La Terre qui meurt

Chapitre 2LE VERGER CLOS

 

Toussaint Lumineau et le valet furentbientôt dans le réduit encombré de barriques vides, de paniers, depelles et de pioches, qui avait servi de chambre, depuis longtemps,aux domestiques de la Fromentière. Le maître s’assit surle coin du lit, tout au fond. Son expression n’avait paschangé. C’était la même physionomie, paternelle et digne, où semêlaient le regret de se séparer d’un bon serviteur, et l’énergiquerésolution de ne point souffrir une atteinte à son autorité, uneinjure à son rang. Il s’accouda sur une vieillefutaille, encore marquée de coulures de suif, et où le soir JeanNesmy posait sa chandelle. Sa tête se releva, lentement, dans lejour qui venait par la porte ouverte, et il parla enfin au jeunehomme qui avait quitté son chapeau, et demeurait debout dans lemilieu de la petite pièce.

– Je t’avais gagé pour quarantepistoles, dit-il. Tu as reçu ton dû à la Saint-Jean. Combienreste-t-il à te payer aujourd’hui ?

Le gars s’absorba, comptant etrecomptant avec ses doigts sur la toile de sa blouse. Les veines deson front se tendaient sous l’effort de l’esprit. Il avait leregard fixé sur le sol, et aucune autre idée ne traversaitl’opération compliquée de ce rural calculant le prix de sontravail.

Pendant ce temps, le métayer seremémorait l’histoire brève de ce Boquin, venu par hasard dans leMarais, pour y chercher de la cendre de bouse, dont les Vendéens seservent comme engrais, embauché au passage et rapidement accoutuméen ce pays nouveau ; les trois années que l’étranger avaitvécues sous le toit de la Fromentière, un an avant le servicemilitaire et deux ans depuis, années de rude et vaillant labeur,d’honnête conduite, sans un reproche grave, de résignationétonnante, malgré l’hostilité des fils, qui avait commencé dès lepremier jour et n’avait jamais désarmé.

– Ça doit faire quatre-vingt-quinzefrancs, dit Jean Nesmy.

– C’est aussi mon compte, dit lemétayer. Tiens, voilà l’argent. Regarde s’il n’y manquerien.

De la poche de sa veste, où, d’avance,il avait mis la somme qu’il devait, Toussaint Lumineau tira unepile de pièces d’argent, qu’il jeta sur le fond de labarrique.

– Prends, mongars !

L’autre, sans y toucher, serecula.

– Vous ne voulez plus de moi à laFromentière ?

– Non, mon gars, tu vaspartir.

La voix s’attendrit, etcontinua :

– Je ne te renvoie pas parce que tues fainéant. Et même, quoique ça m’ait causé de l’ennui, je ne t’enveux pas d’aimer trop la chasse. Tu m’as bien servi. Seulement, mafille est à moi, Jean Nesmy, et je ne t’ai pas accordé avecRousille.

– Si c’est son goût, et si c’est lemien, maître Lumineau ?

– Tu n’es pas de chez nous, monpauvre gars. Qu’un Boquin se marie avec une fille comme Rousille,ça ne se peut, tu le sais : tu aurais mieux fait d’y penseravant.

Jean Nesmy, pour la première fois, fermaà demi les yeux, et il devint plus pâle, et ses lèvress’abaissèrent aux coins comme s’il allait pleurer.

Il reprit, d’une voix toutebasse :

– J’attendrais tant qu’il vousplairait pour l’avoir. Elle est jeune et moi aussi. Dites seulementle temps, et je dirai oui.

Mais le métayerrépondit :

– Non, ça ne se peut. Il faut t’enaller.

Le valet tressaillait de tout le corps.Il hésita un moment, les sourcils froncés, le regard attaché àterre. Puis il se décida à ne pas dire sa pensée : « Jen’y renonce pas. Je reviendrai. Je l’aurai. »Comme ceux de sa race taciturne, il renferma son secret, et,ramassant l’argent, il le compta, en laissant tomber les pièces uneà une, dans sa poche. Puis, sans ajouter un mot, comme si lemétayer n’eût plus existé pour lui, il se mit à rassemblerles quelques vêtements et le peu de linge qui étaient à lui.Tout pouvait tenir dans sa blouse bleue qu’il noua par les manchesau canon de son fusil, moins une paire de bottes qu’il pendit avecune ficelle. Quand il eut fini, levant son chapeau, il prit laporte.

Dehors, il faisait grand soleil. JeanNesmy marchait lentement. La volonté hardie qui était en ce frêlegarçon lui tenait la tête haute, et il regardait du côté de lamaison, cherchant Rousille aux fenêtres. Il ne la vit point. Alors,au milieu de ce grand carré vide, lui le valet, lui lechassé, lui qui n’avait plus qu’un instant à demeurer à laFromentière, il appela :

– Rousille !

Une coiffe aiguë dépassa l’angle duportail. Marie-Rose s’échappa de son abri. Elle s’élança, la figuretoute baignée de larmes. Mais presque aussitôt elles’arrêta, intimidée par la vue de son père qui venait d’apparaîtresur le seuil de la chambre, saisie de peur parce qu’un cris’élevait du même côté de la cour, à cinquante pas de là, etfaisait se détourner Jean Nesmy :

– Dannion !

Une apparition monstrueuse sortait del’étable. L’infirme, tête nue, les yeux hagards, agité d’une colèreimpuissante, accourait. Les bras raidis sur ses béquilles, sontorse énorme secoué par les cahots et par ses grognements de bêtefurieuse, la bouche ouverte, il répétait le vieux cri de hainecontre l’étranger, l’injure que les enfants du Maraisjettent au damné du Bocage :

– Dannion ! Dannionsaraillon ! Sauve-toi !

Lancé avec une vitesse qui disait laviolence de la passion et la force de l’homme, il approchait. Toutela haine qu’il avait au cœur, toute la jalousie qui le torturait ettoute la souffrance de l’effort rendaient effrayante cette faceconvulsée, projetée en avant par secousses. Et l’être puissantqu’eût été cet estropié sans le malheur d’autrefois, sereconstituait dans l’imagination, et donnait le frisson.

Quand elle le vit tout près du valet,Rousille eut peur pour celui qu’elle aimait. Elle courut à JeanNesmy, elle lui mit les deux mains sur le bras, et elle l’entraînaen arrière, du côté du chemin. Et Jean Nesmy, à cause d’elle, semit à reculer, lentement, tandis que l’infirme, devenu plusfurieux, l’insultait et criait :

– Laisse ma sœur,Dannion !

La voix du métayer s’éleva, au fond dela cour :

– Arrête ici, Mathurin, et toi,Nesmy, laisse ma fille !

Il s’avançait, en parlant, mais sanshâte, comme un homme qui ne veut pas compromettre sadignité. L’infirme s’arrêta, écarta ses béquilles et s’affaissa,épuisé, sur les cailloux. Mais Jean Nesmy continua de reculer. Ilavait mis sa main dans celle de Rousille. Ils furent bientôt entreles piliers du portail, où s’encadrait la clarté du matin. Au delàcommençait le chemin. Le valet se pencha vers Rousille, et la baisasur la joue.

– Adieu, ma Rousille !dit-il.

Elle s’enfuit à travers la cour, lesmains sur les tempes, pleurant sans se retourner. Et lui, l’ayantvue disparaître au coin de la maison, du côté de l’aire,cria :

– Mathurin Lumineau, jereviendrai !

– Essaye ! réponditl’infirme.

Le valet de la Fromentière commençait àmonter le chemin qui passait devant la métairie. Il allaitpéniblement, comme brisé de fatigue, tout brun dans son vêtementd’affût. Au bout de son fusil il n’avait qu’une veste, une blouse,trois chemises, deux appeaux de buis pour les cailles, quis’entre-choquaient comme des noix, choses légères, qu’il sentaitpesantes. L’effroi de son retour subit à l’état de journalierquêteur de pain l’avait saisi pendant qu’il nouait ses hardes. Ilpensait déjà à l’accueil de la mère qui allait le voirentrer, toute transie. À chaque pas il s’arrachait aussi à quelquechose qu’il aimait, parce qu’il avait vécu trois ans dans cetteFromentière. L’âme était lourde de souvenirs, et il allaitlentement, ne regardant rien, et voyant tout. Les arbres qu’ilfrôlait, il les avait émondés de sa serpe ou battus de sonfouet ; les terres, il les avait labourées etmoissonnées ; les jachères, il savait en quoi elles seraientensemencées demain.

Lorsqu’il fut en arrière de la ferme,sur le renflement de la route où étaient jadis quatre moulins quine sont plus que deux, il osa se retourner pour souffrir un peuplus. Il considéra la plaine du Marais, inondée de lumière, où lesroseaux séchés par l’automne mettaient un cercle d’orautour des prés ; quelques métairies reconnaissables à leurpanache de peupliers, îles habitées de ce désert, où il laissaitdes amis et de bonnes heures dont on se souvient dans lapeine ; il parcourut du regard les maisons pressées deSallertaine, et l’église qui les domine, paroisse des dimanchesfinis ; puis il arrêta son âme sur la Fromentière, comme planeun oiseau, les ailes grandes. De la hauteur où il était, ilapercevait les moindres détails de la métairie. Une à une il comptales fenêtres, il compta les portes et les virettes, et les traînesautour des champs, où le soir, depuis deux anssurtout, il ne manquait guère de chanter en ramenant ses bœufs.Quand il revit le verger clos, tout au loin, large comme une cossede pois, il se détourna vite. Et son pied heurta, sur la route, unebête toisonnée, qui s’était couchée là, silencieusement.

– C’est toi, Bas-Rouge ? ditle valet. Mon pauvre chien, tu ne peux pas me suivre où jevais.

En marchant, il passait la main sur lefront du chien, entre les deux oreilles, à l’endroit que Rousilleaimait à caresser. Après vingt pas, il dit encore :

– Faut t’en aller, Bas-Rouge :je ne suis plus d’avec vous !

Bas-Rouge fit encore une petite trotteauprès du valet. Mais, quand il arriva à la dernière haie de laFromentière, il s’arrêta, en effet, et revint seul.

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