onm’a dit que tu étais plus soûle qu’eux.

– Oh ! non, monsieur, j’avais mal à la tête.

Il plaça devant elle une assiette où étaient rangées desboulettes de viande crue.

– Mange ça.

De nouveau, elle était dévorée de scrofules, des désordresnerveux avaient reparu, à l’heure critique de la puberté.L’ivrognerie redoublait son mal, car elle s’était mise à boire avecses parents. Après avoir avalé trois boulettes, elle rechigna, enfaisant une grimace de dégoût.

– J’en ai assez, je ne peux plus.

Pauline avait pris une bouteille.

– C’est bien, dit-elle. Si tu ne manges pas ta viande, tun’auras pas ton petit verre de quinquina.

Alors, les yeux luisants, fixés sur le verre plein, l’enfantsurmonta sa répugnance ; puis, elle le vida, elle le jeta dansson gosier, avec le coup de poignet déjà savant de l’ivrogne. Maiselle ne s’en allait point, elle finit par supplier Mademoiselle delui laisser emporter la bouteille, disant que ça la dérangeaittrop, de venir chaque jour ; et elle promettait de coucheravec, de la cacher si bien dans ses jupes, que son père et sa mèrene pourraient la lui boire. Mademoiselle refusa nettement.

– Pour que tu la vides d’un coup, avant d’avoir descendu lacôte, dit Lazare. C’est de toi qu’on se méfie maintenant, petit sacà vin !

Le banc se dégarnissait, les enfants le quittaient un à un, pourprendre de l’argent, du pain, de la viande. Quelques-uns, aprèsavoir reçu leur part, voulaient s’attarder devant le bon feu ;mais Véronique, qui venait de s’apercevoir qu’on lui avait mangé lamoitié de sa botte de carottes, les renvoyait, les rejetaitimpitoyablement sous la pluie : avait-on jamais vu ! descarottes encore pleines de terre ! Bientôt, il ne resta que lefils Cuche, morne et alourdi dans l’attente du sermon deMademoiselle. Elle l’appela, lui parla longuement à demi-voix,finit par lui remettre quand même le pain et les cent sous de tousles samedis ; et il s’en alla, avec son dandinement de bêtemauvaise et têtue, ayant promis de travailler, mais bien décidé àn’en rien faire.

Enfin, la bonne poussait un soupir de soulagement, lorsque toutd’un coup elle cria :

– Ils ne sont donc pas tous partis ? En voici encoreune dans ce coin !

C’était la petite Tourmal, l’avorton des grandes routes, qui,malgré ses dix ans, restait d’une taille de naine. Son effronterieseule grandissait, plus geignarde, plus acharnée, dressée àl’aumône dès le maillot, pareille aux enfants phénomènes qu’ondésosse pour les culbutes des cirques. Elle se trouvait accroupie,entre le buffet et la cheminée, comme si, craignant d’être surpriseen train de mal faire, elle s’était laissée glisser dans ce recoin.Cela ne parut pas naturel.

– Que fais-tu là ? demanda Pauline.

– Je me chauffe.

Véronique jetait un coup d’œil inquiet autour de sa cuisine.Déjà, les autres samedis, même lorsque les enfants s’asseyaient surla terrasse, de menus objets avaient disparu. Mais tout semblait enordre, et la gamine, qui s’était mise vivement debout, commençait àles étourdir de sa voix aiguë.

– Papa est à l’hôpital, grand-père s’est blessé entravaillant, maman n’a pas de robe pour sortir… Ayez pitié de nous,ma bonne demoiselle…

– Veux-tu bien ne pas nous casser la tête, menteuse !cria Lazare exaspéré. Ton père est en prison pour contrebande, etle jour où ton grand-père s’est tourné le poignet, c’était enravageant les parcs d’huîtres, à Roqueboise ; sans compterque, si ta mère n’a pas de robe, elle doit aller en chemise à lamaraude, car on est encore venu l’accuser d’avoir étranglé cinqpoules, chez l’aubergiste de Verchemont… Est-ce que tu te fiches denous, de nous mentir sur des choses que nous savons mieux quetoi ? Va conter tes histoires aux passants des routes.

L’enfant ne parut même pas avoir entendu. Elle recommença, avecson aplomb impudent.

– Ayez pitié, ma bonne demoiselle, les hommes sont maladeset la mère n’ose plus sortir… Le bon Dieu vous le rendra…

– Tiens ! sauve-toi et ne mens plus, lui dit Pauline,en lui remettant une pièce de monnaie, pour en finir.

Elle ne se fit pas répéter la phrase. D’un bond, elle sortit dela cuisine, et elle traversa la cour, de toute la vitesse de sescourtes jambes. Mais, au même instant, la bonne poussait uncri.

– Ah ! mon Dieu, la timbale qui était sur lebuffet !… C’est la timbale de Mademoiselle qu’elleemporte !

Aussitôt, elle s’était lancée dehors, à la poursuite de lavoleuse. Deux minutes plus tard, elle la ramenait par le bras, d’unair terrible de gendarme. On eut toutes les peines du monde à lafouiller, car elle se débattait, mordait, égratignait, en poussantdes hurlements, comme si on l’avait massacrée. La timbale n’étaitpas dans ses poches, on la trouva dans le haillon qui lui servaitde chemise, contre sa peau même. Et, s’arrêtant de pleurer, ellesoutint alors effrontément qu’elle ne savait pas, que ça devaitêtre tombé sur elle, pendant qu’elle était assise par terre.

– Monsieur le curé disait bien qu’elle vous volerait,répétait Véronique. C’est moi qui enverrais chercher lapolice !

Lazare aussi parlait de prison, irrité de l’air provocant de lapetite, qui se redressait comme une jeune couleuvre dont on aécrasé la queue. C’était à la gifler.

– Rends ce qu’on t’a donné, criait-il. Où est lapièce ?

Déjà, elle portait cette pièce à ses lèvres, pour l’avaler,lorsque Pauline la délivra, en disant :

– Garde-la tout de même, et avertis chez toi que c’est ladernière. J’irai désormais voir ce dont vous aurez besoin…Va-t’en !

On entendit les pieds nus de la gamine sauter dans les flaques,puis un silence tomba. Véronique bousculait le banc, se baissaitavec une éponge, pour essuyer les mares qui avaient coulé desguenilles. Vraiment ! sa cuisine était propre, empoisonnée decette misère, à tel point qu’elle ouvrit toutes les portes et lafenêtre. Mademoiselle, sérieuse, sans prononcer une parole,ramassait son sac et ses remèdes ; tandis que Monsieur, l’airrévolté, bâillant de dégoût et d’ennui, était allé se laver lesmains à la fontaine.

C’était le chagrin de Pauline : elle voyait que Lazare nes’intéressait guère à ses petits amis du village. S’il voulait bienencore l’aider le samedi, il y avait là une simple complaisancepour elle, car son cœur n’était pas de la besogne. Lorsque rien nela rebutait, ni la pauvreté, ni le vice, lui se fâchait ets’attristait de ces laides choses. Elle restait calme et gaie, dansson amour des autres, pendant qu’il ne pouvait sortir de lui, sanstrouver au-dehors des causes nouvelles d’humeurs noires. Peu à peu,il en venait ainsi à souffrir réellement de la marmaille malpropreoù fermentaient déjà tous les péchés des hommes. Cette semence demisérables achevait de lui gâter la vie, il les quittaitcourbaturé, désespéré, avec la haine et le mépris du troupeauhumain. Les deux heures de bonnes œuvres finissaient par le rendremauvais, niant l’aumône, raillant la charité. Et il criait qu’ilserait sage d’écraser à coups de talon ce nid d’insectes nuisibles,au lieu de l’aider à grandir. Pauline l’écoutait, surprise de saviolence, très peinée de voir qu’ils ne sentaient pas de la mêmefaçon.

Ce samedi-là, quand ils furent seuls, le jeune homme laissaéchapper toute sa souffrance dans une phrase.

– Il me semble que je sors d’un égout.

Puis, il ajouta :

– Comment peux-tu aimer ces monstres ?

– C’est que je les aime pour eux et non pour moi, réponditla jeune fille. Tu ramasserais bien un chien galeux sur uneroute.

Il eut un geste de protestation.

– Un chien n’est pas un homme.

– Soulager pour soulager, n’est-ce donc rien ?reprit-elle. Il est fâcheux qu’ils ne se corrigent pas, car leurmisère diminuerait peut-être. Mais, quand ils ont mangé et qu’ilsont chaud, eh bien ! cela me suffit, je suis contente :c’est toujours de la douleur de moins… Pourquoi veux-tu qu’ils nousrécompensent de ce que nous faisons pour eux ?

Et elle conclut tristement :

– Mon pauvre ami, je vois que ça ne t’amuse guère, il vautmieux que tu ne m’aides plus… Je n’ai pas envie de te brouiller lecœur et de te rendre plus méchant que tu n’es.

Lazare lui échappait, elle en fut navrée, convaincue de sonimpuissance à le tirer de sa crise d’épouvante et d’ennui.Lorsqu’elle le voyait si nerveux, elle ne pouvait croire aux seulsravages du mal inavoué, elle imaginait d’autres motifs detristesse, l’idée de Louise se réveillait en elle. Décidément, ilpensait toujours à cette fille, il traînait la souffrance de neplus la voir. Alors, elle restait glacée, et elle tâchait deretrouver l’orgueil de son abnégation, en jurant encore de faireassez de joie autour d’elle, pour suffire au bonheur de tous lessiens.

Un soir, Lazare eut une parole cruelle.

– Comme on est seul ici ! dit-il en bâillant.

Elle le regarda. Était-ce donc une allusion ? Mais ellen’eut pas le courage de l’interroger d’une façon nette. Sa bonté sedébattait, sa vie redevenait une torture.

Une dernière secousse attendait Lazare, son vieux Mathieun’allait pas bien. La pauvre bête, qui avait eu quatorze ans enmars, était de plus en plus prise par les pattes de derrière. Quanddes crises l’engourdissaient, il pouvait à peine marcher, ildemeurait dans la cour, étendu au soleil, guettant le monde sortir,de ses yeux mélancoliques. C’étaient surtout ces yeux de vieuxchien qui remuaient Lazare, des yeux devenus troubles, obscurcisd’un nuage bleuâtre, vagues comme des yeux d’aveugle. Pourtant, ilvoyait encore, il se traînait pour venir appuyer sa grosse tête surle genou de son maître, puis le regardait fixement, avec l’airtriste de tout comprendre. Et il n’était plus beau : sa robeblanche et frisée avait jauni ; son nez, autrefois si noir,blanchissait ; une saleté et une sorte de honte le rendaientlamentable, car on n’osait le laver à cause de son grand âge. Tousses jeux avaient cessé, il ne se roulait plus sur le dos, netournait plus après sa queue, n’était même plus allumé d’accès detendresse pour les petits de la Minouche, quand la bonne lesportait à la mer. Maintenant, il passait les journées dans unesomnolence de vieil homme, et il éprouvait tant de peine à seremettre debout, il tirait tellement sur ses pattes molles, quesouvent quelqu’un de la maison, pris de pitié, l’aidait, lesoutenait une minute, afin qu’il pût marcher ensuite.

Des pertes de sang l’épuisaient davantage chaque jour. On avaitfait venir un vétérinaire, qui s’était mis à rire en le voyant.Comment ! on le dérangeait pour ce chien ? Le mieux étaitde l’abattre. Il faut bien tâcher de prolonger un homme, mais àquoi bon laisser souffrir une bête condamnée ! On avait jetéle vétérinaire à la porte, en lui donnant les six francs de saconsultation.

Un samedi, Mathieu perdait tant de sang, qu’il avait fallul’enfermer dans la remise. Il semait, derrière lui, une pluie delarges gouttes rouges. Comme le docteur Cazenove était venu debonne heure, il offrit à Lazare de voir le chien, qu’on traitait enpersonne de la famille.

Ils le trouvèrent couché, la tête haute, très affaibli, maisl’œil vivant encore. Le docteur l’examina longuement, de l’airréfléchi qu’il prenait au chevet d’un malade. Il ditenfin :

– Des hématuries si abondantes doivent provenir d’unedégénérescence cancéreuse des reins… Il est perdu. Mais il peutaller quelques jours, à moins qu’il ne soit emporté dans unehémorragie brusque.

L’état désespéré de Mathieu attrista le repas. On rappelacombien madame Chanteau l’avait aimé, et les chiens qu’ilétranglait, et ses tours de jeunesse, des côtelettes volées sur legril, des œufs gobés tout chauds.

Pourtant, au dessert, lorsque l’abbé Horteur sortit sa pipe, lagaieté reparut, on l’écouta donner des nouvelles de ses poires,qui, cette année-là, promettaient d’être superbes. Chanteau, malgréles picotements sourds d’une prochaine attaque, finit parchantonner une chanson gaillarde de ses vingt ans. La soirée futcharmante. Lazare lui-même s’égayait.

Tout d’un coup, vers neuf heures, comme on venait de servir lethé, Pauline s’écria :

– Mais le voilà, ce pauvre Mathieu !

En effet, Mathieu, chancelant sur ses pattes, sanglant etamaigri, se glissait dans la salle à manger. Aussitôt, on entenditVéronique qui le poursuivait avec un torchon. Elle entra, endisant :

– J’ai eu besoin dans la remise, il s’est échappé. Jusqu’àla fin, il faudra qu’il soit où vous êtes ; pas moyen de faireune enjambée, sans l’avoir dans ses jupes… Allons, viens, tu nepeux rester là.

– Le chien baissait sa vieille tête branlante, d’un airdoux et, humble.

– Oh ! laisse-le, supplia Pauline.

Mais la bonne se fâchait.

– Pour ça, non, par exemple !… J’en ai assez,d’essuyer le sang derrière lui. Voilà deux jours que ma cuisine enest pleine. C’est dégoûtant… La salle va être propre, s’il setrimballe partout… Allons, houp ! veux-tu tedépêcher !

– Laisse-le, répéta Lazare. Va-t’en.

Alors, pendant que Véronique refermait furieusement la porte,Mathieu, comme s’il avait compris, vint appuyer sa tête sur legenou de son maître. Tous voulurent lui faire fête, on cassa dusucre, on tâcha de l’exciter. Autrefois, le petit jeu de chaquesoir était de poser un morceau de sucre, loin de lui, de l’autrecôté de la table ; vite, il faisait le tour, mais on avaitdéjà retiré le morceau, pour le placer à l’autre bout ; etsans cesse il faisait le tour, et sans cesse le sucre sautait,jusqu’à ce que, étourdi, stupéfié de ce continuel escamotage, il semît à jeter des abois féroces. Ce fut ce jeu que Lazare essaya derecommencer, dans la pensée fraternelle de donner encore unerécréation à l’agonie de la triste bête. Le chien battit un instantde la queue, tourna une fois, puis buta contre la chaise dePauline. Il ne voyait pas le sucre, son corps décharné s’en allaitde côté, le sang pleuvait en gouttes rouges autour de la table.Chanteau ne fredonnait plus, une pitié serrait le cœur de tout lemonde, au spectacle du pauvre Mathieu mourant, qui tâtonnait en serappelant les parties du Mathieu glouton de jadis.

– Ne le fatiguez pas, dit doucement le docteur. Vous letuez.

Le curé, en train de fumer en silence, fit cette remarque pours’expliquer sans doute son émotion :

– Ces grands chiens, on dirait des hommes.

À dix heures, lorsque le prêtre et le médecin furent partis,Lazare, avant de monter à sa chambre, alla lui-même renfermerMathieu dans la remise.

Il l’allongea sur de la paille fraîche, s’assura qu’il avait saterrine d’eau, l’embrassa, puis voulut le laisser seul. Mais lechien, d’un effort pénible, s’était déjà mis debout et le suivait.Il fallut le recoucher trois fois. Enfin, il se soumit, il resta latête droite, regardant son maître s’éloigner, d’un regard sitriste, que celui-ci, désespéré, retourna l’embrasser encore.

En haut, Lazare tâcha de lire jusqu’à minuit. Puis, il finit parse coucher. Mais il ne put dormir, l’idée de Mathieu ne le quittaitpas. Il le revoyait toujours sur la paille, avec le regardvacillant, tourné vers la porte. Demain, son chien serait mort. Et,malgré lui, à chaque minute, il se soulevait, il écoutait, croyantl’avoir entendu aboyer dans la cour. Son oreille aux aguetssaisissait toutes sortes de bruits imaginaires. Vers deux heures,ce furent des gémissements, qui le firent sauter du lit. Où doncpleurait-on ? Il sortit sur le palier, la maison était noireet silencieuse, pas un souffle ne venait de la chambre de Pauline.Alors, il ne put résister davantage au besoin qu’il avait deredescendre. L’espérance de revoir son chien l’emplit brusquementde hâte. Il se donna à peine le temps de passer un pantalon, etdescendit d’un pas rapide, avec sa bougie.

Dans la remise, Mathieu n’était point resté sur la paille. Ilavait préféré se traîner à quelque distance sur la terre battue.Lorsqu’il vit entrer son maître, il ne trouva même plus la force delever la tête. Celui-ci, après avoir posé le bougeoir au milieu devieilles planches, s’était accroupi, étonné de la couleur noire dela terre ; et, le cœur crevé, il tomba à genoux, quand il sefut aperçu que le chien agonisait dans du sang, toute une mare desang. C’était sa vie qui s’en allait, il battit faiblement de laqueue, pendant que ses yeux profonds avaient une lueur.

– Ah ! mon pauvre vieux chien ! murmura Lazare,mon pauvre vieux chien !

Il parlait tout haut, il lui disait :

– Attends, je vais te changer de place… Non ! ça tefait du mal… Mais tu es si mouillé ! Et je n’ai pas même uneéponge !… Si tu voulais boire ?

Mathieu le regardait toujours fixement. Peu à peu, un râleagitait ses côtes. Sans bruit, comme sortie d’une source cachée, lamare de sang s’élargissait. Des échelles et des tonneaux défoncésjetaient de grandes ombres, la bougie éclairait fort mal. Il y eutun froissement de paille : c’était la chatte, la Minouche,couchée sur le lit préparé pour Mathieu, et que la lumièredérangeait.

– Veux-tu boire, mon pauvre vieux chien ? répétaitLazare.

Il avait trouvé un torchon, il le trempait dans la terrine d’eauet le pressait sur la gueule de la bête mourante. Cela paraissaitla soulager, son nez excorié par la fièvre se refroidissait un peu.Une demi-heure se passa, il ne cessait de rafraîchir le torchon,s’emplissant les yeux du lamentable spectacle, la poitrine serréed’une tristesse immense. Comme au lit d’un malade, des espérancesfolles le prenaient : peut-être allait-il rappeler la vie,avec ce simple lavage.

– Quoi donc ? quoi donc ? dit-il tout d’un coup.Tu veux te mettre sur tes pattes ?

Secoué d’un frisson, Mathieu faisait des efforts pour sesoulever. Il raidissait ses membres, tandis que des hoquets, deshoules venues de ses flancs, lui enflaient le cou. Mais c’était lafin, il s’abattit en travers des genoux de son maître, qu’il nequittait pas des yeux, tâchant de le voir encore, sous sespaupières lourdes. Bouleversé par ce regard intelligent demoribond, Lazare le gardait sur lui ; et ce grand corps, longet lourd comme celui d’un homme, avait une agonie humaine, entreses bras éperdus. Cela dura quelques minutes. Puis, il vit devraies larmes, de grosses larmes rouler des yeux troubles, pendantque la langue sortait de la gueule convulsée, pour une dernièrecaresse.

– Mon pauvre vieux toutou ! cria-t-il, en éclatantlui-même en sanglots.

Mathieu était mort. Un peu d’écume sanglante coulait desmâchoires. Quand il fut allongé par terre, il sembla dormir.

Alors, Lazare sentit que tout finissait une fois encore. Sonchien mourait maintenant, et c’était une douleur disproportionnée,une désespérance où sa vie entière sombrait. Cette mort réveillaitles autres morts, le déchirement n’avait pas été plus cruel,lorsqu’il avait traversé la cour, derrière le cercueil de sa mère.Quelque chose d’elle s’en allait de nouveau, il achevait de laperdre. Les mois de douleur cachée renaissaient, ses nuitstroublées de cauchemars, ses promenades au petit cimetière, sonépouvante devant l’éternité du jamais plus.

Il y eut un bruit, Lazare se tourna et vit la Minouche quifaisait tranquillement sa toilette sur la paille. Mais la porteavait craqué, Pauline entrait, poussée par la même préoccupationque son cousin. Quand il l’aperçut, ses pleurs redoublèrent, ilcria, lui qui cachait le regret de sa mère avec une sorte desauvagerie pudique :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! elle l’aimaittant !… Tu te souviens ? elle l’avait eu si petit, etc’était elle qui lui donnait à manger, et il la suivait partoutdans la maison !

Puis, il ajouta :

– Il n’y a plus personne, nous sommes trop seuls !

Des larmes montaient aux yeux de Pauline. Elle s’était penchéepour voir le pauvre Mathieu, sous la lueur vague de la bougie. Sanschercher à consoler Lazare, elle eut un geste découragé, car ellese sentait inutile et impuissante.

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