L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 12Un guide imprévu

 

L’infortunée Esther avait été garrottée sur laselle du cheval blanc d’Osse’o, de manière à n’avoir que les mainslibres ; elle ne pouvait, d’ailleurs, faire aucun mouvement,encore moins songer à s’enfuir, tant qu’Aigle-Noir se tenait enselle derrière elle.

Mais aussitôt que le chef Mormon eût abattu lesauvage d’un coup de pistolet, la courageuse fille, sans perdre uneseconde, eut la présence d’esprit de lâcher les rênes de sa montureet de fuir au triple galop.

Dans la chaleur de l’action, personne nes’aperçut de son évasion. Dès qu’elle fut à quelque distance elles’arrêta auprès d’un rocher hérissé de cailloux tranchants à l’aidedesquels elle parvint à rompre ses liens. Libre alors de sesmouvements, elle se dirigea vers la plaine, calculant avec beaucoupde justesse qu’elle avait des chances pour y rencontrer sesamis.

Son cheval, qui était réellement un noblecoursier, l’emporta rapidement au travers des plus affreux défilés.En toute autre occasion, l’aspect seul de ces rocs escarpéssurplombant de noirs précipices lui aurait donné le vertige etl’aurait arrêtée dans sa course. Mais, pour fuir la redoutablecaptivité à laquelle elle venait de se soustraire simiraculeusement, elle aurait traversé l’eau et le feu.

Sans cesse préoccupée de la crainte d’êtrepoursuivie et reprise, elle prêtait une oreille inquiète et jetaitdes regards effarés en arrière. L’obscurité qui survintpromptement, tout en lui donnant l’espoir de n’être pas vue,l’effraya vivement, car elle songea qu’elle n’y verrait plus à seconduire.

Quand l’orage éclata, la malheureuse fugitiveétait encore en plein bois dans la montagne, totalement désorientéeau milieu des ténèbres ; elle perdit courage, laissa les rênestomber sur le cou du cheval, et se mit à pleurer, les mainsjointes, adressant au ciel une prière ardente et désolée.

Puis, courbant la tête sous le grondement dela foudre, tremblante aux sinistres hurlements de l’orage, éblouiepar les éclairs, elle laissa son cheval errer à l’aventure.

Les heures, – de longues heures d’agonie, –s’écoulèrent sans rien voir et rien entendre qui pût révélerl’approche d’un ennemi.

Tout à coup, à la lueur des feux du ciel, elles’aperçut avec une indicible terreur qu’elle était suivie par unfantôme noirâtre… à plusieurs reprises la même vision terriblefrappa ses regards ; elle n’en put douter, un Indien était sursa piste.

Le cheval s’arrêta plusieurs fois ; àchaque station l’ennemi se rapprochait d’elle… la pauvre Esther sesentait mourir d’effroi.

Un torrent se présenta sur la route, le chevalhésita avant de le traverser ; à ce moment Esther sentit unemain froide se poser sur son épaule. Son cœur se glaça dans sapoitrine ; elle ferma les yeux.

– Oh ! s’écria-t-elle d’une voixmourante ; ne me touchez pas ! tuez-moi !tuez-moi ! pour l’amour de Dieu !

Elle ne reçut aucune réponse : la maindemeura immobile sur son épaule, mais sans user de violence.

À ce moment l’orage s’apaisait, avec luis’enfuyait l’ombre, et les premières clartés de l’aurorecommençaient à sourire dans le ciel.

Esther se hasarda à ouvrir les yeux, elleregarda ce fantôme terrible au pouvoir duquel elle venait detomber… C’était Osse’o !

Osse’o qui, le sourire sur les lèvres,inclinait vers elle son noble et fin visage, Osse’o, le cheftraîtreusement frappé, qui lui apparaissait vivant, faisaitentendre sa voix harmonieuse et vibrante :

– L’enfant des Faces-Pâles est sauvée.Les gens du Lac ont trouvé sa trace solitaire dans la montagne.

Sans y songer, Cœur-Droit lui avait parlé dansl’idiome des Dacotahs, mais s’apercevant qu’elle ne le comprenaitpas, il sourit et reprit sa phrase en français ; puis ilcontinua :

– Pendant que l’orage envoyait sur laterre le souffle redoutable du Grand Manitou, Osse’o a aperçu dansla nuit obscure son cheval blanc qui passait, semblable au coursierqui transporte les guerriers dans la vallée noire de la mort.Osse’o l’a suivi avec joie.

– Mais je vous ai vu rouler dans leprécipice ? reprit Esther en le considérant avec des yeuxeffarés.

– Le Grand Manitou qui donne des ailes àl’aigle peut soutenir dans l’air un de ses enfants : leschiens de la mort hurlaient, attendant mon sang dans les cavernesprofondes. L’arête d’un rocher s’engagea dans mon vêtement, et meretint suspendu en l’air. – Un homme blanc, – blanc de peau maisnon de cœur, – me tira un coup d’arme à feu ; la balle coupamon vêtement, mais Osse’o est plus souple que la panthère ; ilse cramponna aux rochers glissants, et d’un bond, disparut dans unecaverne.

– Dieu du ciel ! est-ilpossible ? un blanc a-t-il pu commettre une pareillehorreur ?

– Il y a des cœurs noirs et vils parmiles blancs comme parmi les Peaux-Rouges. Cet homme était le sachemdu lac salé.

– Le chef mormon ! Dieu merci, cen’est pas un des nôtres !

– La course a été longue, la nuit froide,la jeune fille au teint de neige tremble comme une colombe quiaperçoit le faucon.

– Oui, je me sens glacée.

– Derrière ces arbres, il y a une grotte.Que la jeune fille y entre ; Osse’o allumera du feu pourréchauffer ses membres et sécher ses petits pieds ; là elle sereposera. Osse’o fera le guet pendant son sommeil.

– Mais qui donc êtes-vous ?

– Un Dacotah !

– Et l’Aigle-Noir ?

– Il ne retrouvera jamais la jeune fille.Qu’elle ne craigne point Osse’o, il ne lui fera aucun mal.

– Non… non ! je n’osepoint !

– La langue parle et le cœur estsincère.

– J’ai confiance en vous, car vous avezété bon pour moi… pourtant vous êtes un Indien… un inconnu.

– Je suis un HOMME ! réponditnoblement Osse’o en posant la main sur sa poitrine.

Alors il la prit par la main, et la conduisitdans la caverne.

Comme si les incertitudes et les méfiances dela jeune fille l’eussent choqué, il ne lui adressa plus la parole.Mais, après avoir promptement allumé un grand feu, il se hâta depréparer un lit de feuilles sèches que l’orage avait amassées àl’entrée de la grotte ; puis il improvisa un verre en écorced’arbre et donna quelques gouttes d’eau fraîche à Esther que lefrisson avait quittée, mais que la fièvre rendait brûlante ;enfin, tirant de sa gibecière des tranches de daim rôti et du grainbouilli dans du lait à la manière indienne, il déposa ces vivres àses pieds et fit mine de se retirer.

– Je vais maintenant soigner mon cheval,dit-il.

Esther fondit en larmes, son pauvre cœur brisése soulageait, elle lui dit avec effusion :

– Oh ! pardonnez-moi d’avoir doutéde vous ! Les terreurs de cette affreuse nuit m’ont renduefolle.

Un nuage passa sur les yeux d’Osse’o ; ilse détourna brusquement et répondit avec dureté :

– Que la fille du chef pâle s’endormebannissant de son esprit toute noire pensée. Elle reverra leswigwams errants de son peuple ; mais auparavant il faut que lerepos répare ses forces. L’homme du Lac veillera auprès d’ellecomme le ferait sa mère. Quand le soleil sera levé, quand lesoiseaux, par leurs chants, adresseront une prière joyeuse au GrandManitou, Osse’o la réveillera et sera son guide.

– Merci ! mille fois merci !Oui ! me voilà bien heureuse ! mais mon père, mon pauvrecher père… !

– La joie reviendra dans son cœur.Dormez. Les herbes de la forêt sont douces comme les roses desjardins de l’est où les papillons d’or et les oiseaux chanteursboivent la rosée dans des vases de soie. Dormez –mademoiselle, et que Wahka Tanks, l’esprit de l’air, de laterre et des aïeux, vous envoie d’heureux songes. Dormez !

À ces mots l’Indien se retira. Esthercontempla longtemps son profil noble et fier, sa taille élégante,qui se dessinaient à l’entrée de la grotte.

Par discrétion, l’inconnu tourna le dos àl’intérieur de la caverne et resta immobile comme une bellestatue.

Le cœur de la jeune fille ne pouvait êtreinsensible aux bons traitements d’Osse’o, sa grâce hautaine, sesallures tour à tout empreintes de la rudesse sauvage et de la plusexquise civilisation, sa voix douce, son visage ouvert, et pourtantattristé par une inexplicable mélancolie, tout était mystère enlui…

… De ces mystères qui font rêver les jeunesfilles…

Demi-couchée sur le lit odorant et moelleuxque son sauveur avait dressé pour elle, Esther le contemplalongtemps, perdue dans des pensées profondes, demi-tristes,demi-joyeuses, demi-inquiètes, demi-paisibles ; enfin, vaincuepar la fatigue, elle se laissa aller dans son nid de mousse, fermases jolis yeux et s’endormit.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer