Scène III
Jocaste,Étéocle,Polynice,Antigone,Créon,Hémon
Jocaste
Me voici donc tantôt au comble de mesvœux,
Puisque déjà le ciel vous rassemble tousdeux.
Vous revoyez un frère, après deux ansd’absence,
Dans ce même palais où vous prîtesnaissance ;
Et moi, par un bonheur où je n’osaispenser,
L’un et l’autre à la fois je vous puisembrasser.
Commencez donc, mes fils, cette union sichère,
Et que chacun de vous reconnaisse sonfrère :
Tous deux dans votre frère envisagez vostraits :
Mais pour en mieux juger, voyez-les de plusprès,
Surtout que le sang parle et fasse sonoffice.
Approchez, Étéocle ; avancez,Polynice…
Hé quoi ? loin d’approcher, vous reculeztous deux ?
D’où vient ce sombre accueil et ces regardsfâcheux ?
N’est-ce point que chacun, d’une âmeirrésolue,
Pour saluer son frère attend qu’il lesalue,
Et qu’affectant l’honneur de céder ledernier,
L’un ni l’autre ne veut s’embrasser lepremier ?
Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,
Où le plus furieux passe pourmagnanime !
Le vainqueur doit rougir en ce combathonteux,
Et les premiers vaincus sont les plusgénéreux.
Voyons donc qui des deux aura plus decourage,
Qui voudra le premier triompher de sarage…
Quoi ? vous n’en faites rien ? C’està vous d’avancer,
Et venant de si loin vous devezcommencer :
Commencez, Polynice, embrassez votrefrère,
Et montrez…
Étéocle
Hé, Madame ! à quoi bon cemystère ?
Tous ces embrassements ne sont guère àpropos :
Qu’il parle, qu’il s’explique, et nous laisseen repos.
Polynice
Quoi ? faut-il davantage expliquer mespensées ?
On les peut découvrir par les chosespassées :
La guerre, les combats, tant de sangrépandu,
Tout cela dit assez que le trône m’est dû.
Étéocle
Et ces mêmes combats, et cette mêmeguerre,
Ce sang qui tant de fois a fait rougir laterre,
Tout cela dit assez que le trône est àmoi ;
Et tant que je respire, il ne peut être àtoi.
Polynice
Tu sais qu’injustement tu remplis cetteplace.
Étéocle
L’injustice me plaît, pourvu que je t’enchasse.
Polynice
Si tu n’en veux sortir, tu pourras entomber.
Étéocle
Si je tombe, avec moi tu pourrassuccomber.
Jocaste
Ô dieux ! que je me vois cruellementdéçue !
N’avais-je tant pressé cette fatale vue,
Que pour les désunir encor plus quejamais ?
Ah ! mes fils, est-ce là comme on parlede paix ?
Quittez, au nom des dieux, ces tragiquespensées.
Ne renouvelez point vos discordespassées :
Vous n’êtes pas ici dans un champinhumain.
Est-ce moi qui vous mets les armes à lamain ?
Considérez ces lieux où vous prîtesnaissance :
Leur aspect sur vos cœurs n’a-t-il point depuissance ?
C’est ici que tous deux vous reçûtes lejour ;
Tout ne vous parle ici que de paix etd’amour :
Ces princes, votre sœur, tout condamne voshaines,
Enfin moi, qui pour vous pris toujours tant depeines,
Qui pour vous réunir immolerais…Hélas !
Ils détournent la tête, et ne m’écoutentpas !
Tous deux, pour s’attendrir, ils ont l’âmetrop dure ;
Ils ne connaissent plus la voix de lanature,
(À Polynice.)
Et vous, que je croyais plus doux et plussoumis…
Polynice
Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’apromis :
Il ne saurait régner sans se rendreparjure.
Jocaste
Une extrême justice est souvent uneinjure.
Le trône vous est dû, je n’en sauraisdouter ;
Mais vous le renversez en voulant ymonter.
Ne vous lassez-vous point de cette affreuseguerre ?
Voulez-vous sans pitié désoler cetteterre,
Détruire cet empire afin de legagner ?
Est-ce donc sur des morts que vous voulezrégner ?
Thèbes avec raison craint le règne d’unprince
Qui de fleuves de sang inonde sa province.
Voudrait-elle obéir à votre injusteloi ?
Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.
Dieux ! si devenant grand souvent ondevient pire,
Si la vertu se perd quand on gagnel’empire,
Lorsque vous régnerez, que serez-vous,hélas !
Si vous êtes cruel quand vous ne régnezpas ?
Polynice
Ah ! si je suis cruel, on me force del’être ;
Et de mes actions je ne suis pas lemaître.
J’ai honte des horreurs où je me voiscontraint,
Et c’est injustement que le peuple mecraint.
Mais il faut en effet soulager mapatrie ;
De ses gémissements mon âme est attendrie.
Trop de sang innocent se verse tous lesjours,
Il faut de ses malheurs que j’arrête lecours ;
Et sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
À l’auteur de mes maux il faut que jem’adresse :
Il suffit aujourd’hui de son sang ou dumien.
Jocaste
Du sang de votre frère ?
Polynice
Oui, Madame, du sien.
Il faut finir ainsi cette guerreinhumaine.
Oui, cruel, et c’est là le dessein quim’amène,
Moi-même à ce combat j’ai voulut’appeler ;
À tout autre qu’à toi je craignais d’enparler :
Tout autre aurait voulu condamner mapensée,
Et personne en ces lieux ne te l’eûtannoncée.
Je te l’annonce donc. C’est à toi deprouver
Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d’une si belleproie.
Étéocle
J’accepte ton dessein, et l’accepte avecjoie.
Créon sait là-dessus quel était mondésir :
J’eusse accepté le trône avec moins deplaisir.
Je te crois maintenant digne du diadème,
Et te le vais porter au bout de ce fermême.
Jocaste
Hâtez-vous donc, cruels, de me percer lesein,
Et commencez par moi votre horribledessein.
Ne considérez point que je suis votremère,
Considérez en moi celle de votre frère.
Si de votre ennemi vous recherchez lesang,
Recherchez-en la source en ce malheureuxflanc.
Je suis de tous les deux la communeennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie.
Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas lejour ;
S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à montour ?
N’en doutez point, sa mort me doit êtrecommune ;
Il faut en donner deux, ou n’en donner pasune ;
Et sans être ni doux ni cruel à demi,
Il faut me perdre, ou bien sauver votreennemi.
Si la vertu vous plaît, si l’honneur vousanime,
Barbares, rougissez de commettre un telcrime ;
Ou si le crime enfin vous plaît tant àchacun,
Barbares, rougissez de n’en commettrequ’un.
Aussi bien, ce n’est point que l’amour vousretienne
Si vous sauvez ma vie en poursuivant lasienne :
Vous vous garderiez bien, cruels, dem’épargner,
Si je vous empêchais un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l’on traite unemère ?
Polynice
J’épargne mon pays.
Jocaste
Et vous tuez un frère !
Polynice
Je punis un méchant.
Jocaste
Et sa mort, aujourd’hui,
Vous rendra plus coupable et plus méchant quelui.
Polynice
Faut-il que de ma main je couronne cetraître,
Et que de cour en cour j’aille chercher unmaître ?
Qu’errant et vagabond je quitte mes États,
Pour observer des lois qu’il ne respectepas ?
De ses propres forfaits serai-je lavictime ?
Le diadème est-il le partage ducrime ?
Quel droit ou quel devoir n’a-t-il pointviolé ?
Et cependant il règne, et je suisexilé !
Jocaste
Mais si le roi d’Argos vous cède unecouronne…
Polynice
Dois-je chercher ailleurs ce que le sang medonne ?
En m’alliant chez lui n’aurai-je rienporté ?
Et tiendrai-je mon rang de sa seulebonté ?
D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on mechasse,
Et d’un prince étranger que je brigue laplace ?
Non, non : sans m’abaisser à lui faire lacour,
Je veux devoir le sceptre à qui je dois lejour.
Jocaste
Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père oud’un père,
La main de tous les deux vous sera toujourschère.
Polynice
Non, non, la différence est trop grande pourmoi :
L’un me ferait esclave, et l’autre me faitroi.
Quoi ? ma grandeur serait l’ouvrage d’unefemme ?
D’un éclat si honteux je rougirais dansl’âme.
Le trône, sans l’amour, me serait doncfermé ?
Je ne régnerais pas si l’on ne m’eûtaimé ?
Je veux m’ouvrir le trône ou jamais n’yparaître ;
Et quand j’y monterai, j’y veux monter enmaître,
Que le peuple à moi seul soit forcéd’obéir,
Et qu’il me soit permis de m’en fairehaïr.
Enfin, de ma grandeur je veux êtrel’arbitre,
N’être point roi, Madame, ou l’être à justetitre ;
Que le sang me couronne ; ou, s’il nesuffit pas,
Je veux à son secours n’appeler que monbras.
Jocaste
Faites plus, tenez tout de votre grandcourage ;
Que votre bras tout seul fasse votrepartage,
Et dédaignant les pas des autressouverains,
Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vosmains.
Par d’illustres exploits couronnez-vousvous-même,
Qu’un superbe laurier soit votrediadème ;
Régnez et triomphez, et joignez à la fois
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi ? votre ambition serait-ellebornée
À régner tour à tour l’espace d’uneannée ?
Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peutdompter,
Quelque trône où vous seul ayez droit demonter.
Mille sceptres nouveaux s’offrent à votreépée,
Sans que d’un sang si cher nous la voyionstrempée.
Vos triomphes pour moi n’auront rien que dedoux,
Et votre frère même ira vaincre avec vous.
Polynice
Vous voulez que mon cœur, flatté de ceschimères,
Laisse un usurpateur au trône de mespères ?
Jocaste
Si vous lui souhaitez en effet tant demal,
Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
Ce trône fut toujours un dangereuxabîme ;
La foudre l’environne aussi bien que lecrime ;
Votre père et les rois qui vous ontdevancés,
Sitôt qu’ils y montaient, s’en sont vusrenversés.
Polynice
Quand je devrais au ciel rencontrer letonnerre,
J’y monterais plutôt que de ramper àterre.
Mon cœur, jaloux du sort de ces grandsmalheureux,
Veut s’élever, Madame, et tomber avec eux.
Étéocle
Je saurai t’épargner une chute si vaine.
Polynice
Ah ! ta chute, crois-moi, précédera lamienne !
Jocaste
Mon fils, son règne plaît.
Polynice
Mais il m’est odieux.
Jocaste
Il a pour lui le peuple.
Polynice
Et j’ai pour moi les dieux.
Étéocle
Les dieux de ce haut rang te voulaientinterdire,
Puisqu’ils m’ont élevé le premier àl’empire.
Ils ne savaient que trop, lorsqu’ils firent cechoix,
Qu’on veut régner toujours quand on règne unefois.
Jamais dessus le trône on ne vit plus d’unmaître.
Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’ilpuisse être :
L’un des deux, tôt ou tard, se verraitrenversé,
Et d’un autre soi-même on y serait pressé.
Jugez donc, par l’horreur que ce méchant medonne,
Si je puis avec lui partager la couronne.
Polynice
Et moi je ne veux plus, tant tu m’esodieux,
Partager avec toi la lumière des cieux.
Jocaste
Allez donc, j’y consens, allez perdre lavie ;
À ce cruel combat tous deux je vousconvie ;
Puisque tous mes efforts ne sauraient vouschanger,
Que tardez-vous ? allez vous perdre et mevenger.
Surpassez, s’il se peut, les crimes de vospères ;
Montrez, en vous tuant, comme vous êtesfrères :
Le plus grand des forfaits vous a donné lejour,
Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à sontour.
Je ne condamne plus la fureur qui vouspresse ;
Je n’ai plus pour mon sang ni pitié nitendresse :
Votre exemple m’apprend à ne le pluschérir
Et moi je vais, cruels, vous apprendre àmourir.
Antigone
Madame… Ô ciel ! que vois-je ?Hélas ! rien ne les touche !
Hémon
Rien ne peut ébranler leur constancefarouche.
Antigone
Princes…
Étéocle
Pour ce combat, choisissons quelque lieu.
Polynice
Courons. Adieu, ma sœur.
Étéocle
Adieu, Princesse, adieu.
Antigone
Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on lesretienne ;
Joignez, unissez tous vos douleurs à lamienne.
C’est leur être cruels que de lesrespecter.
Hémon
Madame, il n’est plus rien qui les puissearrêter.
Antigone
Ah ! généreux Hémon, c’est vous seul quej’implore.
Si la vertu vous plaît, si vous m’aimezencore,
Et qu’on puisse arrêter leurs parricidesmains,
Hélas ! pour me sauver, sauvez cesinhumains.