La Terre qui meurt

Chapitre 6LE RETOUR DE DRIOT

 

Bientôt une lettre arriva, timbréed’Alger. Elle donnait, jour par jour, les étapes duvoyage. Sous les ormeaux de la Fromentière, ces motsse succédèrent à vingt-quatre heures d’intervalle,dits par l’un de ceux qui restaient et méditéspieusement par les autres : « Driot doit quitter Alger ence moment-ci. – Driot navigue sur la mer. – Driot prend le cheminde fer à Marseille. – Mes enfants, le voilà en terre deFrance ! »

Donc, un matin qui était le derniersamedi de septembre, Toussaint Lumineau versa double rationd’avoine à la Rousse, et tira hors de la grange le tilbury dont lacaisse et les roues étaient peintes en rouge. C’était une reliquede l’ancienne prospérité, ce tilbury, et on le connaissait danstoute la contrée, aussi bien que la tête ronde, les cheveux blancs,le regard clair de Toussaint Lumineau. Celui-ci, en attelant sajument, avait la mine si réjouie que Rousille, qui ne le voyaitplus rire depuis longtemps, le regardait du seuil de la maison, etqu’elle se sentait prête à pleurer, sans savoir pourquoi, comme sile printemps était réapparu. Quand il eut bouclé la dernièrecourroie, il passa sa belle veste à col droit, noua sur son giletsa large ceinture bleue des dimanches, et glissa dans sa poche deuxcigares d’un sou, une friandise dont il se privait, maintenant.Puis il monta dans la voiture, et, tout de suite :

– Hue, la Rousse !

Elle filait si grand train qu’un instantplus tard, sa têtière, ornée d’une rosette, avait l’air d’uncoquelicot emporté par le vent, rasant les haies. Bas-Rouge étaitde la partie. Son maître lui avait crié, dans le chemin :« Driot qui arrive, Bas-Rouge ! Viensau-devant ! » Et la bête ébouriffée, de son petit galopde loup déhanché, avait suivi la Rousse. Ils furent bientôt tousrendus à Challans. Le métayer traversa les rues sans ralentirl’allure. Au passage, il salua la patronne de l’hôtel desVoyageurs, répondit au salut de quelques boutiquiers, en marquantbien, par le peu d’ampleur de son coup de chapeau, toute lasupériorité d’un métayer sur un trafiquant, et, bien droit sur sonsiège, tout fier, tendant les guides, s’éloigna vers la gare, quiest à un bon kilomètre de la ville. Les gens, derrière lui,disaient : « Il va chercher son gars ! Cela sevoit ! Lui qui a eu des malheurs, le voilà pourtant qui a sonlot de chance ! »

Comme la Rousse était vive, Lumineaudescendit de voiture dans la cour de la gare, et se tint à la têtede la jument. De là il voyait les rails fuyant vers laRoche, le chemin par où l’un de ses fils était parti, par oùl’autre, tout à l’heure, allait rentrer à la Fromentière. Ce ne futpas long. La locomotive se précipita en sifflant. Lemétayer luttait encore contre la jument effrayée par lebruit, quand les premiers voyageurs sortirent : des bourgeoisde Challans, des marins en congé, des marchandes de poisson venantde Saint-Gilles ou des Sables, enfin un beau chasseur d’Afrique,mince, la chéchia sur l’oreille, les moustaches blondes relevées,la musette bondée de choses, qui interrogea la cour d’un coupd’œil, eut un sourire, et accourut, les bras ouverts.

– Papa ! Ah ! quelleveine ! c’est papa !

Quelques témoins, indifférents, virentdeux hommes qui s’embrassaient devant tout le monde, et seserraient à s’étouffer.

– Mon Driot ! disait le vieux.Que je suis content !

– Mais moi aussi,papa !

– Non, pas tant que moi ! Situ savais !

– Quoi donc ?

– Je te raconterai ça. Mon Driot,que ça fait de bien de te revoir !

Ils se séparèrent. Le jeune soldatrajusta sa cravate, assura l’équilibre de sa chéchia quitombait.

– En effet, dit-il, vous devez enavoir à me raconter, des choses, depuis le temps ? Des grandespeut-être ? Vous me direz tout peu à peu, à la Fromentière, entravaillant… Ça vaudra mieux que les lettres, n’est-cepas ?

Il se mit à rire, en redressant sa têteblonde.

Le père n’eut que la force de sourire.Puis, se rapprochant de la voiture, montant à gauche, montant àdroite, ils grimpèrent dans le tilbury, d’un même élan, comme s’ilsavaient eu le même âge.

– Laissez-moi conduire ?demanda le fils.

Il prit les guides, et fit claquer salangue. La Rousse dressa l’oreille, se cabra, mais pour jouer, pourmontrer qu’elle reconnaissait son jeune maître, et, allongeant letrot, la tête haute, les yeux en feu, elle dépassa les deux omnibusvides qui avaient coutume de lutter de vitesse enrevenant à l’hôtel. Dans les rues, ceux qui avaient déjàsalué le métayer, et d’autres encore, attendaient lepassage des deux hommes : des lingères qui lissaient lelinge en regardant dehors ; la petite modiste de Nantes, quis’arrête au début de chaque saison pour prendre les commandes desdames de Challans ; des marchands aux portes desboutiques ; des paysans attablés dans les sallesd’auberge ; tous amusés de voir un soldat ou flattés d’avoirun signe d’amitié des Lumineau. Mais la Rousse trottait si vite quele père n’avait pas le temps de se recoiffer entre deux coups dechapeau. Des mots suivaient la voiture dans le sillon d’air creusépar elle :

– C’est celui qui revientd’Afrique… Joli gars ! Ça lui va bien sa veste bleue… Et levieux, ce qu’il est heureux !

Le métayer se serrait contre son garsreconquis. Lorsqu’ils furent au milieu de la dernière rue, le longd’une charmille qui semait des feuilles sur la route, il enfonçases gros doigts dans sa poche, poussa le coude de Driot, pour luifaire remarquer les deux cigares d’un sou qu’il tenait entre lepouce et l’index. « Volontiers ! » dit le jeunehomme. Il alluma le cigare, en ralentissant l’allure de la Rousse,puis, après quelques bouffées, comme les talus fleuris d’ajoncs,les champs pierreux, les ormeaux avec leur couronne commençaient àse montrer et l’enveloppaient de la douceur des choses connues,Driot, jusque-là un peu silencieux et fier à cause du monde, se mità dire :

– Et tous ceux de chez nous, père,comment vont-ils ?

Un pli profond rida le front du métayer,entre les sourcils. Toussaint Lumineau se tourna un peu vers lacampagne, troublé d’avoir à annoncer le malheur, et plus encore parl’appréhension de ce qu’allait penser le beau Driot.

– Mon pauvre gars, dit-il, il n’y achez nous que Mathurin et Rousille.

– Et François, oùest-il ?

– Figure-toi… Tu ne t’attends pas àce que je vais te dire… Il a quitté la Fromentière, voilà quinzejours depuis hier, pour entrer dans les chemins de fer, à la Roche…Éléonore est partie avec lui… Il paraît qu’elle va tenir un café.Si tu crois !

– Vous les avez donc chassés ?fit le jeune homme en retirant son cigare de sa boucheet en fixant les yeux sur le père. Ils ne sont pas si fous que devous quitter pour ça ?

Le père, en entendant ces mots-là, eutun frisson de joie : son Driot le comprenait ; son Driotétait avec lui. Et il dit, le regardant :

– Non, des paresseux tous les deux,qui veulent gagner de l’argent sans rien faire… des ingrats quilaissent les vieux… Et puis, tu sais que François aime às’amuser… Depuis le régiment, il a toujours eu le goût de laville…

– Je le sais bien, et je comprendsqu’on aime la ville, répondit André, qui toucha la Rousse de lamèche du fouet… mais graisser des roues de wagon ou servir àboire… Enfin, chacun va de son bord, en ce monde. Tant mieuxs’ils réussissent… Seulement, je ne peux pas vous dire ce que ça mefait d’apprendre que François est parti. Moi qui me réjouissaistant de travailler avec lui !

Il demeura un peu de temps penché enavant, comme s’il ne faisait attention qu’aux oreillesfines de la jument, qui remuaient, puis il demanda, de sa voixcaressante :

– Il y a donc de la misère cheznous, père ?

– Un peu, mon enfant. Mais il n’yen aura plus avec toi.

André ne répondit pas directement, nitout de suite. Il cherchait à l’horizon un clocher d’ardoise et dessommets d’arbres, encore difficiles à reconnaître. Il avait le cœurdéjà à la maison.

– Au moins, dit-il, Rousille nousreste ! Elle était jolie déjà, à mon dernier congé, et chatte,et décidée ! Vous ne sauriez vous imaginer combien de fois, enAfrique, j’ai pensé à elle. Je me faisais son portrait de mémoire.Est-elle toujours aussi accorte ?

– Elle n’est pas pour déplaire, ditle métayer.

– Et bonne fille, j’espère ?En voilà une qui ne s’en ira pas servir dans lesauberges.

– Pour ça non.

Le beau soldat ralentissait l’allure dela jument, d’abord parce que la route allait tourner et descendre,et aussi pour mieux voir, dans le prolongement des terres enpente, le Marais de Vendée qui s’ouvrait comme ungolfe. Il n’était revenu qu’une fois au pays dans ses troisannées de service. Avec une émotion grandissante, il observait lesîlots de peupliers et les menus toits roses perdus dans les espacesd’herbe. Son regard errait de l’un à l’autre. Ses lèvrestremblaient en les nommant. Toute autre émotion se taisait devantcelle du retour.

– La Parée-du-Mont ! dit-il.Qu’est devenu l’aîné des Estus ?

– Peu de chose, mon gars : ilest douanier.

– Et Guérineau, de la Pinçonnière,qui était au 32e de ligne.

– Celui-là, il a fait commeFrançois, il conduit les tramways dans la ville deNantes.

– Et Dominique Perrocheau, desLevrelles ?

Le métayer leva les épaules, dedéplaisir, car, vraiment, c’était trop peu de chance, d’être obligétoujours de répondre : « En allé, parti, traître auMarais ! » Il dut cependant avouer :

– Tu as appris sans doute qu’ilavait gagné les galons d’or à la fin de son premier congé. Alors ilen a fait un second, et on lui a donné une place, je ne sais pasoù, dans les écritures du gouvernement. Un tas de mauvais drôles,tous ces jeunes-là ! Des pas grand’chose, monDriot !

– Ah ! j’aperçois la TerreAymont ! s’écria André. Elle me paraît moins loinqu’autrefois. Je vois leur meule de foin. Dites-moi, père, il yavait là deux de mes camarades, les fils de Massonneau le Glorieux,l’un plus âgé que moi, l’autre plus jeune. Quefont-ils ?

Radieux, Toussaint Lumineaurépondit :

– Tous deux cultivent ! L’aînéa exempté l’autre. Ce sont de bons travailleurs qui ne craignentpas l’ouvrage. Tu les verras dimanche à la messe deSallertaine.

Ils se turent un moment l’un et l’autre.Le chemin tournait encore, et laissait voir, à gauche, laFromentière. D’un même mouvement, le père et le fils s’étaientdressés presque debout, et, se tenant d’une main au bord de lavoiture, ils contemplaient le domaine. La Rousse trottait sans quepersonne s’occupât d’elle. Un sentiment tendre, noble et cruel,pâlissait le visage de Driot. La campagne accueillait son enfant.Pour lui, toute sa jeunesse éparse dans les chosess’éveillait et parlait. Il n’y avait pas une motte de terre qui nelui criât bonjour, pas un ajonc de fossé, pas un orme ébranché quin’eût un regard ami. Mais tout lui rappelait aussi le frère et lasœur qu’il ne retrouverait plus.

Sans distraire ses yeux de laFromentière, il répondit, après un silence et sans nommer ceuxauxquels il pensait :

– J’irai les voir à la Roche… biensûr… Mais on n’est plus tout à fait frères quand on n’est pluspays…

Un instant après, dans la cour, ilenlevait à bout de bras la petite Rousille accourue au-devant delui ; il la regardait bien en face, jusqu’au fond des yeux,l’embrassa et la posa à terre.

– Tu es toujours la même, sœurRousille ! C’est bien ! Un peu de peine tout de mêmed’avoir perdu Lionore ?

– Tu vois ça ?

– Parbleu ! Mais mevoilà ! Nous tâcherons de vivre sans eux, n’est-cepas ?

– Et moi ? dit une grossevoix.

Le soldat quitta Rousille, et se portaau-devant de Mathurin qui venait en traînant les jambes.

– Ne te dépêche pas, monvieux ! C’est à moi de courir : j’ai de bonnesjambes !

Penché au-dessus des béquilles etcaressant la tête fauve de l’aîné, André ne trouvait pas un mot deréconfort. Lui qui sortait de ces milieux militaires où tout étaitjeune, dispos, alerte, il ne savait plus cacher son trouble etl’espèce d’horreur que lui faisait l’infirmité deMathurin. Cependant, pressé par le regard anxieux, le regarddu patient qui demandait : « Que penses-tu de moi ?toi qui reviens, juge-moi ; pourrai-je vivre ? » ilfinit par dire :

– Mon pauvre vieux, je suis biencontent de te revoir aussi. Alors, ça ne va pas plusmal ?

D’un coup d’épaule, l’infirme l’écarta,mécontent.

– Ça va beaucoup mieux,répondit-il, tu verras. Je marche plus facilement… Je me tiensdebout comme il y a trois ans, quand j’ai cru guérir… Et, pourcommencer, j’irai demain avec vous à la messe deSallertaine.

Pour se dispenser de répondre, le soldatse détourna vers le père, qui avait dételé la Rousseet s’avançait en se dandinant, la figure épanouie, n’ayant d’yeuxque pour son Driot retrouvé. L’un près de l’autre, ils sedirigèrent vers la maison, ils entrèrent. Mais c’était le métayerqui cédait le pas, lui qui suivait, en ce jour de consolation.L’enfant reconquis allait devant, souple, curieux comme à unepremière visite, heureux d’être regardé et écouté par les autres.Il ne s’asseyait point, et promenait de chambre en chambre sonuniforme bleu et rouge, si étrange dans ce logis de semeurs deblé ; il faisait sonner ses mots pour amuser laFromentière ; il se heurtait volontairement aux angles, poursentir le cadre de vieilles pierres où il rentrait ; ilouvrait la huche, se taillait un morceau de pain et y mordait, endisant : « Meilleur que le pain d’Alger, mes amis !C’est de la fournée de Rousille, pas vrai ? Il est parfait.Nous aurons une bonne métayère. »

Toujours suivi de son père, de Mathurinet de Marie-Rose, il passa de la maison dans les étables et dansles granges.

– Voilà des bœufs que je neconnaissais pas, dit-il.

– Non, mon garçon, je les aiachetés, l’hiver passé, à la foire de Beauvoir.

– Eh bien ! je parie qu’à leurfigure je devine leur nom ! Celui-ci, le jaune, qui n’a pasl’air brave, c’est Noblet, et son compagnon, le petit roux, c’estMatelot ?

– Tout juste ! fit lepère.

– Pour les autres, nos vieux bœufs,ils n’ont pas changé, sauf qu’ils ont pris de la force et de lacorne. La charrue, avec eux, doit bien mordre. Bonjour,Paladin ! Bonjour, Cavalier !

Les bonnes bêtes, couchées dans leurfumier, entendant cette voix jeune qui leur parlait, allongeaientla tête, et, de leurs yeux songeurs, suivaient André.

Un peu plus loin, il se baissa, et pritune poignée de fourrage vert.

– Beau maïs pour la saison !dit-il. Ça doit venir de nos pièces du haut : de laCailleterie ?

– Non.

– De la Jobinière alors, où pas ungrain ne se perd. En voilà une jolie pièce !

Le père répondait pour ses bœufs, pourses champs, pour toutes choses, heureux parce que le dernier de sesfils, après trois ans d’absence, aimait encore la terre.

Cependant le beau cavalier riait plusqu’il n’en avait envie, et cachait les tristes idées qui luitraversaient l’esprit, au cours de sa visite. Il fit semblant de nepas voir, dans l’appentis, les pièges à merles qu’avait construitsFrançois l’hiver passé. Plus loin, dans l’aire, comme sur la bargede paille nouvelle, si longue et si bien arrondie au sommet, il yavait un bouquet fané, il se pencha vers Rousille etmurmura :

– C’est encore François qui l’avaitcueilli ? J’ai une peine que je n’aurais pas imaginée,Rousille, de ne plus retrouver François. Ça me changela Fromentière.

Mais le père n’entendit rien. Il voyaitl’enfant revenu, l’avenir de la Fromentière assuré. Lorsqu’ilsrentrèrent tous dans la salle commune, il passa la main sur laveste bleue du chasseur d’Afrique, et dit :

– Je t’aime bien comme ça, mais jeparierais que tu ne serais pas fâché de quitter tes hardes demilitaire ?

– C’est vrai, papa, répondit André,riant de l’impropriété des mots et de l’invitation déguisée dupère. Je ne suis pas à la mode de Sallertaine : je vais m’ymettre.

Dans le fond du coffre, auprès du lit oùil devait coucher le soir, dans la chambre la plus éloignée,là-bas, André prit un à un les vêtements de travail, serrés le jourdu départ. Il mit une coquetterie à relever sa moustache et le bordde son chapeau. Il fleurit sa boutonnière d’un brin de jasmin quipendait le long de la fenêtre. Bientôt il retraversa lamaison ; il ouvrit la porte de la cuisine, on vit se dresser,entre les vieux murs, le plus joli Vendéen du Marais, svelte danssa veste marquée de plis, blond de cheveux, brun de visage, la mineheureuse de la joie des autres.

– Oh ! mon Driot, dit le pèregaiement, te voilà tout à fait revenu ! Tu étais mon fils toutà l’heure, mais pas autant qu’à présent !

Il ajouta :

– Viens boire avec nous ! Nousboirons à ta santé, pour que tu restes à la Fromentière : car,moi, je vieillis vite, et tu meremplaceras.

Mathurin, qui était près de la table,avec le père, devint tout sombre. Quand les verres furent remplis,il leva le sien avec les autres, mais il ne le heurta point contrecelui d’André.

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