L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 15Un duel au désert

 

Le Sauvage et le Mormon se trouvèrent donc enprésence, à peu près égaux en force, sauf que l’Indien avaitl’avantage d’être à cheval.

Il poussa sa monture avec une indifférenceaffectée, si près de Thomas, que celui-ci fut rudement heurté, etfaillit être foulé aux pieds par l’animal demi-sauvage.

– Où est la jeune Face-Pâle ?demanda-t-il en secouant sa tête empanachée, et accompagnant sesparoles d’un mauvais sourire.

– C’est précisément la question quej’allais vous faire, répliqua Thomas.

– Lorsque les guerriers blancs, aprèsavoir rampé comme des serpents parmi nos braves, les ont fusillés,elle s’est échappée.

– C’est bien ! elle estperdue ! mais pas pour vous… car je l’ai assez payée. Voussavez où elle est ; indiquez-moi sa retraite ou rendez-moi monor.

– Le Visage-Pâle pense que l’Aigle-Noirest fou.

– C’est moi qui l’ai été… fou, de me fierà un Indien !

– En quoi avez-vous été trompé ?Vous avez donné de l’or au Dacotah, il a enlevé la fille des brasde son père ; il l’a emmenée sous la garde de ses guerriers,jusque dans la montagne ; Aigle-Noir avait pris l’oiseau,pourquoi n’avez-vous pas su le conserver ?

– Belle question, sur mon âme !Comment l’aurais-je conservé, puisque vos hommes se sont battuscomme des diables pour m’empêcher de la prendre !

– Le Visage-Pâle veut-il remettre auDacotah le restant de l’or qui lui est dû.

– Quel or ? quelle dette ?cormoran !

– Vous aviez promis de donner une poignéed’or, quand la femme blanche aurait été amenée ici.

– Oui, mais vous m’avez trompé, vous lacachez à mes recherches.

– Qui parle de tromperie… ? n’est-cepas le Visage-Pâle qui a été menteur auprès des Dacotahs et auprèsde son peuple ? Les guerriers rouges sont irrités, leursblessures sont saignantes ; l’homme blanc sera mal reçu dansles wigwams des Dacotahs.

– Je m’en inquiète peu ! ourendez-moi l’or, ou livrez-moi la fille !

– L’or que l’homme blanc réclame estcaché dans un lieu où aucun œil, excepté celui d’Aigle-Noir, nesaurait le trouver. Si le faux Sachem du lac Salé veut la jeunefille à peau de neige, qu’il la cherche.

La scène commençait à s’échauffer et devenaitdramatique. Il était évident que, des paroles, les deuxinterlocuteurs passeraient aux voies de fait ; la partie étaitd’autant plus dangereuse pour le Mormon que le sauvage convoitaitses dépouilles.

Waltermyer et Osse’o, serrés l’un contrel’autre, faisant face à l’unique sentier par où pouvait arriverl’ennemi, considéraient ce spectacle avec une tranquillitéparfaite.

Mais les deux femmes étaient épouvantées.Esther cherchant à s’enfoncer plus profondément sous son abri defeuillage ; Waupee debout, pâle, haletante, regardant avec sesgrands yeux brillants.

La terreur d’Esther devint telle qu’elle seleva et voulut courir plus loin chercher un autre refuge ;dans ce mouvement, elle se blessa le pied contre un cailloutranchant et poussa un cri.

Le Mormon et l’Indien reconnurent sa voix ettressaillirent.

– Hors de mon chemin, traître !hurla Thomas exaspéré.

– Que le Visage-Pâle disparaisse !le sang des Dacotahs crie vengeance. La terre a soif du sang del’homme blanc.

Waltermyer fut obligé d’employer la force pourempêcher Osse’o d’intervenir.

– Laissez-les donc faire, dit-il,l’occasion est trop belle de voir ces deux reptiles s’entretuer.C’est un loup et un ours qui vont se battre, rien de plus.

Le Mormon s’élança vers l’Indien pour lesaisir par la jambe ; celui-ci fit bondir son cheval de côté,tendit son arc et y plaça une flèche.

– Meurs donc ! brute ! vociférale Mormon, en lâchant un coup de revolver.

Le cheval d’Aigle-Noir tomba comme une masseinerte ; la balle destinée au cavalier l’avait frappé aucœur.

– Par le ciel ! s’écria Waltermyeroubliant sa prudence habituelle, je ne supporterai pas cela !voilà un noble animal tué par un lâche qui ne le valait pas.

Il fallut, cette fois, qu’Osse’o s’efforçât decalmer le brave trappeur qui voulait brûler la cervelle auMormon.

L’agile sauvage se releva prompt commel’éclair ; en tombant il avait riposté au coup de feu par uneflèche qui avait manqué son but.

Pendant quelques secondes ce fut un échange deflèches et de coups de revolver ; le sang coula, mais aucuneblessure ne fut mortelle. Bientôt le pistolet fut entièrementdéchargé, mais la dernière balle avait brisé l’arc ; lescombattants reprirent haleine avant de s’attaquer corps àcorps.

Soudain le Sauvage lança furieusement sontomahawk à la tête du Mormon : celui-ci se baissa, l’armepassa en sifflant et alla se briser derrière lui sur un rocher.

Thomas avait encore son pistolet déchargé,Aigle-Noir son couteau ; ils se préparèrent à une luttedésespérée.

– Ah ! ça va chauffer, murmuraWaltermyer ; ils vont se déchirer comme deux chatssauvages.

– Mais, il s’agit de deux existencesd’hommes, observa Esther tremblante.

– Des hommes, ça… ! pensez un peu àce qu’ils voulaient faire de vous si vous n’eussiez échappé à leursgriffes.

– Oh ! c’est horrible ! repritEsther convulsivement.

– Pshaw ! il n’y a pas à en faireplus de cas que de deux coyotes galeux.

Les deux combattants s’entrechoquèrent, poingcontre poing ; ils se portèrent rapidement plusieurs coupsterribles qui furent parés de part et d’autre. À la fin, la lame ducouteau se brisa sur le canon du pistolet, qui, du choc, fut lancéà dix pas. Les adversaires se retrouvèrent en présence, munis desseules armes de la nature.

Après une longue et affreuse étreinte, leSauvage se releva seul, chancelant, ensanglanté, laissant sonennemi couché sans mouvement par terre. Il recula jusqu’à l’endroitoù était tombé son couteau brisé, et le chercha à tâtons, car sesyeux demi-éteints ne voyaient plus. Quand il fut parvenu à saisirun tronçon de son arme, un épouvantable sourire crispa ses lèvresviolettes et tuméfiées ; alors il rampa sur ses genouxjusqu’auprès du Mormon, rassembla dans ses mains sa longuechevelure et apprêta son couteau.

Esther renversa la tête en fermant les yeuxavec un mouvement d’horreur ; Osse’o se cacha involontairementle visage avec ses deux mains ; Waltermyer, rejetant toutecontrainte, courut en criant :

– Par la lumière du ciel ! tu ne lescalperas pas ! tout méchant et maudit reptile qu’il fut,c’était un blanc, tu ne le mutileras pas.

Mais, quelque prompt que fut l’élan deWaltermyer, Osse’o le devança, suivi de près par Waupee ;Esther resta seule.

Aigle-Noir les entendit ; laissant là leMormon, il saisit une flèche et s’élança vers le précipice. Waupee,avec un cri passionné, bondit comme une panthère pour retenir lemalheureux, qu’elle aimait toujours ; Osse’o étendait les brasdans le même but ; il n’était plus temps. Le monstre leur fitface et lança contre eux sa flèche avec une dextérité fatale, aumême instant il se renversait dans l’abîme en chantant d’une voiximplacable le chant de mort des Dacotahs.

Waltermyer, occupé à examiner le corps duMormon, pour voir s’il vivait encore, n’avait point aperçu cettedernière scène.

– Oui, oui ! se dit-il à lui-même,il est mort, le malheureux ; pendant sa vie il ne valut rienet il fut la honte des hommes blancs. Cependant, j’ai quelqueregret de n’avoir rien fait pour le sauver. Enfin je lui ai épargnéd’être scalpé, c’est bien déjà quelque chose ; et j’aurai soinde lui creuser une tombe afin que les loups – ses frères – ne ledévorent pas. Osse’o ! où êtes-vous donc, l’ami ?

Waltermyer tressaillit en entendant ce dernierlui répondre d’une voix rauque et altérée. Il se retourna et vitl’Indien se soutenant à peine, les yeux voilés, le visage pâle, setenant le côté à deux mains comme pour comprimer une vivesouffrance.

– Ah ! Seigneur !qu’avez-vous ? demanda le trappeur en courant à lui.

– Rien ! rien ! n’en parlez pasà la sœur des Faces-Pâles, murmura Osse’o. Et il tomba dans lesbras de Waltermyer.

– Par le ciel ! il a une flècheplantée dans le flanc. À cette exclamation, Esther poussa un grandcri, et vint tomber à genoux près du blessé. Waupee, avec unsang-froid et une adresse tout indiens, s’occupait déjà d’écarterles vêtements pour visiter la plaie.

– Laissez ! laissez ! gémit leblessé ; laissez-moi mourir.

– Ah ! par exemple ! c’est ceque nous verrons ! répondit Waltermyer en l’emportant avectendresse jusque sur un banc de mousse. – Mais que vois-je ?c’est un homme blanc ! ajouta-t-il, en considérant la poitrined’Osse’o ; blanc comme vous, jeune fille, voyez plutôt.

Esther hasarda un timide regard et couvrit deses deux mains ses yeux troublés par les larmes, une émotionétrange s’empara d’elle lorsqu’elle apprit que son sauveur était unhomme de sa race. Oh ! alors, n’osant pas l’approcher, quellesferventes prières elle adressa pour lui au ciel !

Waupee retira délicatement la flèche etétancha le sang.

– C’est une flèche de chasse qui n’estpas empoisonnée, observa Waltermyer après l’avoir examinée.

Au bout de quelques instants, Esther, jalousede donner aussi quelques soins au cher blessé, essaya d’aider àpanser la blessure.

– Laissez faire la fille des Dacotahs,dit Waupee en la repoussant avec douceur ; elle connaît lamédecine de son peuple ; la main de la jeune Face-Pâle esttremblante comme une feuille agité par la vent, son cœur est plusfaible que celui d’une colombe.

– Mais survivra-t-il ?

– La vie est un bienfait du GrandManitou !

– N’ayez donc pas peur ! ne troublezpas ainsi votre petit cœur, charmante beauté ! ditWaltermyer ; il guérira, je vous en réponds, moi.

Le pansement terminé au moyen d’herbesmédicinales que Waupee sut trouver dans les bois, Osse’o futtransporté sur un lit moelleux de fougères où il ne tarda pas às’endormir d’un sommeil calme et bienfaisant.

Les deux femmes s’assirent à côté delui ; Waltermyer se tint debout à l’entrée de la grotte,fumant sa longue pipe.

Après un long silence, il reprit laconversation :

– J’ai fait ce que j’ai pu pour leMormon.

– Vous lui avez creusé une fosse ?demanda tristement Esther.

– Oui, et profonde… et couverte depierres… de manière d’être retrouvé par ses amis, s’il en a.

L’Indienne fixa sur lui ses yeux noirs etdésolés, d’un air suppliant, mais sans rien dire. Waltermyercomprit ce regard :

– Oui, Waupee, répondit-il, j’en feraiautant pour Aigle-Noir. Peut-être ni lui ni l’autre ne m’auraientrendu ce dernier devoir, mais que m’importe. Je lui ferai untombeau à la mode des Dacotahs ; de façon à ce que chaquemembre de sa tribu y jette une pierre en passant comme c’est leurcoutume.

Un regard de reconnaissance le récompensa deces bonnes paroles. Ensuite la jeune veuve se couvrit le visage deses deux mains et sortit lentement. Esther voulait la suivre ;Waltermyer l’en empêcha.

– Laissez-la aller seule. Elle va passerla nuit à veiller près de sa tombe ; c’est dans leur religion.Et maintenant, allez dormir ; moi, je veillerai le malade.

– Non, ce sera moi ! Il m’a protégéependant mon sommeil ; j’en veux faire autant pour lui.

– Allons, bien ! c’est en effet latâche d’une femme. Mais ne vous tourmentez pas ; l’inquiétudechasserait les roses de vos joues, vous seriez faible et vous nepourriez plus soigner ce brave et loyal Osse’o.

– Vous le connaissez depuislongtemps ? racontez-moi son histoire. La nuit se passa enrécits et en causeries sur le blessé. Le lendemain, il se réveillahors de danger et capable de se lever. Waupee n’avait pasreparu.

– Qu’est devenue cette pauvrefemme ? demanda Esther qui compatissait sincèrement à sadouleur.

– Je vais voir, répliqua Waltermyer.

– J’irai avec vous, si notre malade veutprendre patience un moment, reprît Esther avec un sourire qui seuleût suffit pour guérir le demi Indien.

– Oui, allez ! se hâta de dire cedernier ; je l’ai bien connue ; elle était une reine debonté, de vertu et de droiture, parmi les Dacotahs.

Ils trouvèrent l’Indienne affaissée sur latombe de son seigneur et maître. Leur première pensée fut qu’elleétait endormie ou évanouie. Mais non ! la pauvre femme étaitplongée dans le sommeil suprême ; son âme s’était envolée,sans agonie, sans secousse ; dans ses yeux à peine clos onvoyait un dernier regard adressé au ciel.

Waltermyer lui creusa une tombe à côté decelui qu’elle avait aimé jusqu’au-delà de la mort ; pendantqu’il accomplissait cette tâche pieuse, de grosses larmes brûlantessillonnaient son rude visage.

– Pauvre, pauvre femme !murmurait-il ; puisse-t-elle être plus heureuse au ciel quesur cette terre. Je n’aurais jamais cru que je pleurerais sur unePeau-Rouge… c’est pourtant vrai… et si elle avait vécu… maisnon ! qu’elle repose en paix ; la voilà arrivée, noussommes encore sur la route…

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