La Terre qui meurt

Chapitre 12L’ENCAN

 

Le 20 février était l’époque qu’il avaitsecrètement arrêtée pour quitter la Fromentière,quatre jours avant le départ d’un navire d’émigrantsqu’il devait rejoindre à Anvers. Sa violence n’étaitpas faite de haine, mais du chagrin qui grandissait en lui. Ilessayait de médire de la Fromentière, parce qu’il allaitl’abandonner et qu’il l’aimait encore.

Et ainsi le dimanche 20 févrierarriva.

Ce jour-là, le château de la Fromentièresortit de son silence, mais pour quel bruit et quellesconversations ! Il revit des visiteurs, mais lesquels !Il était venu du monde de très loin, des marchands de curiosités deNantes, de la Rochelle et de Paris. Avant huit heures du matin, onse montrait, devant le perron à deux branches du château, quelqueshommes rougeauds, courts, replets, dont plusieurs avaient desbarbes rousses et des nez de tiercelets, et qui causaientdiscrètement, assis sur des chaises, – à vendre, – qu’on avaitdisposées en lignes dans l’espace libre, sablé de ce gros sable quicraquait si bien autrefois sous la roue des voitures. Sur la plushaute marche, devenue une estrade, se tenaient le notaire, maîtreOulry, discrètement joyeux derrière ses lunettes ; le crieurpublic, indifférent, comme un fossoyeur, à tant de reliques dont ilallait annoncer la dispersion ; les déménageurs en manches dechemise malgré le froid de la saison. Les deux escaliers de pierre,tachés de boue, salis jusqu’à la moitié des balustrades, disaientle flot des visiteurs admis la veille et l’avant-veille à pénétrerdans le château. Un certain nombre de curieux erraient encore àl’intérieur, profitant de la première occasion qu’ils avaient devoir une demeure seigneuriale.

Enfin, un seul des Lumineau assistait àla vente, Mathurin, l’infirme pour qui tout spectacle nouveau, mêmepénible, était une trêve à la douleur et à l’ennui. Quand il avaitannoncé : « J’irai », le père avaitdit :

– Moi, ça me ferait faire trop demauvais sang. Vas-y, puisque tu peux voir des choses pareilles, etquand ils en seront à vendre les hardes, préviens-moi,Mathurin ; parce que je veux avoir un souvenir de monsieur lemarquis.

À gauche du perron, assez loin du cercleque formait la foule, Mathurin Lumineau s’était assis à la lisièred’un massif d’arbres verts. Enveloppé de sa capote de laine brune,plus taciturne, plus songeur que jamais, il avait fini par sedissimuler à peu près entre les branches de deuxsapins, et, de là, comme à l’affût, il écoutait, et ilpromenait sur la façade du château, sur les acheteurs et lespassants, son regard bleu, où, par moments, la colères’allumait.

À huit heures et demie, les enchèrescommencèrent.

André rentra le dernier, à près de huitheures. Le métayer avait voulu l’attendre pour souper. Il s’étaitassis, avec Mathurin, sous l’auvent de la cheminée, et, sechauffant, prenant et maniant la canne de Monsieur Henrichacun à son tour, ils parlaient de la triste journée quis’achevait ; des hommes de Sallertaine qui avaient suivi lesenchères ; des ouvriers qu’on avait entendus, à la dernièreminute, reclouer les voliges sur les fenêtres basses, et deslumières qu’on avait vues errer derrière les vitres desétages, comme aux jours d’autrefois, quand la haute maisonblanche était pleine d’invités.

– Nos maîtres ne reviendront plus,disait Toussaint Lumineau. Moi qui avais toujours cru en eux !C’est fini !

– C’est fini ! répéta André,en montant dans l’ombre, les marchés du seuil. Je suis content den’avoir pas vu ça.

Il avait l’air las et ému. Le tour deses yeux était brillant, comme si le beau jeune Maraîchin allaitpleurer. Toussaint Lumineau crut que la honte de cette ventepublique, dont lui-même avait tant souffert, avait touché dela même manière le cœur de son enfant, et que c’était l’uniqueraison de la longue absence de Driot.

– Mets-toi à table, dit-il, tu doisavoir appétit. La soupe est prête.

– Non, je n’ai pas faim, ditAndré.

– Ni moi, dit le père.

Mathurin seul se traîna jusqu’au banc,et se servit une assiette de soupe, tandis que lepère, demeurait assis devant le feu et que Driot, debout, l’épauleappuyée contre l’angle saillant du mur, sous l’auvent,considérait alternativement son père et sonfrère.

– Où donc as-tu été ? demandale métayer.

André fit un geste enguirlande :

– De l’un chez l’autre : chezvotre ami Guérineau, de la Pinçonnière ; chez le meunier deMoque-Souris ; aux Levrelles ; chez lesMassonneau…

– Bon homme, le Glorieux,interrompit le père, bonne famille, la sienne.

– J’ai été voir aussi les Ricolleaude Malabrit…

– Si loin que ça !

– Les Ertus de la Parée duMont…

Toussaint Lumineau fixa, cherchant àdeviner, les yeux clairs de son fils.

– Qu’avais-tu à faire chez tant demonde, mon gars ?

– Une idée…

Il ne put soutenir longtempsl’interrogatoire du regard paternel, et se mit à considérer l’anglesombre où était le lit.

– Une idée… Tenez, pendant quej’étais en route j’aurais voulu faire le tour complet, et m’enaller jusqu’à la Roche, voir François.

– François ? murmura lemétayer… Tu es donc comme moi, mon bon gars : tu as souvent tapensée devers lui ?

Lentement, le jeune homme hocha la tête,et répondit :

– Oui, ce soir surtout, ce soirplus que tous les soirs de ma vie, j’aurais voulu l’avoir à côté demoi.

Les mots d’André étaient dits avec unesi forte émotion, avec une solennité si douloureuse, que Mathurin,qui ne savait pas la date du départ d’André, comprit qu’elle étaitarrivée, et qu’André n’avait plus que des minutes à vivre à laFromentière. Un flot de sang lui monta au visage ; ses lèvress’entr’ouvrirent ; un tremblement s’empara de tout son corps,tandis que ses yeux, sans un battement de paupières, s’attachaientsur André. Ils luisaient d’une vie extraordinaire, ces yeux où il yavait de l’orgueil triomphant et aussi, en cette heure suprême, unpeu de pitié et d’amitié, de remords peut-être. André devina qu’ilslui disaient adieu.

Le père, cependant, rapprochait sachaise de la table, et, levant la canne, horizontalement, à lahauteur de la lampe, pour qu’André la vît mieux, il caressaitl’anneau d’or avec ses doigts qui avaient de la terre auxjointures. Il croyait la pensée de son fils déjà revenue auprésent, ou tendue vers le même avenir que la sienne.

– Moi, dit-il, voilà ce que j’aiacheté, en souvenir de Monsieur Henri… Bien souvent ila tapé contre ma porte avec le bout de cette canne là :« Pan ! pan ! pan ! Es-tu là, mon vieuxLumineau ? » André, quand tu seras le maître à laFromentière…

Le jeune homme, qui était derrière lemétayer, sentit, à ces mots-là, tout son courage se fondre. Il neput retenir ses larmes, et craignant que le père ne se détournâtvers lui, il se recula silencieusement, du côté de laporte.

Toussaint Lumineau ne l’entendit pas. Ilcontinua :

– Quand tu seras le maître à laFromentière, tu ne verras plus jamais nos maîtres. Je croyais quela métairie ne serait pas vendue… Je l’espère encore un peu, maisnos marquis ne reparaîtront plus… Mon gars, les temps qui viennentpour toi ne ressembleront pas à ceux que j’aiconnus !

Driot pleurait, en regardant les vieuxmurs de la salle, à l’endroit où ils étaient usés par l’épaule desLumineau.

– Ne t’en fais pas de chagrin, monpetit : si les maîtres s’en vont, la terrereste !

Driot pleurait, en regardant le chapeletde la mère Lumineau, pendu au chevet du lit.

– La terre est bonne, quoique tuaies mal parlé d’elle. Tu le reconnaîtras.

Driot pleurait en regardantMathurin.

– Tu te feras à elle, et elle aussise fera à toi !

Driot pleurait en regardant le père, quimaniait toujours la canne blonde.

Il considéra un peu de temps, dans lalumière de la lampe, les mains lasses, les mains calleuses,entaillées de blessures faites au service de la famille, pour lasecourir et l’élever, les mains jamais découragées. Et poussé parle respect, par le chagrin aussi, il fit une chose qui ne sefaisait plus à la Fromentière, depuis que les fils étaient grandset que la mère était morte. Il s’avança dans l’ombre derrière lepère, se pencha, et embrassa l’ancien sur son frontridé.

– Brave gars ! dit ToussaintLumineau, en lui rendant son baiser.

– Je vais me coucher, murmuraAndré : je n’en peux plus !

Il serra la main de Mathurin, d’uneétreinte rapide.

Mais il mit longtemps à faire les dixpas qui le séparaient de la porte intérieure communiquant avec ladécharge où travaillait Rousille. En fermant la porte, il regardaitencore dans la salle, par la fente qui diminuait. Puis onl’entendit parler un peu avec sa sœur. Puis on ne l’entenditplus.

La grande nuit enveloppait la ferme. Etc’était la dernière où le toit de la Fromentière devait abriterDriot.

Une heure plus tard, les passants qui seseraient égarés dans les chemins, apercevant cette masse confuse debâtiments et de feuillages, plus sombre que la brume et silencieusecomme elle, auraient pensé sûrement que tout dormait à la métairie.À l’exception du valet, ceux qui l’habitaient cependant, veillaienttous.

Mathurin, trop ému, n’avait cessé des’agiter et de parler. La lumière éteinte, la conversation avaitcontinué entre le père et le fils, dont les lits se faisaient suitele long du mur. Ne pouvant rien dire de cette fuite d’André, dontl’image s’imposait à lui sans relâche, avec la persistance etl’effroi d’un cauchemar, l’infirme se jetait d’un sujet à l’autre.Et le père n’arrivait pas à le calmer.

– Je vous assure que j’ai vu leBoquin. J’étais loin de lui, mais je le déteste trop pour metromper sur son compte : il avait une manière de courir en secachant comme un furet, il avait des hardes brunes, et sur sonchapeau quelque chose de roux comme des feuilles dechêne.

– Dors, Mathurin, tu as malvu.

– En effet, ça devait être desfeuilles de chêne. Quand il était ici, il en mettait des fois à sonchapeau, par gloriole, pour signifier que son pays était pluscouvert que le nôtre et mieux pavoisé d’arbres. Ah ! ledannion ! Si j’avais pu courir !

– Tu n’aurais rien trouvé, monpauvre gars. Il est dans le Bocage de chez lui. Que serait-il venufaire à la vente du marquis ?

– Voir ma sœur, donc !Peut-être même il lui a parlé, mais je ne suis pas sûr, parce quela nuit tombait entre Rousille et moi.

Le père couché dans son grand lit àbaldaquin, soupirait, et disait :

– Toujours ta sœur ! Tu tedonnes trop de tourment contre elle. Dors, Mathurin : ilsn’oseraient se parler ; ils savent que je ne les accorderaipoint.

– C’est vrai qu’on remue dans laboulangerie, dit Jean Nesmy.

La porte était poussée doucement, et leverrou frémissait dans son armature de fer.

Rousille devint toute blanche de visage.Mais elle avait dans les veines un sang de braves, et, portant lalumière aussi éloignée de son corps que possible, elle traversasans bruit la chambre, enleva le verrou avec précaution, et ouvritbrusquement la porte.

Une ombre fila dans la chambre, tournaautour, et revint sur Rousille, qui reconnut Bas-Rouge.

– Que faisais-tu là ? demandaRousille. D’où viens-tu ?

Un courant d’air violent soufflait de lapièce voisine.

– La porte du dehors n’a donc pasété fermée ?

La jeune fille jeta un coup d’œil ducôté de la fenêtre, et entrevit la figure de Jean Nesmy. Puis elles’avança dans la boulangerie. Les corbeilles depaille, la huche, l’échelle qui montait au grenier, les fagots pourla prochaine fournée, toute l’image ordinaire apparut. Mais laporte qui donnait accès dans la dernière chambre, celle d’André,était ouverte. Rousille continua d’avancer. Le vent éteignitpresque la chandelle qu’elle dut protéger de sa main. Le ventvenait librement de la cour. Oui, André était sorti… Elle courut aulit ; le lit n’était pas défait… Un doute la prit, qu’ellerepoussa d’abord. Elle pensait à François. Ces larmes d’André, laveille, son trouble… « O mon Dieu ! »murmura-t-elle. Prompte, elle se baissa, elle inclina la chandelle,pour voir sous le lit, où André serrait ses deux paires de soulierset ses bottes de voyage : tout avait disparu. Elle ouvrit lecoffre aux vêtements : il était vide. Elle revint dans laboulangerie, grimpa par l’échelle jusqu’au grenier.Là, dans le coin à droite, à côté du tas de blé, elle devaittrouver la petite malle noire, celle qu’il avait rapportéed’Afrique. Elle leva la lumière : la petite malle n’était pluslà. Toutes les preuves concordaient. Le malheur étaitsûr.

Alors, affolée, descendant en toutehâte, ne pouvant garder son secret, elle cria :

– Père !

Une voix répondit assourdie par lesmurs :

– Qu’y a-t-il ?

– Driot qui n’est pluslà !

Elle courait, en criant ainsi. Elletraversa la chambre. Derrière la fenêtre grillée, ses yeux quicherchaient crurent apercevoir une ombre.

– Adieu, Jean Nesmy ! dit-ellesans s’arrêter. Ne reviens jamais ! Nous sommesperdus !

Elle disparut, entra dans la décharge,alla jusqu’à la porte de la grande salle où couchait sonpère.

Éveillé dans le premier sommeil, n’ayantcompris qu’à moitié, il apparut tout à coup, sévère de visage, dansla clarté de la chandelle que tenait sa fille.

– Pourquoi cries-tu donc ?demanda-t-il. Il ne peut pas être loin.

Cependant, en voyant l’air d’épouvantequ’avait Rousille, il pensa, lui aussi, à François, et il se mit àtrembler, et il la suivit.

Ils parcoururent toute la maison dans salongueur ; ils pénétrèrent dans la chambre d’André, etRousille s’effaça pour laisser passer le métayer. Il n’alla pasbien loin : il regarda le lit qui n’était point défait, etcela lui suffit pour comprendre. Un moment il demeura immobile. Leslarmes l’aveuglaient. Puis il marcha vers la cour, enchancelant ; sur le seuil, il se retint aux deux montants dumur ; il prit une longue respiration, comme s’il voulaitappeler dans la nuit, mais il ne sorti de sa bouche qu’un sonétouffé, à peine saisissable :

– Mon Driot !

Et le grand vieux, saisi par le froid,tomba évanoui sur la terre de la chambre.

En même temps, du fond de la maison,là-bas, Mathurin s’échappait en jurant, en heurtant les meubles etles murs de sa tête et de ses béquilles.

– À moi ! criait-il, viensdonc, Rousille ! Je veux voir.

Rousille s’était agenouillée près dupère et l’embrassait en pleurant. Dans la cour, le valet, attirépar le bruit, s’avançait avec une lanterne.

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