L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 9Cœur-Droit

 

La bande d’Indiens dans laquelle Esther Morseétait prisonnière, conduite par Aigle-Noir, était cette portion dela grande tribu des Dacotahs ou Sioux que la population blanche desfrontières appelait Gens du Large, pour les distinguer desGens du Lac, autre section de la même tribu qui vivaitdans des villages sur le bord du lac Spirit. – Les premiers(Aigle-Noir en tête) étaient tous voleurs, pillards etassassins ; les seconds étaient assez doux et tranquilles.

Aigle-Noir avait si bien caché toutes sesmanœuvres que personne ne s’en était même douté ; ons’attendait bien à faire main basse sur les Mormons, sur lacaravane de Miles Morse, mais on ne savait point au juste quand etcomment se feraient les choses.

En poussant leur cri de guerre, ils avaientpensé attirer à leur merci le chef mormon, et le rançonner sansmiséricorde. Mais leur étonnement fut grand d’entendre une voixforte et claire y répondre par un cri retentissant, et de voirapparaître sur la colline un cavalier qui se dirigeait rapidementvers eux.

Cette apparition avait un caractère si soudainet si fantastique qu’on crut d’abord avoir affaire au Manitou desmontagnes, ou à un messager céleste du Grand-Esprit.

Esther Morse, elle-même, quoique bienau-dessus des superstitions indiennes, ne put réprimer une viveémotion en voyant sortir, presque des nuages, ce jeune guerrierinconnu dont le coursier semblait avoir des ailes, tant ildescendait rapidement les pentes abruptes et rocailleuses.

En quelques minutes il fut arrivé près desDacotahs qui lui firent – silencieusement suivant leur usage – unaccueil plein de déférence.

Le nom d’Osse’o fut murmuré par plusieursguerriers indiens.

Quoique paraissant être un personnageconsidérable parmi les Dacotahs, il portait plutôt le costume d’unchasseur blanc que celui d’un guerrier sauvage ; tout sonéquipement portait les signes évidents du luxe et de lacivilisation. Esther remarqua sa belle selle brodée ; la brideen argent ciselé de son cheval ; ses vêtements en fine peau dedaim parfumée ; ses mocassins élégants ; son chapeauenjolivé de fourrures précieuses et décoré d’une seule plumed’aigle.

Devant sa poitrine était suspendu l’ornementfavori des chefs indiens, un petit bouclier en argent damasquiné.Ses pistolets à crosse d’ébène, sa lance dont le fer était en acierdamassé, n’étaient certainement pas l’œuvre d’un artistesauvage.

C’était un beau jeune homme, à la taille fineet souple, au visage ovale et intelligent, aux yeux bleus, couleurrare chez les Indiens, au maintien noble, empreint d’une grâcehautaine.

Sa voix harmonieuse et sonore n’avait pointles notes gutturales des Sauvages ; Esther sentit son cœurbattre lorsqu’il la regarda, le sourire sur les lèvres, – lesourire ! chose inconnue au guerrier indien.

– Les guerriers des Dacotahs sont bienloin de leurs wigwams, dit-il à Aigle-Noir, en promenant autour delui des regards perçants comme pour découvrir le motif de leurexpédition.

– Les Mocassins d’Osse’o ne s’éloignentpas souvent du lac Spirit, répondit évasivement le chef.

– La prairie est ouverte à tout le monde.Les gens du Large viennent sans doute adorer le Manitoudans les grandes cavernes de la montagne ?

– Mon frère est un homme du Lac,a-t-il rencontré le Grand-Esprit ?

– Lorsque le cri de guerre des Dacotahs afrappé ses oreilles, il a cru entendre les esprits des montagnes.Pourquoi les chevaux d’Aigle-Noir se dirigent-ils vers le soleilcouchant ? cette piste les emmène loin de leurs femmes et deleurs enfants ?

– L’homme blanc possède de nombreuxtroupeaux ; dans sa main il tient beaucoup d’or rouge ;les Dacotahs sont pauvres. Le buffle et le daim ont quitté leursforêts natales ; la loutre et le castor ont abandonné lesrivières ; le cheval sauvage a disparu. C’est l’homme blancqui, avec son fusil, a chassé tout cela ; le fer de ses wagonsa écrasé l’herbe des prairies. Le fils du désert cherche en vain dela nourriture pour ses petits enfants : son wigwam est vide.Les Faces-Pâles ont dépouillé le Dacotah, il s’en va pour leuréchapper.

– Les paroles d’Aigle-Noir sont comme latrace du serpent, tortueuses et pleines de fourberie ; salangue est fourchue, ses pieds ont perdu le sentier de la vérité.Il n’y a ici ni bestiaux ni provisions appartenant à l’hommeblanc.

– On les a emmenés bien loin. LesFaces-Pâles étaient en nombre plus grand que les fruits duMahnomonce.

– Les grains du riz sauvage sontinnombrables. Le Dacotah n’est point une taupe qui aille se jeteraveuglement dans une trappe. L’arme à feu des Faces-Pâles envoie lamort ; où sont les blessés et les tués parmi lesDacotahs ?

Quoique embarrassé par les questionspressantes du nouveau venu, et déconcerté de voir ses plansdevinés, Aigle-Noir continua ses réponses hypocrites.

– Les hommes rouges s’enfuient ; ilsvoient que les Faces-Pâles veulent les chasser de la surface de laterre, et…

–… Et ils volent une innocente fille, puis,ils se sauvent comme des loups effrayés.

Ces paroles amères, et le ton avec lequelelles furent prononcées irritèrent profondément Aigle-Noir ;mais, contenu par le regard clair et froid d’Osse’o, il n’osalaisser éclater sa rage.

– Quel a été votre but en enlevant cettejeune fille ?

– L’or, l’or ! réponditAigle-Noir.

– Et vous la traînez par ici dans lesmontagnes inaccessibles, pensant y trouver ceux qui pourraient vousdonner de l’or ?

Cet argument était décisif ; il ouvritles yeux aux compagnons d’Aigle-Noir, qui commencèrent à soupçonnerleur chef d’avoir d’autres projets cachés, tout autres que lepillage des Mormons.

– Eh bien ! non ! répliquarudement Aigle-Noir qui, réflexion faite, aima mieux ne pas parlerdes Mormons, les Dacotahs ne sont pas fous ; ils ne quittentpas une piste facile et unie sans motif ; car ils connaissenttous les sentiers de la montagne. Ils tournent la position del’ennemi pour mieux le surprendre. Y a-t-il besoin de dire cela àCœur-Droit… ? lui qui marche depuis si longtemps dans lessentiers du désert.

– Déliez la Face-Pâle, dit Cœur-Droit enfrançais. C’était le premier mot que pût comprendre Esther, car lecommencement de la conversation avait eu lieu en langue indienne.Elle se jeta à ses genoux et le remercia en pleurant.

– La langue des Faces-Pâles est adroiteau mensonge ; elle sait très bien déguiser ce que pense lecœur, répondit sèchement Cœur-Droit en lui tournant le dos.

La pauvre Esther se tut toutetremblante ; elle avait cru trouver un protecteur ; cettebrusque réponse la désillusionnait.

Néanmoins les Sauvages obéirent avecempressement ; l’un d’eux coupa ses liens ; un autre allalui chercher de l’eau ; un autre lui offrit quelquenourriture, Osse’o retira de sa selle une peau de daim parfumée, etla jeta à ses pieds pour qu’elle s’y reposât.

La jeune fille agitée de mille penséesétranges s’assit sur sa fourrure, et se mit à rêver, la tête dansses mains, dévorant ses larmes.

Un léger mouvement à coté d’elle lui fitrelever les yeux : elle vit Osse’o debout, les brascroisés.

– Que la jeune fille au teint de neigeessuie ses larmes, dit-il d’une voix douce, elles laveraient lesroses de ses joues. Quand le grand, le bon Manitou a placé leshommes rouges dans la prairie, il ne leur a pas donné à tous uncœur de pierre.

Puis il se tut brusquement et se détourna avecune sorte d’irritation contenue.

– Est-ce que Osse’o veut s’approprier lebutin d’Aigle-Noir ? À cette question du sauvage, Osse’omarcha vers lui, et, sans le toucher, le refoula si près duprécipice, que d’un geste il aurait pu l’y précipiter ; là ils’arrêta sans daigner lui répondre, et, les bras toujours croisés,se remit à regarder dans la plaine.

– Que les Dacotahs se dispersent dans lamontagne et guettent l’arrivée des hommes blancs, dit ensuiteOsse’o. Aigle-Noir prit la parole d’un ton aigre-doux.

– Mon père n’a jamais taché son âme desang ; sa main est innocente du pillage ; pourquoi monfrère se place-t-il entre Aigle-Noir et sa prisonnière ?

– Est-ce qu’Aigle-Noir a peur qu’unefaible fille s’échappe du milieu de ses guerriers ? Ou biena-t-il la lâcheté cruelle de la lier comme une victime au poteau demort ?

– Non.

– Pense-t-il que le peuple de cette jeunefille donnera plus d’or lorsqu’il s’apercevra qu’elle a ététorturée ?

– Non ! mais Aigle-Noir fait cequ’il veut de ses prisonnières, et ne veut pas qu’on se mêle de sesactions !

– La parole d’Aigle-Noir passe comme unsouffle contre mes oreilles… je ne l’entend pas, réponditfroidement Osse’o sans même regarder le sauvage.

Ce dernier, placé derrière Cœur-Droit, n’avaitqu’à lever la main pour lui fendre la tête, ou le précipiter dansun abîme. Frémissant de fureur et outré du dédaigneux antagonismeque lui opposait Cœur-Droit, il ne put se contenir : son brasbronzé se leva menaçant… L’œil vigilant d’Osse’o saisit cemouvement, il se retourna sans paraître avoir compris le projet deson ennemi, et lui dit d’une voix calme :

– Est-ce que mon frère aperçoit quelquechose ? il montre la prairie de la main.

– Je vois le buffle et le daim qui fuientdevant le Manitou du feu.

– C’est vrai ; et derrière la fuméequi tourbillonne, serpente la colonne des Visages-Pâles. Leursbestiaux sont nombreux, car ils en ont laissé en arrière.

– Les hommes blancs sont comme lesvautours ; ils dévastent la terre des hommes rouges ; ilsne laissent après eux ni pâturages, ni gibier.

– Les Dacotahs peuvent faire comme eux,récolter la graine d’or de maïs, et…

– Et devenir esclaves ! n’est-cepas ? le grand Manitou a donné aux Faces-Pâles le grain pournourrir leurs femmes et leurs enfants ; aux Peaux-Rouges il adonné les territoires de chasse. Quand les Dacotahs courberontleurs fronts sous le joug du travail, comme les bœufs des hommesblancs, leur courage et leur gloire disparaîtront pourtoujours.

– Oui, vraiment ! les hommes rougesseront moins vaillants lorsqu’ils auront oublié de torturer leursprisonniers, et d’entourer leurs ceintures des cheveluresscalpées.

– Osse’o ne sait dire que des paroles depaix. Cœur-Droit se détourna silencieusement avec un sourire demépris, et croisant de nouveau les bras, se remit à regarder laplaine. Aigle-Noir se rapprocha de lui les bras levés, sans qu’ils’en aperçut ; Esther poussa un cri déchirant, mais il étaittrop tard ; la main meurtrière s’était déjà abattue avec uneviolence irrésistible sur la tête d’Osse’o. Le malheureux jeunehomme chancela, ses bras retombèrent sans force, et s’affaissantsur lui-même il roula sur les flancs escarpés du rocher.

Aigle-Noir poussa un cri de joie ;saisissant Esther, il s’élança avec elle sur le cheval blancd’Osse’o et, donnant le signal du départ, descendit la montagne,retenant de force sur sa selle la jeune fille qui criait et sedébattait.

Ses actions avaient été si promptes qu’aucunde ses compagnons n’avait pu s’en rendre compte ; leurétonnement fut grand lorsqu’ils virent Esther et Aigle-Noir sur lecheval d’Osse’o ; un nuage de mécontentement passa sur leursvisages.

– Osse’o n’avait pas le pied sûr, il esttombé dans le précipice comme un aigle dont l’aile est brisée.Hâtons-nous de poursuivre notre route.

Ce monstrueux et grossier mensonge ne trouvapas de contradicteurs. Esther s’était évanouie entre les serreshomicides de cet oiseau de proie à face humaine.

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