La Terre qui meurt

Chapitre 8LES CONSCRITS DE SALLERTAINE

 

L’après-midi de ce dimanche d’automnefut marquée par une paix plus profonde encore qu’à l’ordinaire.L’air était tiède ; la lumière voilée ; le vent, quis’était levé avec la mer et poussait plus loin qu’ellesa marée, en traversant l’immense plaine herbeuse, ne récoltait pasun bruit de travail, pas une plainte de charrue, pas un heurt depelle, de marteau ou de hache. Les cloches seules parlaient haut.Elles se répondaient les unes aux autres, celles de Sallertaine, duPerrier, de Saint-Gervais, de Challans, qui a une église neuvepareille à une cathédrale, de Soullans caché dans les arbres desterres montantes. Les volées de grand’messe, le tintementl’Angélus, les trois sons de vêpres leur laissaient peu de repos.Elles lançaient au loin les mêmes mots entendus bien des fois,compris depuis des siècles : adoration de Dieu, oubli de laterre, pardon des fautes, union dans la prière, égalité devant lespromesses éternelles ; et les mots s’envolaient dans l’espace,et se nouaient avec un frisson, et c’étaient comme des guirlandesde joie jetées d’un clocher à l’autre. Parmi les remueurs de terre,les gardiens de bestiaux, les semeurs de fèves, bien peu ne leurobéissaient pas. Les routes, désertes toute la semaine, voyaientpasser et repasser, hâtant la marche, les familles qui habitaientaux limites de la paroisse et, plus lentes celles qui demeuraient àdistance de promenade. Dans le canal élargi qui aboutit au pied del’église et sert de port à Sallertaine il y avait toujours quelqueyole en mouvement.

Vers le soir, le bruit des clochescessa. Les buveurs eux-mêmes avaient quitté les auberges, etregagné les métairies assoupies dans la clarté blonde du couchant.Un silence universel envahissait la campagne. Peu bruyante lesjours de travail, elle était, à la fin de la semaine, pendantquelques heures, toute recueillie et muette. Trêve dominicale quiavait sa signification grande, où se refaisaient les âmes, où lesfamilles groupées, calmes, songeuses, comptaient leurs vivants etleurs morts.

Mais ce jour-là, la paix fut de courtedurée.

Mathurin Lumineau et André se reposaientdans le chemin vert de la Fromentière, en dehors de la haute portede pierre, sous les ormeaux qui servaient d’abri provisoire auxcharrettes et aux herses. L’infirme, couché en demi-cercle sur lestraverses de bois d’une des herses, un vieux manteau sur lesjambes, se remettait de l’effort et de l’émotion du matin. André,par amitié pour lui, n’avait pas voulu retourner au bourg avec lepère, et, étendu à plat ventre dans l’herbe, lisait le journal àhaute voix. De temps en temps il commentait les nouvelles, lui quiavait couru le monde ; il expliquait où se trouvaientClermont-Ferrand, l’Inde, le Japon, Lille en Flandre ; et, enle faisant, il tordait sa petite moustache blonde, et toute lafleur de sa jeunesse, un peu d’amour-propre naïf, apparaissaientdans sa physionomie ouverte et amusée.

Vers quatre heures, sur la gauche deSallertaine, un clairon sonna. Ce devait être àmi-distance entre la paroisse des Lumineau et celle de Soullans, enplein Marais. Mathurin, réveillé de la torpeur où la lecturel’avait plongé, regarda André, qui avait laissé tomber le journal,à la première note, et qui, le visage levé, l’oreilletendue, souriait à la fanfare.

– Ce sont les gars de la classe,dit l’aîné. Ils vont partir bientôt, et ils sepromènent.

– Ils jouent la fanfare deschasseurs d’Afrique, répondit le cadet avec une flamme dans lesyeux. Je la reconnais. Il y a donc un ancien de cheznous dans le Marais ?

– Oui, le fils d’un bourrinier duFief. Il a fait son temps dans les zouaves.

Il y eut un silence, pendant lequel lesdeux hommes écoutèrent la sonnerie de l’ancien zouave. Leurspensées, en ce moment, étaient bien différentes. André revoyait, enimagination, dans les lointains du Marais qu’il fixait, une villeblanche, des rues étroites, une troupe de cavaliers sortant d’uneporte crénelée dont la voûte faisait écho. Mathurin observaitl’expression de son frère, et pensait : « Il a encorel’esprit là-bas, d’où il vient. » Ses traits se détendirent etses yeux se dilatèrent une seconde, comme ceux d’une bête quidécouvre sa proie, puis il se replia sur son rêvehabituel.

– Driot, dit-il après un longmoment, tu aimes cette musique-là ?

– Mais oui.

– Tu regrettes lerégiment ?

– Non, par exemple ! Personnene le regrette.

– Alors, qu’est-ce qui te plaisaitlà-bas ?

Le jeune homme interrogea le visage del’aîné, d’un coup d’œil, comme s’il cherchait :« Pourquoi me demande-t-il cela ? » Puis ilrépondit :

– Le pays… Écoute encore… C’est ladiane, à présent…

La sonnerie du clairon, grêle etprécipitée, cessa bientôt. Des voix fortes, malexercées, cinq ou six ensemble, entonnèrent le Chant dudépart. Quelques mots arrivèrent jusqu’à la Fromentière :« Mourir pour la Patrie… le plus beau… d’envie… » Lesautres se perdaient dans l’espace. Mais le bruit s’était rapproché.Les deux frères, immobiles sous le couvert des ormes, poursuivantchacun le songe où la première note l’avait jeté, écoutaient montervers eux les conscrits de Sallertaine.

Quand ceux-ci eurent gagné le pré de laFromentière, Mathurin, qui les suivait au bruit, depuis longtemps,et, avec son sens merveilleux d’observation, se rendait compte deleur route, dit à André :

– Ils se sont déjà arrêtés danstrois métairies. Je pense qu’ils font la quête de la classe. Tun’as pas connu ça, toi ? Voilà deux ans seulement qu’ils onteu l’idée de passer dans les maisons où il y a une jeune fille deleur âge, et ils lui demandent une poule pour se racheter duservice. Rousille est du tirage… Tu devrais prendre une poule, quetu leur donneras, quand ils passeront.

– Je veux bien ! dit André enriant, et en se levant d’un bond. J’y cours. Et que font-ils despoules ?

– Ils les mangent, donc ! Ilsfont deux, trois, quatre dîners d’adieu. Dépêche-toi : ilsarrivent.

André disparut dans la cour de lamétairie. On entendit bientôt son rire clair, des pas précipités ducôté de l’aire, puis les cris d’effroi d’une poule qu’il avait dûsaisir. Quelques minutes plus tard il revint, tenant par les pattesl’oiseau, dont les ailes rondes, mouchetées de gris et de blanc,touchaient l’herbe et se relevaient au rythme de lamarche.

Au même moment un coup de claironretentit au bas du verger clos. Mathurin s’était à demi redressésur la herse, et, les deux mains appuyées aux traverses, les brastendus, sa tête ébouriffée en avant, il guettait l’arrivée despromeneurs. André se tenait debout à côté de lui. En face d’eux,juste dans l’ouverture du chemin qui descendait au Marais, lesoleil se couchait. Son globe énorme, orangé par la brume,emplissait tout l’espace entre les deux talus, au sommet de labutte sans arbres.

Et voici que, dans cette gloire, troisfilles apparurent. Elles montaient, enlacées, la plus grande aumilieu, toutes trois vêtues de noir avec des coiffes de dentelles.Le jais de leurs mouchoirs de velours brillait sur leurs épaules.Elles s’avançaient en balançant leur tête. C’étaient des filles deSallertaine. Mais la lumière était derrière elles, etnul n’aurait pu dire leur nom, excepté Mathurin, qui, dans celle dumilieu, avait reconnu Félicité Gauvrit. À quelques pas en arrièrevenaient le sonneur de clairon, un porte-drapeau, et cinq jeuneshommes en ligne, qui tenaient, pendues par un lien dechanvre ou couchées sur un bras, les poules récoltées dansles fermes.

La troupe suivit le chemin, fit unecentaine de mètres, et s’arrêta entre les ormeaux et le mur ruinéde la Fromentière.

– Bonjour, les frèresLumineau ! dit une voix.

Il y eut des rires dans la bande excitéepar la course et par le muscadet des métairies. L’infirme fléchitsur ses poignets, et regarda du côté d’André.

Félicité Gauvrit, sans quitter sescompagnes, s’était portée un peu en avant de la bande,et considérait, d’un air de complaisance, le dernier fils de laFromentière, qui tendait la poule grise à bout de bras.

– Vous avez donc deviné,André ? reprit-elle. Ce que c’est que les garçonsd’esprit !… Allons, prenez la poule de Rousille,Sosthène Pageot.

Un vigoureux gars, rougeaud, la minehébétée comme ceux que le vin commence à étourdir, sortit du ranget prit l’oiseau. Mais à l’attitude moqueuse d’André, au silencequ’il gardait, Félicité devina que celui-cis’expliquait mal la présence de la fille de la Seulière enpareille compagnie, car elle ajouta négligemment :

– Vous pouvez croire que je necours pas tous les jours le Marais avec des conscrits. Si je lefais aujourd’hui, c’est pour rendre service. Ces deux amies quevous voyez, et qui sont de la classe, ont étédésignées par le sort pour quêter. Mais ellesn’osaient pas aller seules, et la quête aurait manquésans moi.

Elle s’exprimait bien, avec une certainerecherche qui dénotait l’habitude de lalecture.

– Ç’aurait été dommage ! ditle jeune homme, sans conviction.

– N’est-ce pas ? D’autant plusqu’on ne me voit pas souvent dans vos quartiers.

Elle détourna la tête vers les fenêtresde la Fromentière, les étables, les meules de foin, soupira, etdit, presque aussitôt, d’un ton enjoué :

– Vous veillerez bien un de cessoirs avec nous, André ? Les Maraîchines vousespèrent.

Il y eut des signes d’approbation, à sadroite et à sa gauche.

– Peut-être, fit André. Il y a silongtemps que je n’ai dansé à Sallertaine : l’envie peut m’enreprendre.

Elle le remercia d’un petit clignementd’yeux. Alors seulement elle eut l’air de remarquer MathurinLumineau, qui la regardait, lui, avec tant de passion et de douleurmêlées. Elle prit, pour lui parler, une expression de pitié et degêne aussi, qui n’était pas toute feinte :

– Ce que je dis à l’un, vouscomprenez, Mathurin, je le dis à toute la maison… Si ce n’était pasune fatigue pour vous ?… J’ai eu plaisir à vous revoir à lamesse, ce matin… Cela prouve que vous allez mieux…

L’infirme, incapable de répondre autrechose que des mots tout faits et tout prêts dans son esprit,balbutia :

– Merci, Félicité… vous êtes bienhonnête, Félicité…

Ce nom de Félicité, il le disait avecune sorte d’adoration, qui sembla émouvoir, tout abrutis qu’ilsfussent, deux ou trois des conscrits de Sallertaine.

– De quel régiment étais-tu,Mathurin ? demanda le porte-drapeau.

– Troisièmecuirassiers !

– Clairon, une fanfare decuirassiers pour Mathurin Lumineau ! En avant,marche !

Les trois filles du Marais, le clairon,le porte-drapeau, les cinq jeunes hommes rangés en arrièrequittèrent l’ombre des ormeaux, et remontèrent le chemin vers lesQuatre-Moulins. Une poussière traversée de rayons s’éleva au-dessusd’eux. La fanfare fit trembler les vieilles pierres de lamétairie.

Quand le dernier bonnet de dentelles eutdisparu entre les ajoncs et les saules de la route, Mathurin dit àson frère qui avait repris le journal et le lisaitdistraitement :

– Croirais-tu, Driot, que, depuissix ans, c’est la première fois qu’elle passe ici ?

André répondit, tropvivement :

– Elle t’a déjà écrasé une premièrefois, mon pauvre gars. Il faut prendre garde qu’elle ne recommencepas !

Mathurin Lumineau grommela des mots decolère, ramassa ses béquilles, et s’éloigna de quelques pas,jusqu’au dernier arbre contre lequel il se tint debout. Les deuxfrères ne se parlèrent plus. Tous deux, vaguement, et poussés parl’instinct, ils regardaient le Marais où les derniers rayons dujour s’éteignaient. Au-dessous des terres plates, le soleils’abaissait. On ne voyait plus, de son globe devenu rouge, qu’uncroissant mordu par des ombres, et sur lequel un saule d’horizon,un amas de roseaux, on ne sait quoi d’obscur,dessinait comme une couronne d’épines. Il disparut. Un soufflefrais se leva sur les collines. Le bruit de fanfare et de voix, quis’éloignait de plus en plus, cessa de troubler la campagne. Ungrand silence se fit. Des feux s’allumèrent, çà et là, dansl’étendue brune. La paix renaissait : les douleurs, uneà une, finissaient en sommeil ou en prière du soir.

Le vieux Lumineau, qui arrivait dubourg, reconnut ses deux fils le long des arbres du chemin, et, lesvoyant immobiles, dans la contemplation des terres endormies, nepouvant deviner leurs pensées, dit d’une voixclaire :

– C’est beau le Marais, n’est-cepas, mes gars ? Allons, rentrons de compagnie : le souperdoit attendre.

Il ajouta, parce que, dans l’ombre,André s’avançait le premier :

– Que je suis content que tu soisrevenu de l’armée, toi, mon Driot !

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