L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 10Complications

 

Quoique tout contusionné par son épouvantablechute, et assez gravement blessé, le chef Mormon fut relevé vivantpar ses compagnons. Son cheval, un noble coursier qui valait centfois mieux que le cavalier s’était brisé sur les rochers.

À défaut de remèdes, on ranima Thomas en lebassinant avec l’eau fraîche du torrent ; on lui fit boire unecopieuse gorgée du liquide spiritueux dont sa bouteille de campagneétait abondamment pourvue ; bientôt il fut en état dereprendre la marche.

Le Saint des Mormons n’eut pas unepensée de gratitude pour le ciel qui venait de le préserver simiséricordieusement d’une mort certaine.

– Où est mon cheval ? telle fut sapremière parole.

– Il est mort.

– Oh ! la brute ! tomber,m’écraser presque, lorsque j’étais si près… !

Il n’acheva pas, mais il avait été bien prèsde trahir son secret.

– Le Prophète du Seigneur a été conservépour la grande œuvre, reprit-il d’une voix doucereuse et pénétrée,signe précieux de la sainteté de sa mission. Mes frères ! dansce qui vient de s’accomplir vous devez voir un des miraclesinscrits sur les tables d’or du Dieu vivant.

Ici le vénérable coquin se vit obligé dereprendre haleine : ses contusions le gênaient quelque peu.Bientôt il reprit pathétiquement :

– Oui, en vérité, je vous le dis, nousdevons avoir le cœur haut, car il est écrit que notre flambeau nes’éteindra pas. La brute est livrée aux vautours ; l’espritest sauvé ; la mort ne peut rien sur lui ; le juste saitcombattre et vaincre, souffrir et rester ferme. – Mes frères !donnez-moi encore à boire ce breuvage salutaire, surtout à l’heuredu danger. – Mes frères, il est écrit que la perte de l’homme futla désobéissance et que le superbe ne sera pas admis aux félicitésdes saints. Anathème sur les orgueilleux, sur les gentilsprévaricateurs, sur les rebelles, sur les désobéissants ! ilsseront jetés dans les ténèbres extérieures, et là un simple murmuresera puni des feux de la Géhenne.

Il aurait continué longtemps encore son sermonsi le souffle ne lui eût manqué, et si un de ses compagnons plushardi que les autres ne l’eût assez cavalièrementinterrompu :

– Prenez mon cheval, Elder ; il a lepied sûr. Maintenant, en route ! il se fait tard, si nousrestons là, non seulement nous serons surpris par les ténèbres,mais encore nous perdrons toute chance de surprendre lesIndiens.

En toute autre occasion, Thomas aurait assezmal reçu l’interruption et l’avis dont elle étaitaccompagnée ; mais son idée fixe, toujours dirigée vers lajeune fille, le rendit favorable à la proposition.

– Il sera fait comme vous dites ; etlorsque nous serons au terme du voyage, quand la brebis enlevée parles loups des Dacotahs sera ramenée au bercail, alors je vousparlerai la langue des prophètes que le Seigneur m’a enseigné.

– En selle ! donc, et partons. Aumême instant ils entendirent dans les feuillages le fracas d’uncorps pesant qui roulait des hauteurs vers l’autre extrémité ducanyon. Thomas mettait le pied à l’étrier ; il se mit vivementen selle et, suivi de tous ses compagnons, courut vers le point oùs’était produit le bruit étrange. Au bout de quelques pas ilsaperçurent le corps d’un Indien suspendu par ses vêtements à unepointe de rocher, à plus de cent pieds au-dessus du sol.

– C’est une de ces damnées Peaux-Rouges,s’écria Thomas, le ciel punit enfin ses crimes.

– N’essayons-nous pas de le sauver ?demanda quelqu’un.

– Il n’est pas permis à l’oint duSeigneur de s’arrêter à un être impur.

– Mais c’est un homme ; il va sebroyer dans la chute !

– Ce n’est qu’un Indien.

– Enfin ! le laisserez-vous danscette position pitoyable ! Voyer, le dernier lambeau de sonvêtement se déchire ; les pierres chancellent, il va tomber,grand Dieu ! ayez pitié de lui ! j’ycours ! !

– Non ! reste, homme de peu defoi ! je ne puis me résoudre à l’abandonner, je vais ledélivrer ainsi qu’il est ordonné par le prophète Joseph.

Aussitôt prenant la carabine de son plusproche voisin, il ajusta le malheureux suspendu en l’air et fitfeu.

La détonation réveilla mille échos dans ledéfilé sonore ; la balle siffla et rebondit sur les rochers,Quand la fumée de la poudre se fut dissipée, l’Indien avaitdisparu ; le roc auquel il était accroché, probablementébranlé par le choc, roula sur la pente rapide et vint jusqu’auxpieds des Mormons.

– Les corbeaux trouveront pâture dans lesprécipices, dit froidement Thomas en rendant la carabine, sansfaire la moindre attention à l’horreur manifestée par tous sescompagnons pour ce meurtre abominable.

– Maintenant, mes frères, n’oublionspoint la gloire du prophète, continua-t-il, hâtons-nous de délivrerla colombe que les vautours ravisseurs emportent dans leursserres.

La petite troupe suivit dans un morne silence,terrifiée et émue d’un aussi sauvage attentat.

Au bout de quelques secondes de marche, ilsvirent surgir entre les feuillages un petit drapeau, puis un Indienapparut, et Thomas reconnut avec jubilation Aigle-Noir, aprèslequel il courait depuis le matin. Aussitôt il fit faire halte etcourut à pied vers le Sauvage.

– Mon frère a-t-il vu le corps d’unIndien tomber des rochers ? se hâta de demander l’astucieuxDacotah, désireux de recueillir un témoignage décisif d’Osse’o. Ilvoulait en outre lui rendre les honneurs des funérailles, afin dedétourner complètement les soupçons que la tribu pouvait avoirconçus.

– J’ai vu un Indien suspendu par unlambeau de ces vêtements sur le précipice ; au moment oùj’allais lui porter secours, il est tombé et s’est brisé sur lesrochers.

Aigle-Noir ne pouvait soupçonner le mensongeindigne de Thomas ; après l’avoir épié d’un regard silencieux,il continua :

– C’était Osse’o des Dacotahs duLac ; nous étions ensemble sur le bord d’un rocher ; toutà coup le sol mouvant s’est dérobé sous ses pieds ; il esttombé avant que le bras étendu de son frère Aigle-Noir ait pu leretenir.

– Ah ! c’est malheureux !

– Il est au pays des chassesheureuses ; le léger canot qui sillonne la rivière noire aporté son ombre dans les prairies fleuries du grand Manitou.

– Qu’il y soit en paix ! Etmaintenant… la jeune fille ?

– Est-ce que mon frère pâle a lutté avecl’ours géant des montagnes ? répondit l’Indien qui se plaisaità voir l’anxiété du Mormon.

– Non, mon stupide cheval est tombé avecmoi, voilà tout. Mais… la fille.

– Les sentiers escarpés des collines nesont point faits pour les guerriers blancs. Les hommes rouges,seuls, ont reçu du Manitou le droit d’y passer ; leur pied estsûr, leurs chevaux n’y bronchent jamais.

– Bien, bien ! assez de paroleslà-dessus. Avez-vous amené la jeune fille ainsi que vous l’avezpromis ?

– L’homme blanc a-t-il apporté lapoussière jaune qui est le Manitou de son peuple ? n’a-t-ilpoint oublié l’or ?

– Je n’ai rien oublié. Livrez-moi lajeune fille et je paierai.

– Que mon frère me fasse un peu voir cetor ; il a les rayons du soleil, son éclat me réjouit lesyeux.

– Quand j’aurai vu la jeune fille.

– Regardez ! dit l’Indien en leconduisant sur une petite éminence, et en lui montrant une tentesoigneusement fermée au milieu d’un petit vallon étroitementencaissé dans les rochers.

– Sûrement, c’est le Lys dans lavallée ! s’écria Thomas avec un attendrissement ridicule etplein de paillardise ; elle s’avance sur un coursier plusblanc que le lait ; elle est la joie de l’âme comme la roséeest la joie d’une terre aride semblable au cèdre du Liban,elle…

– Montrez l’or, interrompitAigle-Noir.

Avec un soupir, Thomas sortit à moitié de sapoche des pièces d’or. Le cœur lui saignait de s’endessaisir ; mais le démon de la luxure l’emportait sur celuide l’avarice.

– La langue des Faces-Pâles est-ellefourchue ? ses yeux sont-ils obscurcis ? ses doigts nesavent-ils plus compter ? demanda l’Indien avecsauvagerie.

– Non, non ! tout est en règle.

Un sifflement retentit dans le vallon :Aigle-Noir coupa court à l’entretien.

– Mes frères m’appellent. Je veux lesconduire hors de la montagne ; que l’homme pâle vienne avecmoi ; il emmènera sa jeune femme dans son wigwam.

– Moi, la voir !l’emmener ?

– Le chef rouge l’a dit.

– Bien ! Dacotah ! trèsbien ! je vais avec vous : votre peuple et le mien sedonneront l’accolade fraternelle… je recevrai la jeune fille… nousoffrirons au ciel et à la terre un touchant spectacle… lapaix ! l’amour ! la joie ! Chef, votre salaire seradoublé.

L’Indien lui avait déjà tourné le dos. Thomasle suivit avec ses compagnons. Bientôt la tribu rouge et la tribublanche se trouvèrent en présence. La prétendue paix chantée parThomas n’était guère qu’une neutralité armée.

– Ah ! ah ! voilà donc lesloups du désert ! grommelaient les Mormons.

– Voici les faux guerriers desFaces-Pâles, murmurait Aigle-Noir à ses compagnons ; ilsviennent chercher nos filles ! mais nos couteaux sont bienaiguisés, nos tomahawks pesants, nos bras invincibles… !

Les Mormons étaient arrivés au galop ;les Sauvages les attendaient rangés en bataille, et lesaccueillirent par une décharge de flèches lancées en l’air ;les blancs répondirent par une salve de mousqueterie ; puis depart et d’autre on fit caracoler les chevaux comme dans un tournoide chevalerie.

Feignant d’être emporté par sa monture, Thomaspoussa jusqu’à côté d’Aigle-Noir qui se tenait sur ses gardes prèsd’Esther. Le Mormon rassasia ses yeux affamés de cette vuecharmante et prenant soudain son parti, s’écria :

– Par le ciel ! voici la douce jeunefille qui fut si aimable et si bonne pour nous à Laramie. Sus auxPeaux-Rouges, enfants ! pas de quartier à cette raceinfernale.

En même temps il lâcha un coup de pistoletdans la figure d’Aigle-Noir, et l’étendit par terre.

Aussitôt une mêlée terrible s’engagea ;couteaux et pistolets se heurtèrent ; au cri de guerre desSauvages répondait le hurrah des Mormons, bientôt le sang et lafumée obscurcirent les yeux des combattants.

Cependant la victoire ne tarda pas à sedécider en faveur des blancs, mieux armés et plus nombreux queleurs adversaires ; les Indiens battirent en retraite avecquelques morts et un grand nombre de blessés. Aigle-Noir avaitreparu dans leurs rangs ; il n’avait été qu’étourdi par lecoup de pistolet, dont la balle avait seulement effleuré sonfront.

Thomas et lui se retrouvant face à face,eurent la même pensée : la prisonnière ! et coururenttous deux à sa recherche.

Mais le cheval blanc et la jolie jeune filleavaient disparu, il fut impossible d’en trouver les traces.

Les deux troupes se séparèrent en échangeantde sombres regards tout chargés de pensées de vengeance.

Leurs deux chefs – deux impudents larrons – seretirèrent la mort dans l’âme, ayant perdu leur proie, et rêvant dela reconquérir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer