La Terre qui meurt

Chapitre 14L’ÉMIGRANT

 

Étranger, inconnu, las d’avoir passé lanuit dans un wagon et l’après-midi à courir les bureaux d’agences,il était assis sur des balles de peaux de moutons cerclées de fer,au milieu des docks d’un grand port, et il attendaitl’heure de s’embarquer sur le paquebot qui l’emporterait.Devant lui, l’Escaut, roulant ses eaux en demi-cercle, les heurtaitavec des remous profonds contre le quai, fleuve énorme qui sortaitde la brume à gauche, tournait et s’enfonçait à droite dans labrume, partout d’égale largeur et partout couvert denavires. André suivait de ses yeux fatigués ces formes qui secroisaient, voiliers, steamers, barques de cabotage ou de pêche,toutes colorées du même gris par le brouillard et le jourfinissant, et qui se mêlaient un moment, puis se détournaient etglissaient, et divisaient leurs routes. Il regardaitsurtout au delà, les terres basses que le fleuve enveloppait dansson pli, les prairies saturées d’humidité, désertes, illimitées, etqui semblaient flotter sur la pâleur des eaux. Comme elles luirappelaient le pays qu’il abandonnait ! Comme elles luiparlaient ! Ni les roulements des camions, ni lessifflets des commandants, ni les voix des milliers d’hommes, detoutes nations, qui déchargeaient les navires autour de lui ets’agitaient sous les abris de tôle gaufrée, ne le pouvaientdistraire. Il ne s’intéressait pas davantage à la grande villeétendue en arrière et d’où venait parfois, à traversla rumeur du travail, un carillon de cloches comme il n’en avaitjamais entendu.

Cependant, l’heure approchait. Il lesentait à l’inquiétude qui grandissait en lui. Le bruit d’unetroupe en marche le fit se détourner. C’étaient lesémigrants qui sortaient des bouges où les agences les avaientparqués, et, traversant la place, formait une longue colonne, griseaussi dans la brume.

Les voici qui arrivent. Les premiersrangs s’engagent déjà entre les futailles et les piles de sacsentassés sur les quais. Ils piétinent dans la boue, et se hâtentpour occuper les meilleurs coins de l’entrepont. D’autres suivent,hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux confondus. On devine àpeine leur âge. Ils ont les mêmes yeux tristes. Ils se ressemblenttous, comme les larmes. Ils ont mis, pour le voyage, leurs plusmauvais vêtements, vestons informes, tricots, manteaux troués,mouchoirs bridant les cheveux, jupes de laine rapiécées, compagnonsqui ont travaillé et souffert avec eux. Ils frôlent André Lumineau,immobile sur la balle de laine, et ne prennent pas garde à lui.Entre eux ils ne parlent point, mais, dans leur procession hâtive,les familles groupées font des îles : les mères tiennent lesenfants par la main et les abritent du vent ; les pères, deleurs coudes écartés, les protègent contre la poussée. Tous portentquelque chose, un paquet de hardes, un pain, une poche fermée avecune ficelle. Et tous ont le même geste au même endroit du chemin.Quand ils débouchent des rues, là-bas, ils se dressent et sehaussent un peu, toujours du même côté, vers les plaines del’Escaut, vers les brumes plus claires qui indiquent dans le ciella place du soleil déclinant ; ils fixent, comme si c’était leleur, le petit clocher d’horizon qui se lève des terres invisibles.Puis ils tournent dans les docks ; ils découvrent le paquebotqui fume, les treuils qui roulent, le pont déjà noir d’émigrants.Alors, ils faiblissent. Ils ont peur. Plusieurs voudraient reveniren arrière. Mais tout est bien fini. L’heure est venue. Le billetde passage tremble au bout de leurs doigts. Les âmes seulesretournent au pays, à la misère qu’on avait maudite et qu’onregrette, aux chambres désertées, aux faubourgs, aux usines, auxcollines sans nom qu’on appelait « chez nous ». Et pâles,les pauvres gens se laissent pousser par le flot, ets’embarquent.

André Lumineau les regarda longtempssans se joindre à eux. Il cherchait un visage de Français. N’entrouvant pas, il se colla dans le rang, au hasard. Il portait, parla poignée, sa caisse noire qui dormait, voilà cinq jours, dans legrenier de la Fromentière. Il avait sur le dos sonmanteau de cavalerie, dont les boutons seuls avaient été remplacés.Ses voisins lui jetèrent un coup d’œil indifférent, etl’accepteront sans mot dire. Avec eux, il franchit les cent mètresqui le séparaient du navire, monta sur le planincliné, et toucha le pont que soulevait déjà la houle dufleuve.

Alors, tandis que les autres, ceux quiavaient dans cette foule des parents ou des amis, se promenaientpar groupes le long de la cage des machines ou descendaientpar les échelles, il s’accouda au bordage, à l’arrière dubateau, et essaya de voir encore le fleuve et les prairies grises,parce que trop de souvenirs lui venaient ensemble, et que lecourage allait lui manquer. Mais la brume avait sans doute épaissi,car il ne vit plus rien.

Près de lui, accroupie sur le plancher,il y avait une vieille femme, encore fraîche de visage, enveloppéedans une mante noire à collet, et dont la coiffe était fixée pardeux épingles à boules d’or. Elle tenait dans ses bras un enfantqu’elle berçait. André ne la regardait pas. Mais elle,qui ne pouvait reposer ses yeux nulle part, dans le tumulte et laconfusion du navire en partance, les levait quelquefois vers cetétranger debout près d’elle, et qui pensait sûrement à la maison dechez lui. Peut-être avait-elle un fils du même âge. Un sentiment depitié grandit en elle, et bien qu’elle sût, à n’en pasdouter, que son voisin n’entendrait pas la langue dont elle usait,la vieille femme dit :

– U heeft pyn ?

Quand elle eut répété plusieurs fois, ilcomprit au mot « peine » et au ton qu’elle y mettait, quela femme lui demandait : « Voussouffrez ? »

Il répondit :

– Oui, madame.

La vieille mère, de sa main blanche,toute froide, tout humide de brouillard, caressa la main de Driot,et le petit Vendéen pleura, en songeant à des caresses anciennestoutes pareilles, à la mère Lumineau, qui portait aussi une coiffeblanche et des dorures les jours de fête…

Sur le Marais de Vendée les brumescouraient toujours, les mêmes qui avaient passé sur les plainesde l’Escaut. Des rafales de vent les chassaient.Toussaint Lumineau, par moments, suivait des yeux, avec uneexpression d’angoisse, la pointe tremblante des osiers que Rousillelui tendait, comme si ç’avaient été des mâts de navires balancés.D’autres fois, il considérait longuement sa dernière enfant, etRousille sentait qu’elle était douce à regarder.

Une bourrasque souffla sur les ormeauxqui s’échevelèrent, et battirent de leurs branches la toiture de laFromentière. Les lézardes de la grange, les gouttières, les tuiles,les bouts de chevrons, les angles des murailles sifflèrent tousensemble. Et la plainte s’en alla, vive et folle, dans leMarais.

À trois cents lieues de là, un coup desirène déchirait l’air. L’étrave d’un grand paquebot chassait l’eaudu fleuve et s’avançait lentement, encore à moitié inerte etdérivant. Des émigrants, des rebuts du vieux monde, des misèressans nom, à l’instant où la terre leur manquait, s’effaraient.Toutes les pensées prenaient, dispersées, le chemin des abrisanciens. Dans la nuit le bel André Lumineau s’en allait…

Le métayer rejeta une poignée d’osiersdans la cuve, et dit :

– Rentrons : il n’y a plus dejour pour mes doigts.

Mais il ne bougea pas. Le valetseulement cessa de couper les perches de châtaignier, et sortit.Rousille, voyant que le père ne se levait pas, demeura.

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