La Thébaïde ou Les Frères ennemis

Scène III

 

Antigone,Créon,Olympe,Attale,Gardes

 

Créon

Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ceslieux ?

Est-il vrai que la reine…

 

Antigone

Oui, Créon, elle est morte.

 

Créon

Ô dieux ! puis-je savoir de quelleétrange sorte

Ses jours infortunés ont éteint leurflambeau ?

 

Olympe

Elle-même, Seigneur, s’est ouvert letombeau,

Et s’étant d’un poignard en un momentsaisie,

Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.

 

Antigone

Elle a su prévenir la perte de son fils.

 

Créon

Ah ! Madame, il est vrai que les dieuxennemis…

 

Antigone

N’imputez qu’à vous seul la mort du roi monfrère,

Et n’en accusez point la céleste colère.

À ce combat fatal vous seul l’avezconduit :

Il a cru vos conseils, sa mort en est lefruit.

Ainsi de leurs flatteurs les rois sont lesvictimes ;

Vous avancez leur perte en approuvant leurscrimes ;

De la chute des rois vous êtes lesauteurs ;

Mais les rois en tombant entraînent leursflatteurs.

Vous le voyez, Créon, sa disgrâce mortelle

Vous est funeste autant qu’elle nous estcruelle :

Le ciel, en le perdant, s’en est vengé survous,

Et vous avez peut-être à pleurer commenous.

 

Créon

Madame, je l’avoue ; et les destinscontraires

Me font pleurer deux fils si vous pleurez deuxfrères.

 

Antigone

Mes frères et vos fils ? Dieux ! queveut ce discours ?

Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini sesjours ?

 

Créon

Mais ne savez-vous pas cette sanglantehistoire ?

 

Antigone

J’ai su que Polynice a gagné la victoire,

Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.

 

Créon

Madame, ce combat est bien plus inhumain.

Vous ignorez encor mes pertes et lesvôtres.

Mais, hélas ! apprenez les unes et lesautres.

 

Antigone

Rigoureuse Fortune, achève toncourroux !

Ah ! sans doute, voici le dernier de tescoups.

 

Créon

Vous avez vu, Madame, avec quelle furie

Les deux princes sortaient pour s’arracher lavie,

Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ceslieux,

Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrentmieux.

La soif de se baigner dans le sang de leurfrère

Faisait ce que jamais le sang n’avait sufaire :

Par l’excès de leur haine ils semblaientréunis,

Et prêts à s’égorger, ils paraissaientamis.

Ils ont choisi d’abord pour leur champ debataille,

Un lieu près des deux camps, au pied de lamuraille.

C’est là que reprenant leur premièrefureur

Ils commencent enfin ce combat pleind’horreur.

D’un geste menaçant, d’un œil brûlant derage,

Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent unpassage,

Et la seule fureur précipitant leurs bras,

Tous deux semblent courir au-devant dutrépas.

Mon fils, qui de douleur en soupirait dansl’âme,

Et qui se souvenait de vos ordres, Madame,

Se jette au milieu d’eux, et méprise pourvous

Leurs ordres absolus qui nous arrêtaienttous.

Il leur retient le bras, les repousse, lesprie,

Et pour les séparer s’expose à leur furie.

Mais il s’efforce en vain d’en arrêter lecours,

Et ces deux furieux se rapprochenttoujours.

Il tient ferme pourtant, et ne perd pointcourage ;

De mille coups mortels il détournel’orage,

Jusqu’à ce que du roi le fer troprigoureux,

Soit qu’il cherchât son frère, ou ce filsmalheureux,

Le renverse à ses pieds prêt à rendre lavie.

 

Antigone

Et la douleur encor ne me l’a pasravie !

 

Créon

J’y cours, je le relève, et le prends dans mesbras ;

Et me reconnaissant : « Jemeurs, dit-il tout bas,

Trop heureux d’expirer pour ma belleprincesse.

En vain à mon secours votre amitiés’empresse :

C’est à ces furieux que vous devezcourir ;

Séparez-les, mon père, et me laissezmourir ».

Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle

À leur noire fureur n’apporte pointd’obstacle ;

Seulement Polynice en paraîtaffligé :

« Attends, Hémon, dit-il, tuvas être vengé ».

En effet sa douleur renouvelle sa rage,

Et bientôt le combat tourne à sonavantage.

Le roi, frappé d’un coup qui lui perce leflanc,

Lui cède la victoire et tombe dans sonsang.

Les deux camps aussitôt s’abandonnent enproie,

Le nôtre à la douleur, et les Grecs à lajoie ;

Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,

Sur le haut de ses tours témoigne soneffroi.

Polynice, tout fier du succès de soncrime,

Regarde avec plaisir expirer savictime ;

Dans le sang de son frère il semble sebaigner :

« Et tu meurs, lui dit-il,et moi je vais régner.

Regarde dans mes mains l’empire et lavictoire ;

Va rougir aux enfers de l’excès de magloire ;

Et pour mourir encore avec plus deregret,

Traître, songe en mourant que tu meurs monsujet ».

En achevant ces mots, d’une démarche fière

Il s’approche du roi couché sur lapoussière,

Et pour le désarmer il avance le bras.

Le roi, qui semble mort, observe tous sespas ;

Il le voit, il l’attend, et son âmeirritée

Pour quelque grand dessein semble s’êtrearrêtée.

L’ardeur de se venger flatte encor sesdésirs,

Et retarde le cours de ses dernierssoupirs.

Prêt à rendre la vie, il en cache lereste,

Et sa mort au vainqueur est un piègefuneste ;

Et dans l’instant fatal que ce frèreinhumain

Lui veut ôter le fer qu’il tenait à lamain,

Il lui perce le cœur ; et son âmeravie,

En achevant ce coup abandonne la vie.

Polynice frappé pousse un cri dans lesairs,

Et son âme en courroux s’enfuit dans lesenfers.

Tout mort qu’il est, Madame, il garde sacolère,

Et l’on dirait qu’encore il menace sonfrère :

Son visage, où la mort a répandu sestraits,

Demeure plus terrible et plus fier quejamais.

 

Antigone

Fatale ambition, aveuglementfuneste !

D’un oracle cruel suite tropmanifeste !

De tout le sang royal il ne reste quenous ;

Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât quevous,

Et que mon désespoir, prévenant leurcolère,

Eût suivi de plus près le trépas de mamère !

 

Créon

Il est vrai que des dieux le courrouxembrasé

Pour nous faire périr semble s’êtreépuisé ;

Car enfin sa rigueur, vous le voyez,Madame,

Ne m’accable pas moins qu’elle afflige votreâme.

En m’arrachant mes fils…

 

Antigone

Ah ! vous régnez, Créon,

Et le trône aisément vous console d’Hémon.

Mais laissez-moi, de grâce, un peu desolitude,

Et ne contraignez point ma tristeinquiétude.

Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu’àvous.

Vous trouverez ailleurs des entretiens plusdoux :

Le trône vous attend, le peuple vousappelle ;

Goûtez tout le plaisir d’une grandeurnouvelle.

Adieu. Nous ne faisons tous deux que nousgêner :

Je veux pleurer, Créon, et vous voulezrégner.

Créon, arrêtant Antigone.

Ah, Madame ! régnez, et montez sur letrône :

Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustreAntigone.

 

Antigone

Il me tarde déjà que vous nel’occupiez :

La couronne est à vous.

 

Créon

Je la mets à vos pieds.

 

Antigone

Je la refuserais de la main des dieuxmême,

Et vous osez, Créon, m’offrir lediadème !

 

Créon

Je sais que ce haut rang n’a rien deglorieux

Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vosyeux.

D’un si noble destin je me connaisindigne ;

Mais si l’on peut prétendre à cette gloireinsigne,

Si par d’illustres faits on la peutmériter,

Que faut-il faire enfin, Madame ?

 

Antigone

M’imiter.

 

Créon

Que ne ferais-je point pour une tellegrâce !

Ordonnez seulement ce qu’il faut que jefasse :

Je suis prêt…

 

Antigone, en s’enallant.

Nous verrons.

 

Créon,la suivant.

J’attends vos lois ici.

 

Antigone, en s’enallant.

Attendez.

 

Attale

Son courroux serait-il adouci ?

Croyez-vous la fléchir ?

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