La Terre qui meurt

Chapitre 11LE SONGE D’AMOUR DE ROUSILLE

 

Les après-midi de dimanche étaientmaintenant pour Rousille des heures de solitude. Elle ne pouvaitretourner au bourg et assister aux vêpres que si levalet gardait la maison. Et une fois par quinzaine, il avaitstipulé qu’il pourrait se rendre à Saint-Jean-de-Mont, chez sa sœurFinette, qui était sourde-muette. Mathurin, qui restait autrefois àla Fromentière tous les jours de sa triste vie, ne manquait plus lagrand’messe de Sallertaine, rencontrait Félicité Gauvrit, lasaluait sans lui parler le plus souvent, pour ne pas déplaire aumétayer, la regardait passer sur la place, et, sitôt après,s’attablait dans les auberges avec les joueurs de luette. Quant àAndré, il semblait à présent ne plus tenir à cette maison de laFromentière, et le dimanche, dès qu’il le pouvait, il s’échappait,pour courir les villages, près de la mer, recherchant de préférenceles anciens marins et les voyageurs qui parlaient des pays où l’onfait fortune.

Rousille ignorait ce qui attirait ainsison frère au loin. Une fois, elle s’était plainte à lui, gentiment,qu’on la laissât toute seule. Il s’était mis à rire, d’abord. Puisle rire était tombé, rapidement, et André avaitdit :

– Ne te plains pas si je te laisseseule, Rousille. Tu profiteras peut-être un jour de mes promenades.Je travaille pour toi.

Le quatrième dimanche de janvier, laFromentière était donc gardée par Rousille. Mais Rousille nes’ennuyait pas. Elle s’était abritée derrière la ferme, dans l’aireà battre, au pied du grand pailler, le visage tourné vers le Maraisqu’on apercevait entre deux buissons de la haie. Le vent du nordl’aurait glacée, mais la paille, autour d’elle, conservait lachaleur comme un nid. Rousille avait la tête enfoncée, les coudesrentrés dans l’épaisseur molle des dernières fourchées qu’on avaittirées du tas, mais qu’on n’avait pas encore enlevées. Elle pouvaitvoir, tant l’air était limpide, le clocher du Perrier, les fermesles plus éloignées, et jusqu’aux bandes rougeâtres, qu’on nedécouvre que rarement, et qui sont les dunes boisées de pins dontla mer est bordée, à plus de trois lieues. Elle regardait de cecôté-là, mais son esprit allait plus loin que le pré du père, plusloin que le grand Marais, plus loin que l’horizon, car Jean Nesmyavait écrit.

Rousille avait dans sa poche la lettrequ’elle touchait du bout de ses doigts. Depuis lematin, elle savait par cœur et se récitait à elle-même la lettre deJean Nesmy. Le sourire ne quittait pas ses lèvres, si ce n’est pourmonter à ses yeux. L’inquiétude était refoulée, oubliée : onl’aimait toujours, la petite Rousille. La lettre en faisait foi.Elle disait :

LeChâteau, paroisse des Châtelliers, 25 janvier.

« Ma chère amie,

« Nous sommes tous en bonne santé,et c’est de même chez vous, je l’espère, quoique l’onne soit jamais sûr quand on est si loin. Je me suis loué dans unemétairie qui est sur un dos de colline, en sortant de la lande deNouzillac dont je vous ai parlé. On a bien six clochers autour desoi, quand il fait beau, et je pense que, n’était lamontagne de Saint-Michel, on apercevrait les arbres du Marais oùvous êtes. Malgré ça, moi, je vous vois toujours devant mes yeux.Le samedi, d’ordinaire, je reviens chez la mère Nesmy, ainsi quemon frère, le plus grand après moi, qui s’est loué aussi chez desmétayers de la Flocellière. Nous causons de vous, chezla mère, et je dis souvent que je ne suis pas si heureux que jel’étais avant de vous connaître, ou que je le serais, si tout lemonde à la maison vous connaissait. Ils savent votre nom, parexemple ! Les plus petits et ma sœur Noémi, quand ilsviennent le samedi soir à ma redevance, dans les chemins,crient, pour me faire rire : « As-tu des nouvelles deRousille ? » Mais la maman Nesmy ne veut pas croire quevous ayez de l’amitié pour moi, parce que nous sommes trop pauvres.Si seulement elle vous voyait, elle comprendrait quec’est pour la vie. Et je passe mon temps de dimanche à lui contercomment c’était à la Fromentière.

« Rousille, voilà quatre mois queje ne vous ai vue, selon ce que vous m’aviez commandé. J’ai suseulement, à la foire de Pouzauges, par un du Marais quivenait acheter du bois, que votre frère André étaitrentré au pays, et qu’il travaille comme le métayer de laFromentière aime qu’on travaille chez lui ; aussi je ne seraipas longtemps sans retourner vous voir. J’arriverai un soir, quandles hommes seront encore dehors, et que vous penserezpeut-être à moi, en faisant cuire la soupe dans la grande salle. Jem’approcherai du côté de l’aire, et quand vous m’entendrez ou quevous me verrez, ouvrez la fenêtre, Rousille, et dites-moi, avec unde vos petits regards de sourire, dites-moi que vous avez toujourspour moi de l’amitié. Alors la mère Nesmy fera le voyage, commecela se doit, et vous demandera à votre père, et s’il dit oui, jevous jure par mon baptême que je vous emmènerai chez moi, pour êtrema femme. Je vous ai dans le sang ; je n’ai point d’autre idéedans l’esprit ; je n’ai pas d’autre bonne amie dans le cœur.Portez-vous bien. Je vous salue de tout mon cœur.

« JEAN NESMY ».

Une à une, comme les grains du chapeletqu’on égrène et qui se mettent d’eux-mêmes sous les doigts, lesphrases de la lettre repassaient dans la mémoire de Marie-Rose, etl’image de Jean Nesmy était devant ses yeux, grands ouverts sur lacampagne. La jeune fille le revoyait serré dans sa veste à boutonsde corne, avec son visage osseux, ses yeux ardents qui riaient pourelle seulement et pour les beaux travaux finis, quand, à la tombéedu jour, la faucille pendue à son bras nu, il regardait lesjavelles qu’il avait abattues et liées dans les chaumes. « Lepère ne parle plus contre lui, songeait-elle. Même il l’a défenduune fois contre Mathurin. Moi, il ne m’a pas vue me plaindre, nirefuser le travail, et je crois qu’il me veut du bien de l’avoirservi de mon mieux. Si André s’établissait à présent, et amenaitune autre femme à la Fromentière, mon père ne refuserait pas,peut-être, de me laisser me marier. Et m’est avis que cet André ades raisons pour s’absenter le dimanche, et pour se promener commeil fait à Saint-Jean, au Perrier, àSaint-Gervais… »

Elle souriait. Ses yeux avaient pris lacouleur de la paille fraîche qui l’enveloppait…

– J’ai appris, dansSaint-Jean-de-Mont, qu’on allait vendre les meubles du château, monpère !

Toussaint Lumineau resta sanscomprendre, un moment.

– Oui, tous les meubles, répétaAndré. Les journaux l’annoncent. Tenez, si vous n’y croyez pas,voici la liste ! Elle est complète.

Il tira de sa poche un journal, etdésigna du doigt une annonce, où le père lutlaborieusement :

« Le dimanche 20 février, à huitheures du matin, il sera procédé par le ministère de maître Oulry,notaire à Challans, à la vente du mobilier du château de laFromentière. On vendra : meubles de salon et de salle àmanger, tapisseries anciennes, bahuts, tableaux, lits, tables,vaisselle, cristaux, vins, armes de chasse, garde-robe,bibliothèque, etc. »

– Eh bien ? demandaAndré.

– Oh ! dit le père, qui est-cequi aurait dit cela, voilà huit ans ? Ils sont donc devenuspauvres à Paris ?

Il resta silencieux, ne voulant pasjuger trop durement son maître.

– C’est la ruine, dit André. Aprèsles meubles, ils vendront la terre, et nous avec !

Le chef de la Fromentière, successeur detant de métayers des mêmes maîtres, se trouvait au milieu de lasalle. Il leva ses paupières fatiguées, jusqu’à ce que ses yeuxreçussent l’image du petit crucifix de cuivre pendu à la tête dulit. Puis il les rabaissa, en signe d’acceptation.

– Ça sera un grand malheur,dit-il ; mais ça n’empêchera pas detravailler !

Et il sortit, peut-être pourpleurer.

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