L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 6L’eau !

 

Penché sur la longue crinière de son rapidecheval, Waltermyer dévorait l’espace, suivi du père désolé, et dequelques braves compagnons. Chacun courait en silence, sansrespirer, l’œil au guet, l’oreille tendue. Toute la troupe savaitqu’une minute perdue serait un malheur irréparable.

Mais on restait indécis sur la direction àprendre. Miles Morse qui suivait à grand-peine l’allure impétueusedu trappeur, lui fit part de ses incertitudes.

– Ah ! je le sais bien, mon chemin,répondit-il brusquement en galopant toujours ; comprenez-vous,je vois la piste dans l’air, dans les feuillages, dans les brinsd’herbes ; c’est là ma vraie chasse, à moi ! elle vautbien celle du daim ou de l’antilope ou du buffle ; le bruitdes quatre pieds de mon bon cheval sur la terre sonore, me réjouitcomme le son du cor ou les aboiements d’une meute ; jesens l’Indien partout où il a passé.

Et ils continuèrent encore pendant plusieursminutes leur course effrénée. Arrivé au sommet d’une éminence d’oùil pouvait découvrir la plaine environnante, Waltermyer arrêta toutà coup son cheval :

– Étranger, vous avez dit que la jeunefile est jolie ?

– Mieux que cela ! on la trouvebelle.

– Oui ? et le Mormon Thomas, l’at-il vue ?

– Oui ; je me rappelle ce nom.

– Ah ! c’est bien cela ! KirkWaltermyer n’est pas un fou, mille carabines ! quand il voitune antilope errer dans la prairie, il sait de quels buissons vontsortir les coyotes (loups) pour se lancer à sa poursuite.

– Dites-moi ! nous perdons dutemps.

– Il vaut mieux laisser respirer ici noschevaux, que de les voir sans haleine lorsqu’il s’agira de faireune poursuite à fond de train. Vous disiez donc que la jeune filleétait jolie ?…

La naïve insistance de Waltermyer sur cettequestion n’avait rien d’extraordinaire. Perdu dans les déserts etles solitudes sauvages, depuis son enfance, il avait vécu seul etsans autre passion que celle de la chasse ; son long fusil,son couteau, son cheval, formaient toute sa famille ; son cœurn’avait jamais battu qu’à l’aspect d’un troupeau de bufflesarrivant à portée du fusil, ou du sauvage armé en guerre ;l’air, le soleil, le ciel bleu, la solitude avaient été ses seulesamours.

Il se souvenait parfois d’avoir vu, dans sonenfance, de belles femmes, de fraîches et de délicates jeunesfilles ; mais tout cela était pour lui comme un rêve. Lesfemmes indiennes ou les échappées de la civilisationrôdant sur les frontières, ne l’avaient jamais préoccupé. Pour lui,une femme était comme un objet de luxe, spécial à lacivilisation ; ou une fleur rare, inaccessible aux mains rudesdu vulgaire ; ou bien encore un fragment d’étoile tombé sur laterre. – Tout trappeur est moitié poète, moitié illuminé ; lavie sauvage prédestine aux visions.

– Ah ! oui ! elle estjolie !… répéta Waltermyer après une pause. Bah ! cen’est pas un oiseau, elle n’a pu franchir au vol toute la prairiejusqu’au lac salé, sans laisser de traces. Certes, je donneraisbien cinquante chevrotines ou même cent têtes de bétail pour avoirété plus tôt sur sa piste. – C’est dommage que mon cheval n’avaitpas son pareil, étranger, sans quoi nous serions aux portes dudiable avant l’aurore de demain. Mais non, il n’y a pas moyen. – Jene connais qu’un quadrupède, de ce côté de la rivière, qui puisselutter avec le mien toute une journée. Un maître cheval !étranger. Il m’a sauvé la vie plus d’une fois lorsque les diablesrouges étaient à mes trousses, vingt contre un au moins, avec leurscouteaux altérés de sang. Mais Kirk Waltermyer n’avait qu’à parler,lui et son cheval n’apparaissaient plus que comme une raie noiresillonnant la prairie. J’ai eu plus d’un cheval en ma vie, celui-làétait le seul…

– Regardez ! qu’aperçoit-onlà-bas ? interrompit le père impatient.

– Oui, je vois, répondit le trappeur ense haussant sur ses étriers.

– Qu’est-ce que c’est ? Les Indienspeut-être ?

– Aussi sûr que vous êtes ici, mais ilsne viennent pas par ici ; vos hommes sons-ils des braves,prêts à bien faire ?

– À force égale, ils ne craignentpersonne. Pourquoi cette question ?

– Parce que s’ils ne sont pas vraimenthardis, il ne restera pas de toute la troupe un sabot de cheval.Les démons rouges se doutent bien que nous cherchons la jeunefille ; ils nous tendront des embuscades.

– Alors, que faire ?

– Que faire ?… répondit d’une voixtonnante l’homme des frontières en se dressant sur sa selle. Vouspouvez tourner bride et mettre votre suite en sûreté, comme il vousplaira ; Kirk Waltermyer ne laissera pas la piste de la jeunefille.

– Ni moi non plus, trappeur ! Pourqui me prenez-vous ?

– Que vos hommes s’en aillent s’ils ontpeur. Votre main, si elle est ferme ; votre œil, s’il estjuste ; voilà tout ce que je demande : sinon, laissez-moitout seul.

– Vous pensez que nous serions assezlâches pour vous abandonner à un tel péril !

– Péril… péril… je n’ai vécu que de celadepuis que je parcours le désert : étranger, je suis un hommegrossier et qui ne connaît pas grand-chose aux livres imprimés,mais je sais que je porte ma vie dans ma main ; je sais,aussi, que celui qui est tout-puissant songe au pauvre coureur debois, autant qu’aux gens riches des villes.

– Certainement ! Dieu n’oublie aucunde ses enfants.

– Étranger, il ne faut pas perdre notretemps en paroles. Je vois là-bas tournoyer une fourmilière dePeaux-Rouges. Ils croient déjà tenir vos dépouilles ; mais sivos hommes valent seulement la moitié de ce que vaut mon amiLemoine, nous culbuterons tous ces gredins-là qui se sauveront,hurlant comme des loups.

– Eh bien ! marchons. Troupeaux,wagons, fortune, tout cela n’est rien en comparaison de ma fillechérie.

– Vous avez bien raison ; tous lestroupeaux de la prairie ne valent pas une boucle de ses cheveux. –Voyez-vous là-bas ce grand arbre ?

– Oui ; il est bien loin.

– À quarante milles, vol d’abeille ;si nous n’y sommes pas avant que la lune se lève, nos chevaux sontperdus, et la jeune fille aussi.

– Marchons donc vite ! c’est unelongue course ; nos chevaux ne sont pas frais et voici bientôtmidi.

– C’est vrai ; le soleil va tombersur nous d’aplomb sans faire ombre. Si, au moins, vos chevauxétaient nés dans la prairie, ils supporteraient peut-être unejournée de marche sans boire.

– Que voulez-vous dire ? Il n’y adonc pas d’eau.

– Pas une goutte d’ici à cet arbre.

– Ah ! peut-être pas un seul de noschevaux ne traversera cette épreuve : c’est égal, enroute !

– Vos hommes sont-ils prêts ? jedonnerais un sac de chevrotines pour être là-bas. Ah !ah ! c’est là que les carabines parleraient ! Chaque coupabattrait un diable rouge, pour peu que vos compagnons connaissentle maniement d’un fusil. – Mais… par le ciel ! ils ont enlevéle bétail ? Non, c’est une nichée de ces reptiles quifourmille là-bas au soleil, comme une bande de coyotes… – Oui, ilstraversent la prairie, et s’en vont. Notre affaire devient bonne,étranger, quoiqu’il y ait encore bien à faire ; mais le cielest avec les braves gens… – Ah ! plus d’un cheval sera abattu,plus d’une chevelure scalpée, par ces infernaux coquins, pourvenger cette journée ; s’ils ont vu passer Lemoine, il peutêtre dangereux à Kirk Waltermyer de passer par là.

– Vous, et pourquoi ?

– Ils savent bien, les gueux, que c’estmoi qui dérange leurs petites affaires, et comme le Français etmoi, nous sommes toujours ensemble, ils chercheront à me jouer unmauvais tour. Mais je m’en moque, la balle qui doit me trouer lapoitrine n’est pas encore fondue. Et maintenant, étranger, partonssi vous voulez tirer d’affaire notre petite troupe, d’abord, votrefille ensuite.

Toute la bande se mit en route.

Les heures s’écoulèrent, brûlantes etpénibles ; les hardis aventuriers, demi-perdus dans cet océande hautes herbes, se serraient les uns contre les autres, etcouraient silencieux mais intrépides, haletants mais infatigables,sans crainte, sans faiblesse, car le désir du succès les animaitjusqu’au délire.

Bientôt Waltermyer s’aperçut qu’il avait prissur ses compagnons une avance considérable ; leurs chevauxépuisés ne pouvaient tenir pied au sien. Il s’arrêta au milieud’une touffe immense d’herbes gigantesques, dont les tigesverdoyantes pouvaient procurer sinon de l’ombre, du moins un peu defraîcheur aux malheureux quadrupèdes.

– Nous ne pourrons jamais soutenir cetrain-là, cria Miles Morse arrivant à grand-peine ; ce sera lamort des chevaux et des hommes. Nos montures ne seront pas capablesde marcher ainsi pendant une demi-heure seulement ; il nousfaudra aller à pied bientôt.

En effet, les pauvres bêtes respiraient àpeine, tremblaient de tous leurs membres, et ruisselaient desueur.

– Je le sais, étranger, c’est pitié desurmener ces nobles animaux ; je n’en ai assurément pasl’habitude ; mais quand il s’agit d’une existence, d’uneprécieuse existence humaine, il n’y a pas lieu de s’apitoyer sur uncheval. Nous avons encore vingt bons milles à faire avant d’arriverà cet arbre, si nous ne nous arrangeons pas de manière à lesexpédier, tout le monde mourra ici de soif, bêtes et gens.

– Ainsi, notre seule chance de salut,c’est de pousser en avant.

– C’est aussi le seul espoir de sauvervotre fille ; il nous faut donc marcher, marcher encore, commeles loups noirs des montagnes lorsqu’ils veulent forcer le buffleou l’antilope.

Une singulière exaltation s’était emparé deWaltermyer ; l’idée de délivrer Esther, de l’arracher à unsort horrible, avait pris dans son esprit des proportionschevaleresque. Peut-être quelque souvenir lointain des fraîchesamitiés de sa jeunesse s’était réveillé dans son cœur, et lefaisait battre ; et, par-dessus tous les autres, un généreuxsentiment d’humanité le poussait en avant, eût-il dû traverser lefeu, et affronter mille morts pour accomplir ce devoir sacré.

– Oui, oui, murmura-t-il après une pause,laissons ces pauvres bêtes aller tout doucement. Vous ne pouvezrien demander de plus à des animaux qui ne sont pas nés dans laprairie. Si j’avais prévu cette affaire, il y a un mois, je vousaurais trouvé des chevaux qui n’auraient pas quitté le galop avantd’avoir mis le nez dans l’eau. Tout ceci n’est qu’un jeu pour lemien, pour les vôtres c’est la mort.

On se remit en marche, à petits pas ; lehardi pionnier marchant en tête, et s’arrêtant de temps en tempspour ralentir sa noble et infatigable monture, qui rongeait sonfrein et ne demandait qu’à dévorer l’espace.

– Bien, bien ! murmurait-il, parlantà son cheval comme s’ils eussent été seuls ; bien !Blazing-Star (étoile brillante – nom motivé par une tacheblanche unique, sur son front) ; nous ne nous serions jamaisdoutés, n’est-ce pas, qu’il nous faudrait un jour trottiner àtravers la prairie comme à la suite d’un cortège funèbre. Ah !toute bête n’est pas bonne pour le désert ; il y a plus d’unde tes camarades dont les os blanchiront dans les herbes, aprèsavoir nourri les vautours.

Insensiblement, et sans même s’en apercevoir,il laissa aller les rênes, peu à peu son cheval impatient activason allure, et finit par prendre le galop. Le cavalier, rêveur, n’yprenait pas garde, et se laissait emporter avec cette rapidité quilui était habituelle.

Au bout d’un certain temps, revenu de sadistraction, il tressaillit en se trouvant seul ; retournantalors sur ses pas, il se rapprocha de ses compagnons, qui,échelonnés sur la triste et aride plaine, se traînaientlamentablement à sa suite.

Les chevaux, chancelant au travers des herbes,paraissaient noyés dans cet implacable océan de verdure. Lestouffes jaunes de graminées s’enlaçaient autour de leurs jambesraidies, ou balayaient avec un bruissement sinistre leurs flancstachetés d’écume ; à leurs yeux agrandis par la souffrance, àleurs naseaux enflammés, à leur respiration haletante, onreconnaissait un abattement cruel ; la soif, ce terrible fléaudu désert, les dévorait.

Leurs cavaliers brûlés par un soleil de feu,asphyxiés par la poussière ardente, souffraient les mêmes tortures,et se redisaient sombrement les uns aux autres :

– L’eau ! où donc estl’eau ?

– Waltermyer ! trouverons-nous del’eau ? demanda Miles Morse d’une voix de fantôme, pouvant àpeine se frayer un passage à travers sa poitrine et ses lèvresdesséchées.

– N’avez-vous pas votre flacon de chasse,homme ?

– Il y a longtemps qu’il est vide.

– Voici le mien.

– Merci ! mais les chevaux ?…ne pourrions-nous pas essayer de fouiller la terre ?

– Fouiller ? homme ! vouscreuseriez bien jusqu’à la Chine sans trouver de quoi mettre unegoutte sur la langue d’un oiseau. Regardez ces buissons desauges ; croyez-vous qu`ils sachent ce que c’est que larosée ?

– Alors, il faut que les chevauxmeurent !

– Eh non ; pas encore. Enlevez-leurles lourdes selles et les couvertures ; le contact de l’airles ranimera un peu. Enfin, pour aller au pire, nous lesabandonnerons à eux-mêmes ; ils finiront par trouver de l’eau,car les bêtes ont un instinct qui ne les trompe jamais, et qui faithonte à l’esprit orgueilleux des hommes. Voyons, mes enfants !enlevez les selles et poussez les chevaux devant vous.

On lui obéit ; et on essaya de seremettre en route ; mais au bout d’un mille, les hommesétaient épuisés ; ils remontèrent sur leurs chevaux et lesfirent marcher de leur mieux. Les pauvres bêtes tombaient à toutinstant et ne se relevaient qu’à grand-peine.

– De l’eau, de l’eau donc !grommelaient les hommes affolés par la soif.

Mais, pour toute réponse, ils entendaient lebruissement des herbes, et le bourdonnement des insectes quis’abattaient sur eux en colonnes serrées… ou bien le silencemurmurant du désert.

Bientôt le vertige s’empara de ces pauvrestêtes brûlantes que torréfiait l’implacable soleil. Dans unlointain mirage, il leur semblait aussi voir des sourcesjaillissantes, des lacs, des jets d’eau ; il leur semblaitaussi voir des montagnes vertes, couronnées de neiges éternelles,aux flancs boisés et humides de rosée. Tout à coup la chute d’uncheval, les piqûres des insectes, ou le passage d’un tourbillon dechaude poussière, les rappelait à l’horrible réalité.

– De l’eau ! de l’eau, par leciel ! disaient-ils, les dents serrées.

– Ah ! Waltermyer ! vous nouslaisserez donc mourir de soif ! cria Morse.

– Voyons ! voyons donc ! soyonshommes, encore une petite heure, et nous serons arrivés. Voyezdevant nous le gazon qui verdit là-bas ; nous y trouveronsl’eau en creusant un peu : les arroyas (sources) nedoivent pas être taries, et, dans tous les cas, j’en connais une, àquelque distance, qui ne manque jamais.

– Marchons encore ! fut la réponseimpatiente de toute la troupe.

Et l’on reprit avec effort une marche pénibleet lente. De temps à autre un cheval tombait, mais on le laissaiten route sans pitié.

– Ça va bien ! mes enfants, ditWaltermyer pour les encourager ; ce n’est pas la première foisque je fais cette route ; voyez mon cheval, il n’a pas un poilmouillé de sueur ; si j’avais voulu le laisser aller, je vousapporterais de l’eau maintenant. Pour tromper la soif, mettez uneballe dans votre bouche, c’est un remède auquel j’ai eu recoursplus d’une fois. Courage ! dans quelques minutes noustrinquerons à la source de Challybate.

Bientôt l’aspect de la plaine semodifia ; la terre se montrait moins aride ; l’herbedevenait moins jaune et prenait progressivement des teintesverdoyantes ; l’air lui-même et le soleil semblaient moinsembrasés.

– Encore un mille, enfants ! et noussommes sauvée, cria Waltermyer se haussant sur ses étriers.

Enfin on aperçut de loin serpentant au traversdu gazon touffu et luxuriant, l’onde argentée, l’onde précieuse etdésirée de la source. Ce fut alors une course échevelée ;hommes et chevaux se précipitèrent avec une indicible ardeur versl’oasis salutaire et chacun étancha sa soif à longs traits.

Une heure après les voyageurs goûtaient undoux repos couchés sur la fraîche pelouse, bercés par le murmureenchanteur du ruisseau qui babillait autour de leur camp.

Waltermyer avait tenu sa promesse, sescompagnons étaient sauvés. Étendu sur l’herbe à côté de son boncheval, il rêvait à la jeune fille qu’il fallait sauver aussi.

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