L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 2Un noble cœur

 

– Abel Cummings ! que faites-vouslà, mon bon garçon ? Venez un peu par ici.

Parlant ainsi, un homme âgé, de bonne tournureet de bonne humeur, sortit d’un vaste wagon qui lui avait servi dechambre à coucher.

– Ce que je fais, sir ? Je regardesi miss Esther apparaît là-bas. Elle est sortie ce matin, un peuimprudemment, je trouve.

– Vous pouvez vous occuper plus utilementqu’à suivre la capricieuse promenade d’une femme. Laissez-lacourir ; nous la verrons arriver tout à l’heure au grandgalop. Pensons à tout mettre en ordre pour le départ.

– Mais, sir, il y a partout dans ces boisdes vagabonds indiens ; qui sait ce dont ils seraient capablesenvers la jeune fille ?

– Ils la mangeront peut-être !reprit le père avec un franc éclat de rire.

Contrarié de cette réponse, le jeune homme sedétourna vivement, et pendant une heure, oublia ses craintes aumilieu du tumulte des préparatifs. Cependant, plusieurs de sescompagnons partageaient ses inquiétudes, connaissant bienl’étourderie imprudente de la jeune fille, qui, jusque-là, avaitété accoutumée à satisfaire ses moindres caprices.

Son père lui-même, quoique indifférent enapparence, ne cessait de tourner ses regards dans la directionqu’avait prise Esther. Cette charmante enfant était la seulesurvivante d’une famille adorée ; elle était le seul etdernier bonheur de son père qui, blessé au cœur par les mortssuccessives de sa femme et de ses fils, cherchait dans lelointain Ouest la solitude et son repos profond.

L’heure du déjeuner arriva ; la jeunefille ne reparut pas. Quelques instants s’écoulèrent dans uneattente de plus en plus anxieuse ; bientôt chacun se sentit lecœur serré par le pressentiment d’une catastrophe inconnue. Tousles yeux se dirigèrent avec anxiété vers la prairie, mais sans yrien apercevoir, partout des arbres, des pelouses à perte de vue,quelques vautours dans l’air… mais nulle apparence d’une créaturehumaine ; seule, une bande échevelée de chevaux sauvages semontra et disparut comme un éclair, aux limites de l’horizonpoudreux ; puis le désert reprit sa physionomie solitaire etinanimée.

Cet incident fugitif rappela le vieillard ausouvenir de ce qu’il y avait à faire.

– Sellez vos meilleurs chevaux,enfants ! s’écria-t-il.

Cet ordre, prononcé d’une voix déchirante, futexécuté avec une sorte d’emportement par les serviteursinquiets.

– Abel Cummings !conduisez-nous ; c’est vous qui le dernier l’avez aperçue.

– Oui, sir… je…

– Allons ! pas de parolesinutiles ! des actions promptes et énergiques ! Le salutde ma fille en dépend. Je promets cent dollars au premier quim’apportera de ses nouvelles. À cheval, mes amis ! partonstous, excepté ceux qui restent pour la garde du camp.

Aussitôt l’enceinte fut reformée, les bestiauxenfermés, des sentinelles postées ; chaque homme, en armes, setint prêt à partir.

À ce moment on aperçut dans le lointain unpoint nuageux qui paraissait se mouvoir. Tout est significatif audésert ; chacun songea que ce tourbillon à peine visiblepouvait cacher des rôdeurs indiens, à la fois larrons etassassins.

Le nuage s’approchait ; la petite troupeattendait, le cœur palpitant, le fusil ou le couteau à la main.

En quelques secondes il fut à portée de lavue ; deux cavaliers se montrèrent, dévorant l’espace sur deschevaux couverts d’écume.

Le premier montait un superbe animal, toutnoir comme de l’ébène, à l’exception d’une étoile blanche sur lefront. Jamais plus noble coureur ne fendit l’air avec plus devitesse, les yeux ardents, les oreilles pointés en avant, lacrinière flottante.

Son cavalier, inébranlable sur sa selle,insouciant de ce galop furieux, le menait d’une seule main, et,penché sur son cou, semblait le devancer.

Arrivé près du camp, le cavalier arrêta soncheval aussi court que s’il l’eût cloué au sol. La noble bête restaimmobile sans qu’un tressaillement ou le battement de ses flancstrahît la moindre apparence de fatigue.

– Qui êtes-vous ? quevoulez-vous ? demanda Miles Morse. Le nouveau venu jeta, sansrépondre, un rapide regard sur tous ceux qui l’entouraient ;puis, souple comme une panthère, il sauta à terre et s’avança dansl’enceinte.

C’était le plus magnifique spécimen dutrappeur des frontières : grand, droit comme un pin, nerveuxcomme un ressort d’acier, il portait haute et fière une belle têteaux longs cheveux noirs, à la barbe épaisse et grisonnante, auxyeux perçants et hardis comme ceux d’un faucon.

Son pittoresque costume en peau de daim étaitcurieusement orné de franges et de broderies ; un galon d’orentourait son large sombrero. Une longue carabine, des pistolets etun large couteau de chasse complétaient son équipement.

C’était bien le digne fils de cette audacieuserace de pionniers qui ont conquis, pas à pas, les régionsinexplorées de l’Occident américain ; franchissant les fleuvesgéants, les montagnes inaccessibles, les prairies sanslimite ; chassant tour à tour l’ours gris, l’Indien, lebuffle, la panthère ; dormant sur les arbres, dans les marais,aux cimes des rochers, dans la neige ou à côté des volcans ;mais ne dormant que d’un œil, toujours le rifle au poing, lecouteau à la ceinture, les nerfs tendus, l’oreille au guet.

– Qui je suis, étranger ? répliquale nouveau venu d’un ton tranquille, comme un homme qui fait leshonneurs de chez lui ; vous n’êtes pas sans avoir entenduparler de Kirk Waltermyer.

– Waltermyer ? je crois bien que cenom a déjà frappé mes oreilles.

– Je le pense aussi, étranger ; oui,je suis parfaitement connu, des sapins de l’Oregon aux dernièresfrontières du Texas. Demandez à Lemoine, mon camarade, si nousn’avons pas dansé le fandango dans chaque hacienda, chassé danschaque forêt et trappé sur toutes les rivières de ces régions.

Son compagnon (le second cavalier) hochasentencieusement la tête. C’était un sang mêlé de racefrançaise, comme il s’en trouve beaucoup parmi les chasseurs ettrappeurs des frontières. Taillé en hercule, sévère et rude duvisage, parlant peu, prompt à agir, Lemoine était un ami àrechercher, un ennemi bien fort à craindre.

Son équipement ressemblait à celui deWaltermyer : seulement il était moins coquet.

– Oui, reprit Morse, j’ai entendu parlerde vous, je m’en souviens maintenant ; je m’attendais à voustrouver aux environs du lac Salé ; mon intention était de vousdemander si vous pourriez me servir de guide jusqu’à la valléeWalla-Walla.

– Ce n’est pas difficile, étranger,répondit le trappeur avec un gros rire ; je vous conduiraispartout par là, les yeux fermés.

– Très bien ! je vous crois, et nousreparlerons de cela plus tard. D’abord permettez que je vousdemande ce que vous venez faire ici.

– Je promène mon cheval ! mon bon,robuste et léger cheval sur jambes d’acier. Ah ! étranger, cen’est point un de vous mustangs (petits chevaux sauvages) ;c’est une bête pur sang, qui vaut son poids de diamant.

– Je le sais ; mais parlons de vosaffaires : d’après ce que je sais, cette route ne vous est pashabituelle.

– Je ne dis pas non ; quelquescamarades de cet enfant du diable, Brigham Young, m’ont émoustilléau sujet d’une centaine de têtes… Je ne suis pas homme à jouer cejeu-là ; je vous le dis.

– Cent têtes ! qu’est-ce que celasignifie ?

– Ha ! ha ! on voit que vousvenez de l’Est. Des têtes !… de bétail : entendons-nous.Mais ils n’ont pu réussir à me les voler, car ils savent que macarabine a une façon toute particulière de dire son mot, quand onoublie de payer ce qu’on achète.

– Je comprends, et maintenant,écoutez-moi : ma fille est allée, ce matin, de bonne heure, sepromener dans les environs du camp ; j’ai des craintes.

– Lemoine, interrompit rudementWaltermyer en fronçant le sourcil, vous souvenez-vous de cescoquins rouges que nous avons vus sur la prairie, où ils firentsemblant de poursuivre des chevaux sauvages ? Je vous le dis,c’étaient des gredins occupés à faire le guet autour desvoyageurs ; ils ont enlevé la jeune fille. Quelle directionavait-elle prise, étranger ?

– Par là, derrière ce bosquet.

– Les chenapans étaient embusqués là pourfaire un mauvais coup ! Ils l’ont enlevée, je parierais douzebelles peaux de biches. Lemoine ! partez avec celui qui l’aaperçue en dernier lieu ; – c’est vous l’homme ? – etvoyez si vous pourrez trouver la piste.

Quand le Français fut parti avec AbelCummings, il continua :

– Ce gaillard-là est un vrai limier, il al’oreille fine comme un daim, il est plus rusé qu’un renard,fiez-vous à lui.

Tout en parlant, il débarrassait son cheval dela selle, de la bride, et le laissait libre de brouter à son aisel’herbe fine et parfumée.

Au bout d’une demi-heure, que l’attente fitparaître plus longue qu’un siècle, les deux chercheursreparurent.

– Eh bien ! Lemoine ?

– La fille a été enlevée, c’estformel ; par un Indien, j’en suis sûr. Il y a une autre tracede mocassins, mais plus petite, il y avait aussi là unesquaw (femme indienne). J’ose dire que les deux femmes ontparlé ensemble, puis elles se sont quittées, à ce moment quelqu’unde ces fils du diable qui guettait a fondu sur elle, l’a emportéejusqu’à l’embuscade où l’attendaient ses compagnons ; ensuiteil a jeté la jeune fille en travers sur la selle et tous se sontsauvés comme de noirs larrons.

– Si vous le dites, c’est vrai, je vouscrois.

– Nous avons vu passer une bande dechevaux sauvages, dit Mores, mais ils n’avaient pas decavalière.

– Voue parlez comme un enfant, pauvrehomme, dit Waltermyer d’un ton de professeur, comme un nourrissonqui ne connaît pas la prairie. Il y avait un Indien sur chaquecheval ; mais, caché derrière sa monture, chaque scélérat setenait suspendu à la selle par un pied ; ils ont emporté lajeune fille à deux, la tenant suspendue entre les chevaux. C’estune vieille ruse qui ne me trompe pas, moi. Mais par où ont-ilspassé, ces loups endiablés avides de chair fraîche ? – Ils sedirigeaient vers l’ouest ? Alors ils ont traversé la passe duSud. Je me creuse la tête pour deviner le motif qui les a poussés àenlever un aussi médiocre gibier qu’une fille.

Personne ne trouva de réponse. Après quelquessecondes de réflexion, Lemoine se pencha vers son oreille etmurmura ces seuls mots :

– Les Mormons.

– Tout juste ! l’ami, tout juste,mille chevrotines ! étranger, vous avez passé par le chemindes Laramis ?

– Oui, nous y sommes restés plusieursjours.

– Il y avait là des sectateurs dusaint prophète, comme ils appellent leur infernal coquin dechef ?

– Oui, un grand nombre. Nous les y avonslaissés.

– Et ils ont vu votre fille ?

– Tous les jours. Plusieurs d’entre euxnous ont rendu visite ; il y en avait un, surtout, quiparaissait fort empressé de causer avec nous.

– Quelle espèce d’hommeétait-ce ?

– Gros et grand ; ayant une bonnefigure et un certain air gentleman.

– Cheveux noirs et luisants, doux commela soie ; une cicatrice à la joue ?

– Précisément ; je m’en souvienstrès bien.

– Je le connais, étranger.

– Vous ?… cela n’est pasimpossible.

– Je veux que ma carabine se change enquenouille si jamais un plus satané gredin a déshonoré le nomd’homme. C’est le vice incarné ; c’est le plus vil etaudacieux coquin qui existe… Si vous voulez retrouver votre fille,allez la chercher dans le nid de ce serpent ; à la cité du lacSalé.

– Dieu l’en préserve ! la mortserait un bonheur…

– Je dis comme vous, étranger. Et si voussaviez tout ce que je sais… le sang jaillirait de votre cœur.

– Oh ! Waltermyer ! que fairepour la sauver ? Elle est mon seul enfant, mon unique bien…Venez en aide à un pauvre père. Aidez-moi, Waltermyer !sauvons-la et tout ce que je possède est à vous.

L’honnête trappeur étendit sa large mainbronzée.

– J’irai avec vous, étranger. Voilà mamain, la main d’un homme loyal et qui n’a pas peur. Quant àl’argent ce n’est pas la peine d’en parler ; je n’ai jamaisfait payer une bonne action. Kirk Waltermyer n’est pas un Indienmendiant ou un marchand de chair humaine. Quand le moment seravenu, je n’accepterai qu’une seule récompense, pauvre vieux père…une cordiale poignée de main.

– Que Dieu vous bénisse, bravecœur ! mais hâtons-nous ! cette angoisse est au-dessus demes forces.

– Nous allons partir, à moins que vousn’ayez quelque meilleur avis. Mais non ! ici disparaîtl’orgueil de la civilisation : vous autres, hommes des villes,cramponnés à vos prisons de pierre, acharnés et habiles à une seulechose – vous vendre et vous acheter comme des chevaux, – vousn’entendez rien à la vie du désert, vos cœurs ne sont pas simpleset droits… Mais ne perdons pas notre temps en paroles. Que six devos meilleurs cavaliers montent vos plus rapides chevaux, et mesuivent bien armés. Vous, Lemoine, restez avec le convoi etconduisez-le jusqu’au Fort Bridger ; vous attendrez là de mesnouvelles, d’une heure à l’autre il pourra vous en arriver.Courage ! vieux père ! Waltermyer vous fera revoir votrefille, ou bien il ne restera plus dans le lac Salé assez d’eau pournoyer Brigham Young.

Aussitôt, sans dire un mot de plus, lechasseur harnacha son cheval et se mit en selle avec toute la grâceet la légèreté d’un Arapahoë, – ces centaures du désert.

Puis on se mit en campagne, et l’on marchalongtemps en silence, chacun rêvant à cette étrange et malheureuseaventure.

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