La Terre qui meurt

Chapitre 16LA NUIT DE FÉVRIER

 

Lorsque Rousille eut traversé la cour etpris le chemin de Sallertaine, le métayer sortit de la grange. Ilretrouva le valet, qui avait retiré du feu la marmite, et, assissous l’auvent, silencieux comme de coutume, rassemblait, du bout deses gros sabots, les tisons à demi morts, couchés le long deschenets. Au fond de la salle, l’infirme se démenaitentre ses béquilles, allant d’un meuble à l’autre, incapable dedominer ses nerfs, le visage gonflé par la poussée du sang. Il nesalua pas son père, il n’eut pas l’air de l’entendre venir. Mais,après une minute, il demanda brutalement, comme le métayer sepenchait vers le valet et lui parlait tout bas :

– Et Rousille ? Que luiavez-vous dit, pour être resté si longtemps dans lagrange ?

Toussaint Lumineau suivit des yeux,avant de répondre, le malheureux qui continuait de s’agiter, enproie à une sorte d’ivresse, faite de colère et desouffrance, qu’on connaissait trop bien à laFromentière. Depuis le départ d’André, les symptômesde crise se multipliaient. Et le métayer eut pitié. Ilne voulut pas relever l’insolence de la question, etdit simplement :

– Ta sœur reviendra plus tard,Mathurin. Où elle est, je l’ai envoyée.

Mais la voix plus haute et plus irritéede l’infirme, répliqua :

– Je ne dois pas savoir où elleest, n’est-ce pas ? On me cache tout, ici ; et à elle ondit tout !

Sur un signe du métayer, le valet piquadeux pommes de terre avec son couteau, dans lamarmite, les glissa au fond de la poche de sa veste,se leva, coupa un morceau de pain sur la table, et,emportant son souper, s’en alla par lacour.

Le père et le fils étaient seuls.Toussaint Lumineau, debout dans la clarté du feu qui s’étaitranimé, dit aussitôt :

– Tu vas au contraire tout savoir.Mathurin, ton frère François a refusé de revenir cheznous !

– Je le pensais.

L’infirme s’était rencogné entre lesdeux lits et les deux coffres, loin de la lumière quibrûlait au bout de la table, et là, dans l’ombre,comme à l’affût des mots, il écoutait. Ses mainstremblantes le long des béquilles agitaient lesrideaux.

– La Fromentière, reprit lemétayer, ne peut rester comme elle est. J’ai fait le commandement àRousille d’aller trouver les Michelonne. L’une ou l’autre,soit Adélaïde, soit Véronique, s’en ira dans leBocage, pour ramener Jean Nesmy.

– Ah ! vous mariezRousille ?

– Oui, mon ami.

– Avec un valet que vous avezrenvoyé !

– Je le reprends.

– Un Boquin ! Un homme quin’est pas d’ici !

– Un bon travailleur, Mathurin, etqui a toujours aimé la terre de chez nous.

– Et il habitera laFromentière ?

– Sans doute : j’ai besoind’aide. Il me faut un fils :

La tête fauve de Mathurin sortit del’ombre.

– Et moi ? cria-t-il,qu’est-ce que vous ferez de moi ?

Dans son regard, toutes les douleurssubies en silence, toutes les colères autrefois contenues passaientet jetaient leur reproche.

– Je n’ai donc qu’à souffrir et àfaire la volonté des autres, moi qui suis l’aîné, moi qui ai ledroit pour moi ?

– Mon enfant, dit doucement lepère, tu vivras avec nous comme à présent ; tu feras ce que tupourras et personne ne t’en fera reproche ; on n’entreprendrapas de travaux sans que tu aies donné ton avis, je te lepromets ; tu ne quitteras pas la métairie, même aprèsmoi.

– Non, je ne serai pas commandé parun homme qui n’est pas de mon nom : il faut un Lumineau pourcommander ici !

– C’est le chagrin de ma vie que tudis là, Mathurin.

L’infirme continua avec la mêmeviolence :

– J’aurais supporté François, etmême André. Mais Rousille avec son Boquin ne seront jamais lesmaîtres ici : je suis chez moi ! Et je vous dis que c’estmon tour !

– Mais, mon pauvre enfant, tu nepeux pas !

Les rideaux de serge remuèrent, et lemalheureux, suffoquant de colère, fit deux pas, péniblement, puisdeux autres.

– Je ne peux pas juger unlabour ?

– Si.

– Je ne peux pas acheter une pairede bœufs ?

– Si.

– Je ne peux pas me faire porter encarriole, et yoler par moi-même ? Dites-ledonc ?

– Si, mon enfant.

– Alors, que me faut-il pourconduire la ferme ? des valets ? J’en louerai. Unemétayère ?…

Le père n’osa pas dire oui.

– J’en amèneraiune !

Mathurin s’était arrêté à l’angle de latable, et s’y tenait appuyé, le haut de son corps oscillant etluttant pour se maintenir en équilibre.

– Une qui a plus de cœur que voustous !… Elle sait que je guérirai… Elle m’a promis à peu prèsde se marier avec moi, comme je suis… Quand je l’auraidécidée…

– Ne te fie donc pas à ce que lesfilles te disent, mon pauvre gars. Il n’y a encore que les pères etles mères pour chérir ceux qui te ressemblent… Tu esmalade, ce soir… Tiens, tes jambes mollissent… Couche-toi. Je vaist’aider.

L’infirme n’essaya pas de répondre. Sesyeux se voilèrent ; la tête s’inclina sur l’épaule ; lesbras glissèrent sur l’appui des béquilles ; ilsse levèrent tout droit, comme ceux d’un homme qui sombre et quiappelle. Mathurin serait tombé à la renverse, si le métayer nes’était jeté en avant, pour le soutenir…

L’étourdissement ne dura pas. Ce ne futqu’une alerte de quelques secondes. À peine couché surle coffre, au bas de son lit, Mathurin rouvrit les yeux. Il regardason père, se releva sans aide, et dit, en portant la main à sanuque :

– Vous voyez, ça n’est rien… C’estla peine que vous m’avez faite… Je ne suis pas malade.

Toute colère avait disparu ; maisla douleur était la même au fond du regard, et il s’y mêlait cettesorte d’effroi que les hommes rapportent du voisinage de lamort.

– Veux-tu que je t’aide ?répéta le métayer. L’infirme haussa les épaules, et commença à sedéshabiller lui-même, enlevant sa veste et la pliant sur lecoffre.

– Non, je veux me coucher seul… Jeveux être tranquille.

La voix tremblait comme lesmains.

– Allez donc plutôt au-devant deRousille… Elle a des nouvelles à vous raconter, elle…Et puis la nuit est noire, les routes ne sont pas sûres…

Toussaint Lumineau, qui savait le dangerde contrarier son fils dans ces heures de crise, ne résistapas.

– J’irai jusqu’à la route,Mathurin. Je préviendrai le valet de se tenir dans laboulangerie.

Il n’alla pas même jusqu’à la route. Ilétait inquiet. Dans le chemin de la Fromentière, sous la pluie, ilfit quelques centaines de mètres, revint sur ses pas, et, nevoulant pas reparaître trop vite dans la salle, afin de donner letemps à Mathurin de se calmer, entra dans ses étables, pourinspecter les bêtes, et voir si aucune n’avait brisé sonattache.

Mais derrière lui, sans qu’il s’endoutât, Mathurin s’était échappé. Le métayer n’avait pas fait dixpas au delà de l’enceinte de la Fromentière, que l’infirme seglissait dans la cour, fermait soigneusement la porte de la salle,et tournait du côté de l’aire pour gagner le pré par latraverse.

Son extraordinaire énergie etl’exaspération maladive de ses nerfs le soutenaient. Une idéefolle, mais faite de toute sa misère et de tous ses rêves, lejetait dans cette nuit mauvaise et dans cette aventure. Il couraitchez la fiancée perdue. Il en appelait de tous les refus, de tousles affronts, de toutes les souffrances, à celle qui avait étél’arbitre de sa vie, et qui l’était toujours. Il voulait luidire : « Il n’y a plus que toi. Tous m’abandonnent. Disque tu m’aimes, et chez moi je ne serai plus méprisé. Sauve-moi,Félicité Gauvrit ! »

Et il allait vite, par le sentier quilongeait le parc, malgré la nuit, la terre glissante, les deuxéchaliers qu’il fallait passer. Comme les enfants en faute,craignant d’être suivi, il se détournait et prêtait l’oreille, dedistance en distance. Le vent lui apportait le bruit des terres,mais ce n’était que le sifflement de la bourrasque dans les balaisd’ormeaux, les notes précipitées de la pluie sur les tuiles, et leroulement d’un train qui devait passer bien loin, deversChallans.

Mathurin descendit la pente des prés,et, à cause des ténèbres, dut revenir deux fois sur ses pas, pourtrouver l’abreuvoir. Il se jeta dans la première des yolesqu’il toucha du bout de sa béquille, et la poussa d’uncoup de ningle[5], nonpas dans le canal qui filait droit vers le Perrier et la Seulière,mais à gauche, dans un fossé qui servait rarement aux gens de laferme.

Au fond de la yole, l’eau s’étaitamassée. Elle jaillissait par les fentes des planches, à chaqueoscillation, et mouillait les jambes de l’infirme accroupi, maiscelui-ci n’y prenait pas garde. Qu’importaient l’eau qui couraitsur ses pieds, la pluie glacée qui tombait, les ténèbres, lesherbes amoncelées et barrant le passage en maint endroit, et lalongueur du chemin, et la fatigue ? Il fallait arriver jusqu’àelle, là-bas, dût-il y dépenser sa force. Il fallait lui parlersans témoins, tout de suite.

L’ombre était si noire que Mathurinvoyait à peine l’avant de son bateau. Depuis lecoucher du soleil, le vent accumulait les brumes dans le Marais.L’étendue leur appartenait. Elles couvraient des lieues de pays deleur masse en mouvement. Les plus bas de ces nuages traînaient surles prés inondés, sur les levées et les îlots leursplis malsains ; ils coulaient en gouttes empoisonnées, le longdes peupliers, des roseaux, des chaumes de toiture, lames de fondde la marée prodigieuse, où les hommes ensevelis buvaient la fièvresans pouvoir lutter.

Et dans cette nuit dangereuse, Mathurin,déjà en proie au mal qui le guettait, la tête lourdede sang, s’épuisait à mener la yole. Il se jetait à droite ou àgauche, au juger, sans être sûr de sa route. Quelquefois larespiration lui manquait. Une faiblesse le prenait. Le buste duyoleur s’inclinait en avant dans le bateau immobile. Puisl’infirme, sortant comme d’un sommeil, se secouait, sentaitle froid de la nuit, et continuait sa course. À mesure qu’ils’avançait dans la partie la plus sauvage du Marais, l’ombre sepeuplait autour de lui. Des oiseaux, de plus en plus nombreux, selevaient au frôlement des roseaux. C’était l’époque de leurpassage. Ils s’envolaient, jetant leur cri déchirant ou plaintif,vanneaux, bernacles, macreuses, pluviers, bécassines ; ilsrevenaient en bandes invisibles qui viraient de bord au-dessus dela yole et rebondissaient dans les volutes glacées de la brume. Àchaque fois l’infirme frémissait. Il pensait :« Qu’avez-vous à tant crier contre moi, oiseaux demalheur ?… Laissez-moi… Je vais voir Félicité… Elle dira oui…nous reprendrons nos noces… nous habiterons laFromentière ».

Mais la force s’épuisait. Peu à peul’engourdissement gagna. Les mouvements se ralentirent. MathurinLumineau cessa de voir. Il continua de frapper les talus, auhasard, du bout de sa perche qui ne savait plus où elle touchait.Et tout à coup, dans une eau libre, dans un pré inondé où elleavait pénétré par une dépression des levées, la yole n’avança plus.Les doigts lâchèrent la ningle qui tomba. Les yeux s’agrandirentd’épouvante. L’infirme sentit que la mort montait de ses jambes àson cerveau. Il se redressa, et appela dans la nuit, d’une voixformidable :

– Félicité ?Père ?

Puis le corps oscilla un moment, la maincommença un signe de croix, et l’homme s’abattit, la bouche encoreouverte, le long des planches de la yole…

Dans le dédale des fossés, une autreyole courait, menée à toute vitesse. Elle portait à l’avant, rasantles eaux, une lanterne accrochée à un bâton, étoile menue quifouillait les canaux, balancée par la marche et secouée par levent. Le père avait découvert la fuite de Mathurin, et il lecherchait. Autour de lui les oiseaux se levaient aussi. Des ailesblanches passaient dans le rayon de lumière. « Engeance,murmurait le métayer, dis-moi donc où il est ? Mais quedisaient les milliers de voix qui répondaient ? À chaquecarrefour des canaux, il montait sur l’arrière de sa yole, et,tourné successivement vers les quatre vents du ciel, il jetait, detoutes ses forces, le nom de son enfant. Deux fois, des chasseursregagnant leur motte verte, des fermiers ouvrant leur fenêtre,avaient demandé du fond de l’ombre :

– Que veux-tu ?

– Mon fils !

Les voix n’avaient plus riendit.

Une troisième fois, Toussaint Lumineaucrut entendre un cri bien faible, bien lointain, dans les brumes,et, quittant le canal qui va droit au Perrier, il se porta sur lagauche. De distance en distance il appelait encore, mais,n’entendant plus rien, craignant de faire fausse route, il prenaitla lanterne et l’approchait des bords, afin de relever les tracesde ningle, s’il y en avait. À quelques centaines demètres, il vit une déchirure fraîche dans la boue, puis deux. Uneyole avait passé là. Était-ce celle de Mathurin ? Il lasuivit. La yole avait fait le tour complet d’une prairie. Mais dequel côté était-elle sortie ? Dans les fossés quise coupaient, aux angles, le métayer eut beau chercher, écarter lesroseaux, revenir, les traces avaient disparu. Il allait retourneren arrière, quand il aperçut, dans la lumière de sa lanterne, unbois flottant. Il se baissa ; un pressentiment de son malheurle saisit ; c’était une ningle de la Fromentière.Elle dérivait, poussée par le vent, vers l’endroit où le fossé,par-dessus les talus inondés, communiquait avec la prairie changéeen lac. Le métayer crut que son fils avait chaviré.

– Tiens bon, Mathurin !cria-t-il, j’arrive ! Tiens bon !

Il enleva la yole d’un coup de perche,et la poussa dans le chenal.

– Où es-tu,Mathurin ?

Sur l’eau libre, dans le clapotis deslames, il fit une trentaine de mètres, et, brusquement, fut projetéen avant. Il se pencha ; il étendit le bras, et,à tâtons, saisit l’arrière d’un bateau qu’il rangeabord à bord. Puis il tourna la lanterne, et vit,couché sur le côté, au fond de l’autre yole de lamétairie, son fils qui ne remuait plus.

Toussaint Lumineau se jeta à genoux surle bordage qui fléchit jusqu’au ras de l’eau ; iltoucha les tempes, et elles ne battaient plus ; il prit lesmains, elles étaient glacées ; il approcha sa bouche del’oreille, et, à deux reprises, il appela Mathurin.

– Réponds-moi, mon enfant !suppliait-il. Réponds-moi ! Remue seulement le doigt pour memontrer que tu m’entends !

Mais les doigts de l’enfant ne bougèrentpas, et, dans la barbe blonde, les lèvres restèrent immobiles,écartées par le dernier cri de l’âme qui s’étaitéchappée.

– Seigneur ! dit Lumineauencore agenouillé, faites qu’il ne parte pas sans ses Pâques ;faites qu’il ne soit pas mort !

Et tout de suite, quittant sa veste etla jetant sur les épaules et la poitrine de son fils,le bordant comme avec une couverture de lit, ilabandonna sa yole, et poussa l’autre hors du pré,celle qui portait Mathurin. Un peu d’espoir lesoutenait et redonnait de la force à ses vieux bras. Il fallaittrouver du secours. Debout, cherchant à s’orienter dans cette nuitprofonde, le père continua quelque temps d’avancer avant dedécouvrir un feu de ferme. Puis un rayon de lumière perça lesbrumes, à droite. La yole glissa plus vite. En suivant le fosséelle s’approcha, et le métayer put reconnaître la métairie audessin des portes et des fenêtres éclairées. Hélas ! c’étaitla Seulière, et on y veillait. Des bruits de rires, des chansons,les notes essoufflées de l’accordéon flottaient autour des murs etse dispersaient dans le vent. Le métayer longea la motte brune, etla dépassa. Mais tout en yolant, le plus rapidement qu’il pouvait,il épiait si la grande ombre que faisait Mathurin n’avait pasremué, et, la voyant immobile, il pensa : « Mon enfantest mort. »

À cinq cents mètres au delà, et del’autre côté du canal, il savait maintenant qu’il y avait une autremaison, et il se hâtait vers elle. Car c’était, cette fois, laTerre-Aymont, la ferme de Massonneau le Glorieux, son ami. Etbientôt le métayer jeta la chaîne de sa yole autour d’un saule,débarqua, et courut à la porte en criant :

– Glorieux ! Glorieux !Au secours !

Entre la métairie de la Terre-Aymont etle saule qui retenait la barque, sur la pente boueuse du tertre, ily eut bientôt des lumières en marche, des hommes et des femmes quise précipitaient, des plaintes, des larmes, des prières à voixbasse. Toute la maison qui s’endormait fut sur pied en un moment,et groupée auprès de la rive. Massonneau voulait transporterMathurin dans la salle de la Terre-Aymont et envoyer chercher lemédecin de Challans, mais Toussaint Lumineau, ayant considéré denouveau et touché le corps de son fils, répondit :

– Non, Glorieux. C’est fini desouffrir, pour lui : je veux l’emmener à laFromentière.

Alors, le métayer de la Terre-Aymont setourna vers deux jeunes hommes qui se tenaient en arrière, et,appuyés l’un sur l’autre, leurs têtes brunes se touchant,semblaient regarder la mort pour la première fois.

– Mes gars, dit-il, allez chercherla grande yole de chez nous.

Ils disparurent dans les brumes, etcoururent chercher le bateau qui se trouvait dans unpré voisin de la Seulière, et, en passant, prévinrent les gens dela veillée.

Il était à peu près dix heures de lanuit, quand le corps de Mathurin Lumineau fut placépieusement, par des mains amies, dans la grande yole qui servait àtransporter le fourrage, et qu’on avait vue si souvent revenirentre les prés, toute chargée de foin nouveau, ayant, au sommet dela meule, un des enfants de la Terre-Aymont quichantait. On le coucha au milieu, et la mère Massonneau lerecouvrit d’un drap blanc, sur lequel elle attacha un crucifix decuivre. Toussaint Lumineau s’assit à l’arrière, du côté où était latête de son enfant. À l’avant, se placèrent debout, appuyés surleurs ningles, les deux fils du Glorieux de laTerre-Aymont. Deux lanternes, à leurs pieds, éclairaient lesyoleurs et le chemin.

Et la yole se détacha de la rive parmiles gémissements. Sur le grand canal droit, elle s’avançalentement. Le vent chassait contre elle les brumes duMarais.

Quand elle fut à petite distance de laSeulière :

– Les voilà ! dit une voix.J’entends les ningles et je vois les lumières !

Les portes des deux chambress’ouvrirent ; la clarté des lampes se répandit au dehors, etéclaira vaguement la motte sur laquelle était bâtie lamaison ; quelques menus arbres, au bord du fossé, devinrenttout blonds dans la nuit. Et tous ceux qui veillaient chez lesGauvrit, jeunes gens et jeunes filles, en longue procession,descendirent jusqu’à la berge, pour saluer le malheurqui passait. Pêle-mêle, en costumes de fête, agenouillés dansla boue, leurs tabliers ou leurs chapeaux secoués par le vent, ilsregardèrent venir, en silence, le drap blanc qui cachait le corpsde l’infirme, leur aîné de bien peu d’années, et le vieux Lumineau,tout courbé à l’arrière, le front rapproché desgenoux, immobile comme celui qu’on emportait.

Au dernier rang, il y avait une grandefille, dont le mouchoir bleu et la chaîne dorée luisaient, dans lerayon plus proche qui s’échappait de la porte. Deux de sescompagnes la soutenaient, agenouillées comme elle.

Tous ils se taisaient. Tous ilscontinuèrent à suivre des yeux la barque qui s’enallait, et, par degrés, rentrait dans la nuit. Le bruit des ninglestouchant l’eau décrut ; les frissons du sillages’effacèrent ; dans les brumes rapidement épaissies, on vitdiminuer la blancheur du drap. Puis on ne vit plus qu’une lueursans foyer, le halo faible des lanternes au-dessus des prés. Etbientôt rien ne sortit plus de l’ombre où s’enfonçait layole.

« Pauvre grand Lumineau, le plusbeau fils de chez nous ! »

Dans le lointain du Marais, où déjà lapitié des hommes ne l’accompagnait plus, le père pleurait enregardant au-dessous de lui ; il pleurait aussi quand ilrelevait la tête, et qu’il apercevait, attentifs a manier leurningle, les deux beaux jeunes gars, fidèles à leur métairie, et quiyolaient à l’avant.

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