La Terre qui meurt

Chapitre 4LE PREMIER LABOUR DE SEPTEMBRE

 

Il était presque gai, le métayer de laFromentière. Les enfants pensèrent qu’il avait l’esprit vers Driot,dont il disait le nom, maintenant, plus de dix fois le jour. Maisce n’était que le premier labour de la saison qui lerendait content.

Un quart d’heure plus tard, le père sepassa autour du corps la sangle attachée à l’étroite caisse de boisoù l’infirme était assis, et, comme on hale un bateau, il tira lacharrette. Les bœufs marchaient devant, conduits parFrançois. Ils montèrent par le chemin où les pas de JeanNesmy étaient encore marqués dans la poussière. C’étaient quatrebœufs superbes précédés par une jument grise, Noblet, Cavalier,Paladin et Matelot, tous de même robe fauve, avec des cornesévasées, l’échine haute, l’allure lente et souple.Traînant sans peine la charrue dont le soc était relevé, ilsgravissaient la pente, et quand une pousse de ronce, tendue entravers de la route, tentait leur mufle baveux, ils ralentissaientensemble l’effort, et la chaîne de fer qui liait le premiercouple au timon touchait terre et sonnait. François, le longde leurs flancs, s’en allait, tout sombre. Une pensée l’occupait,qui n’était point celle du travail quotidien.

Ceux qui venaient derrière lui, lemétayer et l’infirme, ne parlaient pas davantage. Mais leur espritdemeurait enfermé dans l’horizon qu’ils traversaient.Ils inspectaient avec le même amour tranquille les fossés, lesbarrières, les coins de champ aperçus au passage ; ilsréfléchissaient aux mêmes choses simples et anciennes, et en eux laméditation était le signe de la vocation, la marque duglorieux état de ceux qui font vivre le monde. Quand ilsfurent arrivés en haut de la butte, dans la pièce de laCailleterie, le père aida Mathurin à sortir de la voiture, etl’infirme s’assit au pied d’un cormier dont les branchesfaisaient une ombre fine sur le talus. Devant eux, la jachèredescendait en courbe régulière, hérissée d’herbes sèches et defougères. Quatre haies dessinaient et fermaient le rectangle.Par-dessus celle du bas, on voyait les profondeurs du Marais, commeune plaine bleue sans divisions. Et le père, ayant fait sauter lacheville qui retenait le soc, rangea lui-même la charrue près de lahaie de gauche, et la mit en bonne place.

– Reste là au chaud, dit-il àMathurin. Toi, François, conduis bien droit tes bœufs. C’est unbeau jour de labour. Ohé ! Noblet, Cavalier, Paladin,Matelot !

Un coup de fouet fit plier les reins àla jument de flèche ; les quatre bœufs baissèrent les corneset tendirent les jarrets ; le soc, avec un bruit de faux qu’onaiguise, s’enfonça ; la terre s’ouvrit, brune, formant un hautremblai qui se brisait en montant et croulait sur lui-même, commeles eaux divisées par l’étrave d’un navire. Les bonnes bêtesallaient droit et sagement. Sous leur peau plissée d’unfrémissement régulier, les muscles se mouvaient sans plus detravail apparent que si elles eussent tiré une charrette vide surune route unie. Les herbes se couchaient, déracinées :trèfles, folles avoines, plantains, phléoles, pimprenelles, lotiersà fleurs jaunes déjà mêlées de gousses brunes, fougères quis’appuyaient sur leurs palmes pliées, comme de jeunes chênesabattus. Une vapeur sortait du sol frais surpris par la chaleur dujour. En avant, sous le pied des animaux, une poussière s’élevait.L’attelage s’avançait dans une auréole rousse que traversaient lesmouches. Et Mathurin, à l’ombre du cormier, regardait descendreavec envie le père, le frère, la jument grise, et les quatre bœufsde chez lui dont la croupe diminuait sur la pente.

– François, disait le métayer,réjoui de sentir battre dans ses mains les bras de la charrue,François, prends garde à Noblet qui mollit ! ToucheMatelot !… La jument gagne à gauche !… Veille, mon gars,tu as l’air endormi !

Le cadet, en effet, ne prenait aucungoût à conduire le harnais. Il songeait qu’il fallait parler, et lapeur de commencer lui tenait le front baissé. Ils tournèrent au basdu champ, et remontèrent, traçant un second sillon près du premier.Les cornes des bœufs, l’aiguillon de François,commencèrent à reparaître au ras des herbes qu’observait Mathurin.Celui-ci, pour saluer le retour du harnais, se mit à« noter », à chanter, de toute sa voix, la lente mélopéeque chacun varie et termine comme il veut. Les notes s’envolaient,puissantes, avec des fioritures d’un art ancien comme le labourmême. Elles soutenaient le pas des bêtes qui en connaissaient lerythme ; elles accompagnaient la plainte des roues sur lesmoyeux ; elles s’en allaient au loin, par-dessus les haies,apprendre à ceux de la paroisse qui travaillaient dehors que lacharrue soulevait enfin la jachère, dans la Cailleterie desLumineau. Elles réjouissaient aussi le cœur du métayer. MaisFrançois demeurait sombre.

Quand l’attelage atteignit l’ombre ducormier :

– Père, dit Mathurin, vous ferezbien de replanter notre vigne qui s’en va. Dès que Driot sera là,faudra nous y mettre. Qu’en dites-vous ?

Car il avait toujours l’esprit ensongerie vers l’avenir de la Fromentière.

Le métayer arrêta les bœufs, leva sonchapeau, et ses cheveux apparurent tout fumants. Il sourit decontentement.

– Tu as de jolies idées,Mathurin ; si le grain pousse bien dans la Cailleterie, foi deLumineau, j’achète du plant pour la vigne… J’ai espoirdans notre labour d’aujourd’hui… Allons, cadet, range le harnais…Ménage la jument qui a chaud, flatte-la un peu, tiens-toi dans savue pour qu’elle aille plus sagement.

L’attelage repartit. Une lumière ardenteet voilée enveloppait bêtes et gens. Tous les flancsbattaient. Les mouches criblaient l’air. Des tourterelles, gorgéesde remberge[4], seposaient dans les ormes, fuyant les chaumes embrasés.

Comme l’infirme ne chantait plus, lemétayer dit, vers la moitié du champ :

– À ton tour de noter,François ! Chante, mon garçon, ça t’éjouira lecœur.

Le jeune homme continua une dizaine depas, puis il essaya de noter : « Oh !oh ! les valets, oh ! oh ! oh ! »Sa voix, qu’il avait plus haute que Mathurin, fitdresser l’oreille des bœufs, et s’en alla tremblante.Mais, tout à coup, elle s’arrêta, brisée par la peurdont il n’était pas maître. Il se raidit, leva le menton vers leMarais, s’efforça encore de chanter, et trois notes jaillirent.Puis un sanglot termina la chanson, et rouge de honte, le gars seremit à marcher en silence, le visage tourné vers la jachère,devant le vieux métayer qui, par-dessus la croupe des bœufs, leregardait.

Pas un mot ne fut dit, de part nid’autre, tant que le père n’eut pas achevé le sillon. Alors, au basdu champ, Toussaint Lumineau demanda, troublé jusqu’au fond del’âme :

– Tu as du nouveau, François, qu’ya-t-il donc ?

Ils étaient à trois pas de distance, lepère au ras de la haie, le fils de l’autre côté de l’attelage, à latête des premiers bœufs.

– Il y a père, que je m’envais !

– Que dis-tu, François ?… Lechaud du jour t’a touché l’esprit… Tu es malade ?…

Mais il reconnut aussitôt, àl’expression des yeux de son fils, qu’il se trompait, et qu’il yavait bien autre chose qu’un malaise : un malheur, Françoiss’était décidé à parler. Une main passée sur l’échine de Noblet,comme pour se retenir, si nerveux et enfiévré qu’il fléchissait surses jambes, le regard dur et insolent, il cria :

– J’en ai assez ! C’estfini !

– Assez de quoi, mongars ?

– Je ne veux plus remuer la terre,je ne veux plus soigner les bêtes, je ne veux plus m’éreinter, àvingt-sept ans, pour gagner de l’argent qui passe à payer laferme : voilà ! Je veux être mon maître et gagner pourmoi. Ils m’ont accepté dans les chemins de fer. Je commencedemain ; demain, vous entendez ?

Il élevait la voix dans une sorte derage :

– Je suis nommé. Ce n’est pas àfaire. C’est fait. J’emmène avec moi Éléonore, qui fera mon ménage.Elle vient avec moi à la Roche. Elle en a assez, elle aussi.Elle a trouvé une bonne place, un débit où ellegagnera plus que chez vous. Au moins, elle pourra se marier… Et onn’est pas de mauvais enfants pour ça. N’allez pas le dire ! Nefaites pas la figure que vous faites !… On a accompli notretemps chez vous, mon père ! On a patienté jusqu’auretour d’André… À présent qu’il revient, il peut bien vousaider, lui : c’est son tour !

Le métayer était resté étourdi sous lecoup. Il avait seulement beaucoup pâli. Ses dents serrées, touchantsa charrue d’un bras, il demeurait sans parole, les yeux fixés surFrançois, comme sur un être privé de raison. Les idées, lentement,avec leur douleur, lui entraient dans l’âme.

– Mon François, ce que tu dis là nese peut. Éléonore ne s’est jamais plainte de sontravail.

– Ah ! bien oui ; pas àvous !

– Toi, tu as toujours été bienaidé. Si je t’ai reproché des fois ton nonchaloir, c’est que lesannées sont dures pour tous. Mais, puisque je vais prendre unvalet, puisque Driot nous arrive dans quinze jours, çafera quatre hommes, avec moi qui vaux encore un peu. Tu ne parspas, François ?

– Si.

– Où veux-tu être mieux que cheznous ? Est-ce que le pain t’a manqué ?

– Non.

– Est-ce que je t’ai refusé deshabits, ou seulement de l’argent pour ton tabac ?

– Non.

– François, c’est le cœur qui t’achangé, depuis le régiment.

– Ça se peut.

– Mais tu ne veux pas t’en aller,dis ?

Le gars fouilla dans la doublure de saveste, et tendit la lettre.

– C’est pour demain midi,fit-il ; si vous ne me croyez pas, lisez !

Par-dessus la croupe du bœuf, le pèreétendit le bras. Mais il tremblait si fort qu’il tâtonnait poursaisir la lettre. Puis, quand il l’eut entre les mains, dans unsubit accès de révolte, au lieu de l’ouvrir, il la froissa, latordit, la rompit en miettes, la jeta sous ses sabots, l’écrasa surla terre molle.

– Tiens ! cria-t-il, il n’y aplus de lettre ! Iras-tu encore ?

– Ça n’empêchera rien, réponditFrançois.

Il voulut passer devant le père ets’éloigner. Mais, sur ses épaules, une main puissante s’abattit.Une voix commanda :

– Arrête ici !

Et le fils dut s’arrêter.

– Qui t’a engagé,François ?

– Les chefs.

– Non, qui t’a conseillé ? Tun’as pas fait ça tout seul. Il y a eu un monsieur, pour t’aider.Qui est-ce ?

Le jeune homme hésita un instant, puis,se sentant prisonnier, balbutia :

– M. Meffray.

D’une poussée, le père le fit courir surl’herbe.

– Sauve-toi, à présent !Attelle la Rousse à la carriole, et tout de suite ! J’y vais,moi, chez le Meffray !…

Ce fut François qui descendit le premiersur la place de Challans, près des Halles-Neuves, et attacha lajument à un anneau scellé dans un des piliers. Puis il suivit lepère qui tournait par une des rues, à gauche, et s’arrêtait devantune maison étroite, neuve, bâtie en tuffeaux et en briques. Uneplaque de fonte, au-dessous de la sonnette, portait :« Jules Meffray, ancien huissier, conseillerd’arrondissement. »

Le métayer sonnavigoureusement.

– Le patron est ici ?demanda-t-il à la servante qui ouvrait.

La fille considéra ce paysan qui venaitchez son maître en vêtements de travail tachés de boue, et quin’avait pas l’air d’humeur accommodante, à en juger par le ton desparoles et par la couleur du regard. Ellerépondit :

– Je crois que oui, qu’est-ce quevous lui voulez ?

– Dites-lui que c’est ToussaintLumineau, de la Fromentière ; qu’il se dépêche, je suispressé !

Étonnée, n’osant faire entrer Lumineaudans la salle à manger où M. Meffray recevait d’ordinaire sesclients, elle laissa le métayer et François dans le corridortapissé de papier gris, au fond duquel l’escalier tournait. En seretirant, elle ne regardait pas François, dissimulé en arrière,honteux, mais seulement ce grand vieux, dont les épaules touchaientpresque aux deux murs et qui se tenait si droit, lechapeau sur la tête, au-dessous de la lanterne en verre dépoliqu’on n’allumait jamais.

Peu d’instants après, la porte du jardins’ouvrit ; un homme s’avança, de haute taille lui aussi, tropgros, vêtu d’un complet de flanelle blanche et coiffé d’unecasquette de même étoffe. Dans sa figure rasée ses petits yeuxpapillotaient, gênés sans doute par la brusque diminution de lalumière. C’était M. Meffray, le grand électeur de Challans,demi-bourgeois ambitieux, animé d’une haine secrètecontre les paysans, et qui, sorti de leur race, vivant à côtéd’eux dans un bourg, n’avait cependant plus que l’intelligence deleurs défauts, dont il usait. Averti de la façon dont Lumineaus’était présenté, redoutant les scènes violentes, il s’arrêta prèsde la première marche de l’escalier, posa le coude sur la rampe,porta trois doigts à sa casquette, et ditnégligemment :

– On aurait dû vous faire entrer,métayer. Mais enfin, puisque vous êtes pressé, paraît-il, nouspouvons causer ici. J’ai rendu service à votre fils, est-ce à causede cela que vous venez ?

– Justement, ditLumineau.

– Si je peux vous servir encore àquelque chose ?

– Je veux garder mon gars, monsieurMeffray.

– Comment legarder ?

– Oui, que vous défassiez ce quevous avez fait.

– Mais, ça dépend de lui, métayer.As-tu reçu ta lettre de convocation, François ?

– Oui, monsieur.

– Si tu désires ne pas te rendre àton poste, mon ami, les candidats ne manquent pas pour teremplacer, tu sais. J’ai dix autres demandes quej’aurais plus de raisons d’appuyer que je n’en ai eu pour appuyerla tienne. Car, enfin, vous autres Lumineau, vous n’êtes pas avecnous dans les élections. Renonces-tu ?

– Non, monsieur.

– C’est moi qui ne veux pas qu’ilparte, interrompit Toussaint Lumineau. J’ai besoin de lui à laFromentière.

– Mais il est majeur,métayer !

– Il est mon fils, monsieurMeffray ! Il me doit son travail. Mettez-vous à ma place, àmoi qui suis vieux. Je comptais sur lui pour luilaisser ma métairie, comme mon père me l’a laissée àmoi. Et il s’en va. Il emmène ma fille avec lui. Je perds deuxenfants, et c’est par votre faute.

– Ah ! pardon ! je n’aipas été le trouver ; il est venu.

– Mais sans vous il ne partait pas,ni Éléonore ! Il leur a fallu des protections. Vous appelez çaun service, monsieur Meffray ? Est-ce que vous savez seulementce qui convient à François ? L’avez-vous vu chez moi, pourcroire qu’il était malheureux ? Monsieur Meffray, il faut mele rendre !

– Arrangez-vous avec votrefils ; ça ne me regarde plus.

– Vous ne voulez pas aller parler àceux qui ont embauché mon enfant et casser lemarché ?

Toussaint Lumineau s’avança d’un pas,et, élevant la voix, tendant le bras en avant pour mieux désignerl’homme :

– Alors, vous avez fait plus de malà mon fils dans un jour que moi dans toute sa vie !

La lourde figure de M. Meffrays’empourpra.

– Va-t’en, vieux chouan !cria-t-il. Emmène ton fils ! Devenez ce que vous pourrez.Ah ! ces paysans ! Occupez-vous d’eux, voilà comment ilsvous remercient !

Le métayer n’eut pas l’air d’entendre.Il demeura immobile. Mais ses yeux eurent une lueur ardente. Dufond de son cœur douloureux, du fond de sa race catéchisée depuisdes siècles, des mots de croyant montèrent à ses lèvres.

– Vous répondrez d’eux !dit-il.

– De quoi ?

– Là où ils vont, ils se perdronttous les deux, monsieur Meffray. Vous répondrez de leur salutéternel !

Comme étourdi par cette phrase dont iln’avait jamais entendu le son, le conseiller d’arrondissement nerépliqua pas. Il mit du temps à comprendre une idée si différentede celles qui l’occupaient toujours. Puis il jeta un regard demépris sur le grand paysan debout à deux pas de lui, tourna sur sestalons, et, regagnant la porte du jardin, murmura :

– Sauvage, va !

Toussaint Lumineau et son filsdescendirent dans la rue. Ils allèrent côte à côte,sans se parler, jusqu’à la carriole, qu’ils avaient laissée sur laplace. Là, le père détacha la jument, se tint près du marchepied etdit :

– Monte, François, et retournonschez nous !

Mais le jeune homme serecula.

– Non, dit-il, c’est fini !Vous ne me ferez pas changer. D’ailleurs, j’ai prévenuLionore, qui doit être déjà partie de la Fromentière.Vous ne la retrouverez plus.

Il avait quitté son chapeau pourl’adieu, et, gêné, il regardait l’ancien, qui semblaitprès de défaillir, et qui, les yeux à moitié fermés, s’appuyait aubrancard.

Sous le couvert des Halles, il n’y avaitpersonne. Quelques femmes, dans les boutiques autour de la place,observaient négligemment les deux hommes.

Après un moment, François se rapprochaun peu. Il tendit la main, sans doute pour serrer, une dernièrefois, celle du père. Mais celui-ci, l’ayant vu, se ranima ;d’un geste il lui défendit d’avancer ; puis il sauta dans lacarriole, et fouailla la Rousse, qui se remit au galop.

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