La Terre qui meurt

Chapitre 9LA VIGNE ARRACHÉE

 

André s’ennuyait, et, déçu dans la joiedu retour, n’aimait plus la Fromentière nouvelle comme il avaitaimé l’ancienne.

Elle avait tant changé ! Il l’avaitconnue animée par le bruit et le travail d’une famille nombreuse etunie, dirigée par un homme dont l’âge avait respecté la vigueur etla gaieté même, servie par plus de bras qu’elle n’en demandait,aveuglément chérie et défendue, comme les nids qu’on n’a pointencore quittés. Il la retrouvait méconnaissable. Deux des enfantss’étaient enfuis, laissant la maison triste, le père inconsolé, latâche trop lourde aussi pour ceux qui restaient. Rousilles’épuisait. André sentait bien qu’il ne suffirait pas pourentretenir la Fromentière en bon état de culture, pour l’améliorersurtout, comme il l’avait médité si souvent de le faire, lorsqu’onAfrique, pendant les nuits chaudes où l’on ne dort pas, il songeaitaux ormeaux de chez lui. Il eût fallu au moins deux hommes jeuneset forts, sans compter l’aide du valet : il eût fallu Françoisauprès d’André !

Celui-ci luttait contre le découragementqui l’envahissait, car il était brave. Chaque matin, il partaitpour les champs avec la résolution de tant travailler que touteautre pensée lui serait impossible. Et il labourait, hersait,semait, ou bien il creusait des fossés, ou plantait des pommiers,sans prendre de repos, avec tout son courage et tout son cœur. Maistoujours le souvenir de François lui revenait ; toujours lesentiment de la déchéance de la métairie. Les journées étaientlongues, dans la solitude ; plus encore à côté du nouveauvalet, manœuvre indifférent, que les projets ni les regrets de cefils de métayer ne pouvaient intéresser. Le soir, quand Andrérentrait, à qui se serait-il confié et qui l’eût consolé ? lamère n’était plus là ; le père avait trop de peine déjà àgarder lui-même ce qu’il faut d’espérance et de vaillance pour nepas plier sous le malheur ; Mathurin était si peu sûr et siaigri, que la pitié pouvait aller à lui, mais non l’affectionvraie. Il y aurait eu Rousille peut-être. Mais Rousille avaitdix-sept ans quand André l’avait quittée. Il continuait de latraiter en enfant, et ne lui disait rien. D’ailleurs, c’est à peinesi on la voyait passer, la petite, toujours préoccupée et courant.Morne maison ! Le jeune homme y souffrait d’autant plus qu’ilsortait du régiment, où la vie était dure sans doute, mais sipleine de mouvement et d’entrain !

Les semaines s’écoulaient et l’ennui necédait pas.

Fatigué de ce repliement sur soi-même,André peu à peu laissa son esprit s’écarter hors du mondedouloureux où il s’efforçait vainement de reconnaître la maison desa jeunesse. Il était comme ces paysans des côtes, travailleurstaciturnes qui regardent la mer par-dessus les dunes, et quetourmente un peu de songe quand le vent souffle. Triste et touchépar le malheur, il se rappela la science lamentable qu’il avaitacquise au loin : il pensa qu’on peut vivre ailleurs qu’à laFromentière, au bord du Marais de Vendée.

La tentation devint pressante. Deux moisaprès qu’il eut repris possession de la chambre où les deux frèrescouchaient autrefois, un soir que toute la métairie dormait, Andrése mit à écrire à un soldat de la légion étrangère, qu’il avaitconnu et laissé en Afrique : « Je m’ennuie trop, monfrère et ma sœur ont quitté la maison. Si tu sais une bonneoccasion de placer son argent en terre, soit en Algérie, soit plusloin, tu peux me l’indiquer. Je ne suis pas décidé, mais j’ai desidées de m’en aller. Je suis comme seul chez nous. » Et lesréponses vinrent bientôt. Au grand étonnement de ToussaintLumineau, le facteur apporta à la Fromentière des brochures, desjournaux, des prospectus, des plis qui étaient gros, et dont Andréne se moquait pas, comme faisaient Rousille et Mathurin. Lepère disait en riant, car il n’avait aucun soupçon contreAndré :

– Il n’est jamais entré tant depapier à la Fromentière, Driot, que depuis les semaines de tonretour. Je ne t’en veux pas, puisque c’est ton plaisir de lire.Mais moi, ça me lasserait l’esprit.

Le dimanche seulement, il lui arrivaitde souffrir un peu de ce goût trop vif qu’avait son fils pourl’écriture et la lecture. Ce jour-là, presque toujours, aprèsvêpres, il ramenait avec lui quelque vieux compagnon, leGlorieux de la Terre Aymont ou Pipet de laPinçonnière, et ils allaient ensemble rendre visite aux champs dela Fromentière. Ils montaient et descendaient par les sentespleines d’herbe, l’un près de l’autre, inspectant toutes choses,s’exprimant avec des signes d’épaule ou de paupière, échangeant derares propos qui avaient tous le même objet : les moissonsprésentes ou futures, belles ou médiocres, menacées ousauvées. En cette saison d’hiver, c’étaient les guérets, les blésjeunes et les coins de luzerne qu’on étudiait. Et ToussaintLumineau, qui n’avait pas réussi à prendre au passage et à emmenerson André, confiait au métayer de la Terre-Aymont ou de laPinçonnière, arrêté dans le même rayon tiède, à la cornière d’unepièce :

– Vois-tu, mon fils André est d’uneespèce que je n’ai pas encore connue et qui ne ressemble pas à lanôtre. Ça n’est pas qu’il méprise la terre. Il a de l’amitié pourelle, au contraire, et je n’ai rien à reprocher à son travail de lasemaine. Mais depuis qu’il est revenu du régiment, son idée, ledimanche, est dans la lecture.

Rousille aussi s’étonnait quelquefois.Elle avait trop à faire dans la maison pour s’occuper du travail oudes amusements des autres. Chargée du ménage, prise par les millesoins d’une ferme, elle ne voyait guère André qu’aux heures desrepas, et devant témoins. À ces moments-là, André, soit par uneffort de volonté, soit que la jeunesse fût plus forte que l’ennuiet réclamât son heure, se montrait gai d’ordinaire, et insouciant.Il plaisantait volontiers Rousille et tâchait de la faire rire.Elle cependant, comme elle était femme et qu’elle souffrait, avaitle don de deviner les souffrances des autres. Et à des signes bienlégers, à des regards arrêtés sur les hautes vitres de la fenêtre,à deux ou trois mots qui auraient pu s’expliquer autrement, son âmetendre avait compris qu’André n’était pas tout à fait heureux. Sansen savoir davantage, elle l’avait plaint. Mais elle était loin dese douter de la crise que traversait son frère et du projet qu’ilméditait.

Un seul de ces témoins de la vie avaitpénétré les desseins d’André : c’était Mathurin. Il avaitremarqué la tristesse grandissante d’André, l’inutile effort dujeune homme pour retrouver l’ancienne égalité d’humeur et lavaillance calme dans le travail quotidien. Il le suivaitquelquefois aux champs ; il épiait à la maison l’arrivée dufacteur et se faisait remettre les lettres et les papiers adressésà son frère. Les moindres détails restaient gravés dans sa mémoiresongeuse, et en sortaient un jour, sous forme d’une question qu’ilposait prudemment, avec une indifférence affectée. Ilsavait, par exemple, que la plupart des lettres que recevait Andréportaient, les unes le timbre d’Alger, les autres celui d’Anvers.Et comme ce dernier nom ne disait rien à Mathurin, André avaitexpliqué :

– C’est un grand port de Belgique,plus grand que Nantes où tu as passé une fois.

– Comment peux-tu connaître dumonde si loin de chez nous et si loin del’Afrique ?

– C’est bien simple, ajoutait lecadet : mon meilleur ami, à Alger, est un Belge de la légionétrangère, qui a toute sa famille dans la ville d’Anvers. TantôtDemolder m’écrit, et tantôt ce sont les parents qui m’écrivent pourme donner les renseignements dont j’ai besoin…

– Des nouvelles de tes camarades,alors ?

– Non, des choses quim’intéressent, sur les voyages, les pays… Un des enfants s’estétabli au delà de la mer, en Amérique. Il a une ferme aussi grandeque la paroisse de chez nous.

– Il était riche ?

– Non ; il l’estdevenu.

Mathurin n’insistait pas. Mais ilcontinuait d’observer, d’ajouter les indices aux indices. QuandAndré laissait traîner une brochure d’émigration, une annonce deconcessions à donner ou à vendre, Mathurin relevait la feuille ettâchait de découvrir les endroits où les sourcils du frères’étaient froncés, où quelque chose comme un sourire, un désir, unevolonté, avait traversé les yeux du cadet.

De preuve en preuve, il avait acquis laconviction que Driot méditait de quitter la Fromentière.Quand ? Pour quel pays lointain où la fortune étaitfacile ? C’étaient là des points obscurs. Alors, en ce mois dedécembre, où les tête-à-tête sont plus nombreux à cause desbourrasques, des journées de neige et de pluie, lorsqu’il étaitseul avec André, dans l’étable ou dans la maison, il disaitperfidement :

– Parle-moi de l’Afrique,Driot ? Raconte-moi les histoires de ceux qui se sontenrichis ? Ça m’intéresse de t’entendre causerlà-dessus.

D’autres fois ildemandait :

– La Fromentière doit te paraîtrepetite et pauvre, à toi qui lis dans les livres ? Bien sûr,elle ne donne pas comme autrefois !

Mathurin ne doutait plus, lorsque Driotdoutait encore.

L’année s’acheva ainsi.

Une nouvelle année commença. L’hiverétait pluvieux, mais il gelait toutes les nuits. On voyait, aumatin, les fils d’araignées, tendus d’une motte à l’autre etcouverts de brume glacée, remuer au vent comme des ailes blanches.La glèbe fumait au soleil tardif, et les ailes blanches devenaientgrises. Les plus gros travaux de la campagne étaient suspendus. Leshommes des terres hautes abattaient quelques souches ouremplaçaient des barrières. Ceux du Marais ne faisaient plus rien.Pour eux les vacances étaient venues. Les fossés et les étiersdébordaient. La plupart des fermes, enveloppées par les eaux etcomme flottantes au-dessus d’elles, n’avaient de communication avecles bourgs ou entre elles qu’au moyen des yoles remises à neuf, quicouraient en tous sens sur les prés inondés. C’était le tempsjoyeux des veillées et des chasses.

Le sol n’était cependant pas si durqu’on ne pût le défoncer, et Toussaint Lumineau avait résolu, selonle conseil donné par Mathurin, d’arracher la vigne qui dépendait dela Fromentière, et que le phylloxera avait détruite.

Le métayer et André montèrent doncjusqu’au petit champ bien exposé au midi, sur la hauteur dénudéeque coupe la route de Challans à Fromentine. Ils avaient devanteux, et ne voyaient pas autre chose, sept planches de vieille vigneentre quatre haies d’ajoncs, un sol caillouteux, et les ailes dedeux moulins qui tournaient.

– Attaque une des planches, dit lemétayer ; moi, j’attaquerai celle d’à côté.

Et enlevant leur veste, malgré le froid,car le travail allait être rude, ils se mirent à arracher la vigne.L’un et l’autre, ils avaient causé d’assez belle humeur en faisantla route. Mais, dès qu’ils eurent commencé à bêcher, ils devinrenttristes, et ils se turent pour ne pas se communiquer les idées queleur inspiraient leur œuvre de mort et cette fin de lavigne. Lorsqu’une racine résistait par trop, le père essaya deux outrois fois de plaisanter et de dire : « Elle se trouvaitbien là, vois-tu, elle a du mal à s’en aller, » ou quelquechose d’approchant. Il y renonça bientôt. Il ne réussissait point àécarter de lui-même, ni de l’enfant qui travaillait près de lui, lapensée pénible du temps où la vigne prospérait, où elle donnaitabondamment un vin blanc, aigrelet et mousseux, qu’on buvait dansla joie les jours de fête passés. La comparaison de l’état anciende ses affaires avec la médiocre fortune d’aujourd’huil’importunait. Elle pesait plus lourdement encore, et il s’endoutait bien sur l’esprit de son André. Silencieux, ils levaientdonc et ils abattaient sur le sol leur pioche d’ancien modèle,forgée pour des géants. La terre volait en éclats ; lasouche frémissait ; quelques feuillesrecroquevillées, restées sur les sarments, tombaient et fuyaient auvent, avec des craquements de verre brisé ; le pied del’arbuste apparaissait tout entier, vigoureux et difforme, vêtu enhaut de la mousse verte où l’eau des rosées et des pluies s’étaitconservée pendant les étés lointains, tordu en bas et mince commeune vrille. Les cicatrices des branches coupées par les vigneronsne se comptaient plus. Cette vigne avait un âge dont nul ne sesouvenait. Chaque année, depuis qu’il avait conscience des choses,Driot avait taillé la vigne, biné la vigne, cueilli le raisin de lavigne, bu le vin de la vigne. Et elle mourait. Chaque fois que, surle pivot d’une racine, il donnait le coup de grâce, qui tranchaitla vie définitivement, il éprouvait une peine ; chaque foisque, par la chevelure depuis deux ans inculte, il empoignait cebois inutile et le jetait sur le tas que formaient lesautres souches arrachées, il haussait les épaules, de dépit et derage. Mortes les veines cachées par où montait pour tous la joie duvin nouveau ! Mortes les branches mères que le poids desgrappes inclinait, dont le pampre ruisselait à terre ettraînait comme une robe d’or ! Jamais plus la fleur dela vigne, avec ses étoiles pâles et ses gouttes de miel,n’attirerait les moucherons d’été, et ne répandrait dans lacampagne et jusqu’à la Fromentière, son parfum de réséda !Jamais les enfants de la métairie, ceux qui viendraient, nepasseraient la main par les trous de la haie pour saisir lesgrappes du bord ! Jamais plus les femmesn’emporteraient les hottées de vendange ! Le vin,d’ici longtemps, serait plus rare à la ferme, et ne serait plus« de chez nous ». Quelque chose de familial, une richessehéréditaire et sacrée périssait avec la vigne, servante ancienne etfidèle des Lumineau.

Ils avaient, l’un et l’autre, lesentiment si profond de cette perte, que le père ne put s’empêcherde dire, à la nuit tombante, en relevant une dernière fois sapioche pour la mettre sur son épaule :

– Vilain métier, Driot, que nousavons fait aujourd’hui !

Cependant il y avait une grandedifférence entre la tristesse du père et celle de l’enfant.Toussaint Lumineau, en arrachant la vigne, pensait déjà au jour oùil la replanterait ; il avait vu, dans sa muette et lenteméditation, son successeur à la Fromentière cueillant aussi lavendange et buvant le muscadet de son clos renouvelé. Il possédaitcet amour fort et éprouvé, qui renaît en espoirs à chaque coup dumalheur. Chez André, l’espérance ne parlait pas de même, parce quel’amour avait faibli.

Tous deux, bruns dans le jour finissant,ils se remirent en marche le long de la bordure d’herbe, puis surla pente des champs qui ramenaient vers la ferme. Le corps endoloriet penché en avant, leur outil sur l’épaule, ils considéraientl’horizon rouge au-dessus du Marais, et les nuages que le ventpoussait vers le soleil en fuite. C’était un soir lamentable.Autour d’eux, des guérets, des terres nues, des haies dévastées,des arbres sans feuilles, de l’ombre et du froid qui tombaient duciel. Et ils avaient bien fait deux cents mètres avant que le filsse décidât à parler, comme si la réponse devait être trop dure pourle père qui suivait le même chemin de travail.

– Oui, dit-il, le temps de la vigneest fini dans nos contrées : mais elle pousseailleurs.

– Où donc, monDriot ?

Dans les demi-ténèbres, l’enfant étenditsa main libre, au-dessus de la Fromentière noyée en bas dansl’ombre. Et le geste allait si loin, par delà le Marais et par delàla Vendée, que, sous ses habits de grosse laine, Toussaint Lumineausentit le froid du vent.

– Les autres pays, dit-il,qu’est-ce que ça nous fait, mon Driot, pourvu qu’on vive dans lenôtre ?

Le fils comprit-il l’anxieuse tendressede ces mots-là ? Il répondit :

– C’est que, justement, dans lenôtre, il est de plus en plus malaisé de vivre.

Toussaint Lumineau se souvint desparoles, à peu près semblables, qu’avait dites François, et il setut, pour essayer de s’expliquer à lui-même comment Andrépouvait les répéter, lui qui n’était cependant ni paresseuxni porté pour les villes.

Devant les hommes qui descendaient auxmarges des terres brunes, la Fromentière avec ses arbresapparaissait comme un dôme de ténèbres plus denses,au-dessus duquel la nuit d’hiver allumait sespremières étoiles. Le métayer n’entrait jamais sans émotion danscette ombre sainte de chez lui. Ce soir-là, mieux que d’habitude,il sentit cette douceur de revenir qui ressemblait à un sermentd’amour. Rousille, entendant des pas quis’approchaient, ouvrit la porte, et éleva la lampe àl’extérieur, comme un signal.

– Vous rentrez tard !dit-elle.

Ils n’avaient pas eu le temps derépondre, qu’un son de corne prolongé, nasillard, retentit au fonddu Marais, bien au delà de Sallertaine.

– C’est la corne de laSeulière ! cria, du bout de la salle, la voix deMathurin.

Les hommes entrèrent dans la clartéchaude du foyer. La petite lampe fut reposée sur la table. Mathurinreprit :

– On veille ce soir à la Seulière.Veux-tu y venir, Driot ?

L’infirme, les bras appuyés sur la tableet agités d’un mouvement nerveux, soulevé à demi, lesyeux flambants d’un désir longtemps contenu quiéclatait enfin, faisait peine à voir et faisait peur,comme ceux dont la raison chancelle.

– Je ne suis guère d’humeur àdanser, répondit négligemment André ; mais peut-être ça meferait du bien, aujourd’hui.

Le métayer, silencieusement, appuya lamain sur l’épaule de son malheureux aîné, et les yeuxenfiévrés se détournèrent, et le corps obéit, et retomba sur lebanc, comme un sac de froment, dont la toile s’élargit quand iltouche terre.

Les hommes soupèrent rapidement. Vers lafin du repas, Toussaint Lumineau, dont l’esprit s’était remis àpenser aux paroles d’André, voulut prendre à témoin celui de sesenfants qui n’avait jamais varié dans l’amour exclusif de laFromentière, et dit :

– Croirais-tu, Mathurin, que ceDriot déraisonnait, ce soir ? Il prétend que la vigne a faitson temps chez nous ; qu’elle pousse mieux ailleurs. Maisquand on plante une vigne, on sait bien qu’elle doit mourir unjour, n’est-ce pas ?

– Beaucoup sont mortes avant lanôtre, fit rudement l’infirme. Nous ne sommes pas plus malheureuxque les voisins.

– C’est justement ce que je dis,répondit André. – Et il releva la tête, et on vit ses yeuxqu’animait la contradiction et ses moustaches fines qui remuaientquand il parlait. – Ce n’est pas seulement notre vigne qui estusée, c’est la terre, la nôtre, celle des voisins, celle du pays,aussi loin et plus loin que vous n’avez jamais été. Il faudrait desterres neuves, pour faire de la belle culture.

– Des terres neuves, dit le père,je n’en ai jamais connu par ici. Elles ont toutes servi.

– Il y en a pourtant, et dans biendes contrées…

Il hésita, un instant, et énumérapêle-mêle :

–… En Amérique, au Cap, en Australie,dans les îles, chez les Anglais. Tout pousse dans ces pays-là. Laterre a plaisir à donner, tandis que les nôtres…

– N’en dis pas de mal, Driot :Elles valent les meilleures !

– Usées, tropchères !

– Trop chères, oui, un peu. Maisdonne-leur de l’engrais, et tu verras !

– Donnez-leur-en donc ! Vousn’avez pas de quoi en acheter !

– Qu’il vienne seulement une bonneannée, pas trop sèche, pas trop mouillée, et nous seronsriches !

Le métayer s’était redressé, comme sousune injure personnelle, et il attendait ce que Driot allaitrépondre. Celui-ci se leva, emporté par la passion. Et tous leregardaient, même le valet de ferme, qui essayait de comprendre, lementon serré dans sa main calleuse. Et tous ils sentaientvaguement, à l’aisance du geste, à la facilité de sa parole, queDriot n’était plus tout à fait comme eux.

– Oui, fit le jeune homme, fierd’être écouté, il y aurait peut-être quelque chose à faire, ici,dans les vieux pays. Mais on ne nous apprend pas ceschoses-là dans nos écoles : c’est trop utile. Et puis l’impôtest trop lourd, et les fermages trop haut. Alors, pendant que nousvivons misérablement, ils font là-bas des récoltes magnifiques.J’apprends ça tous les jours. Nos vignes crèvent, et ils ont duvin. Le froment pousse chez eux sans engrais, et ils nousl’envoient dans des navires aussi chargés de grain que l’était, àce que vous racontez, le grenier de l’ancien châteaud’ici…

– Des farces ! Tu as lu çadans les livres !

– Un peu. Mais j’ai vu aussi desnavires dans les ports, et les sacs de froment coulaient de leurbord comme l’eau des étiers par-dessus les talus. Si vous lisiezles journaux, vous sauriez que tout nous est apportéde l’étranger, à meilleur compte que nous ne pouvons leproduire, le blé, l’avoine, les chevaux, les bœufs, et qu’il y a,contre nous autres, les Américains, les Australiens, et qu’il yaura bientôt les Japonais, les Chinois…

Il se grisait de paroles. Il n’était quel’écho de quelques lectures qu’il avait faites, ou deconversations qu’on avait tenues devant lui. La Fromentièrel’écoutait avec stupeur. Chine, Japon, Amérique, ces noms volaientdans la salle comme des oiseaux inconnus, amenés par la tempêtedans des régions lointaines. Les murs de la métairieavaient entendu tous les mots de la langue paysanne, mais pas unefois encore ils n’avaient sonné sous le choc de ces syllabesétrangères. L’étonnement était marqué sur tous les visages éclairéspar la lampe et levés vers Driot, qui continua :

– J’en ai appris, des choses !J’en apprends tous les jours. Et, tenez, quand on revient, commemoi, d’arracher une vigne, ça fait enrager de penserqu’il y a des pays, en Amérique, et je pourrais vous dire leur nom,où on peut aller sans délier sa bourse…

– Allons donc ! s’écria levalet.

– Oui, le gouvernement paye lepassage du cultivateur. Il le nourrit à l’arrivée. Il lui donne,pour s’établir, trente hectares de terre…

Cette fois, le père hocha la tête,désarmé par l’énormité de l’affirmation, et dit, d’un air demépris :

– Tu racontes des menteries, mongarçon. Trente hectares, ça fait soixante journaux. Moi, je ne lispas souvent, c’est vrai. Mais je ne me laisse pas raconter toutesles histoires que tu crois comme Évangile. Soixante journaux !Les gouvernements seraient vite ruinés, s’ils faisaient un cadeaupareil à tous ceux qui en ont envie… Tais-toi… Ça me chagrined’entendre mal parler de la terre de chez nous… Puisque tu veux lacultiver avec moi, Driot, fais comme nous, n’en dis pas de mal…Elle nous a toujours nourris.

Il y eut un silence embarrassé, dont levalet profita pour se lever et gagner son lit. L’appel de laSeulière courut de nouveau dans la nuit. Mathurin ne prononça pasune parole, mais il regarda son frère. Celui-ci, mécontent, excitépar la discussion qu’il venait d’avoir, comprit l’interrogationmuette, et répondit vivement, de manière à faire sentir que savolonté était libre :

– Eh bien ! oui, j’yvais.

– Je te ferai la conduite jusqu’àla yole, repartit l’infirme.

Toussaint Lumineau devina undanger.

– C’est déjà trop que ton frèreaille à la Seulière, dit-il. Mais toi, mon pauvre gars, d’aucunemanière ça ne te serait bon de veiller là-bas. Il fait froiddehors… Ne va pas plus loin que le pré aux canes, et reviensvite.

Il suivit des yeux l’infirme qui, engrande hâte, avec le surcroît d’énergie que lui donnait l’émotion,se soulevait sur ses béquilles, longeait la table, descendait lesmarches, et, derrière André, s’enfonçait dans la nuit…

Les fils étaient dehors. Le vent glacésoufflait par la porte laissée ouverte. Hélas ! que legouvernement de la maison devenait difficile ! Assis sur lebanc, la tête appuyée sur un coude et regardantl’ombre de la cour, le métayer réfléchissait aux choses qu’il avaitentendues ce soir, et à l’impuissance où il se trouvait, malgré satendresse et sa grande expérience de se faire obéir, dès qu’il nes’agissait plus du travail de la métairie. Mais il ne demeura paslongtemps sans demander à sa fille, enfermée dans la déchargevoisine, – la moindre parole sonnait si bien dans les chambresvides !

– Rousille ?

La petite ouvrit la porte, et s’avançaun peu, tenant un plat creux qu’elle essuyait sans leregarder.

– J’ai peur que Mathurin neretourne la voir…

– Oh ! père, il ne ferait pasça… D’ailleurs, il ne doit pas avoir ses souliers, et il n’oseraitpas paraître à la Seulière…

Elle se pencha, chercha sous le lit deMathurin, puis dans le coffre, et se releva endisant :

– Si… il les a emportés… Il lesavait mis d’avance… Le premier son de corne a passé vers sixheures.

Le père se mit à marcher à grands pas.Inquiet, il s’arrêtait, de minute en minute, pour écouter si unbruit de béquilles heurtant les cailloux n’annonçait pas le retourde Mathurin.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer