L’Aigle noir des Dacotahs

Chapitre 7La cavalcade des Mormons

 

Quand le jour fut venu, les tentes des Mormonsfurent pliées, les bêtes de somme harnachées, et l’on se mit enmarche. Cette foule était régimentée d’une façon si précise,presque militaire que le défilé s’opéra sans désordre. Chaquehomme, chaque famille connaissait sa place ; en un clin d’œil,la colonne fut formée.

Tous suivaient aveuglément leur« meneur » avec cette confiance stupide qui caractérisel’espèce humaine lorsqu’on a su intéresser sa cupidité ; leursyeux cherchaient avidement cette terre promise où le lait et lemiel coulaient en ruisseaux, où les fruits étaient d’or, les fleursdes diamants, la terre une poussière de perles fines.

Cette tourbe infatuée aurait lapidé quiconqueeût entrepris de la désillusionner ; il aurait été mal reçu,le prophète qui leur aurait prédit que toutes ces belles espérancesaboutiraient à une mort solitaire dans quelque coin stérile etdérobé de la prairie.

Peu à peu le bétail se répandit sur les gazonsverts ; les pauvres animaux se dédommageaient des privationssubies pendant le séjour du campement. En effet, la place occupéepar cette fourmilière d’hommes et d’animaux offrait le plus tristeaspect, le sol nu, souillé, dépouillé de sa verdure, ne présentaitaux regards que de larges espaces noirâtres, ressemblant auxmonstrueuses écailles de quelque lèpre gigantesque inoculée à laterre par le contact de l’homme.

La colonne marcha jusqu’aux approches de midi.Alors, comme la chaleur devenait étouffante, on fit halte ;les bêtes de somme furent dételées.

À ce moment on put contempler un spectaclebizarre, bien caractéristique du principe étrange et égoïste quiprésidait à cette étrange réunion.

Les hommes… le sexe fort !… se couchèrentcommodément à l’ombre des wagons pendant que les pauvres femmes,s’évertuant au travail, ramassaient du bois, allumaient les feux,faisaient la cuisine, et préparaient tout pour le repas de leursseigneurs et maîtres !

L’ANCIEN, – Thomas Elein – se départantquelque peu de sa dignité, avait daigné s’asseoir au milieu desplus jeunes et des plus jolies, et se montrait assez bon pouréchanger des congratulations avec elles. En apparence il semblaittranquille et paisible d’esprit ; mais au fond, on peut ledire, il se sentait brûlé par la robe de Nessus ; en effet,l’heure approchait de son rendez-vous avec les Indiens, et iléprouvait la plus vive anxiété sur le résultat du plan concertéavec eux.

Toutefois, il était indispensable d’imaginerun prétexte pour se dérober à ses compagnons, et emmener avec luiun petit détachement ; – car sa couardise l’empêchaitd’affronter seul le voisinage d’Aigle-Noir et de ses sauvagescompagnons. Il se méfiait d’eux, parce qu’ils savaient de l’or ensa possession et qu’aucun d’entre eux ne se serait gêné pour ledépouiller brutalement.

– Les cañons sont hantés par de lacanaille indienne, dit-il à un homme d’avant-garde qui venaitprendre ses ordres ; je ne voudrais pas que le peuple duseigneur tombât dans une embuscade où beaucoup seraient immoléscomme des agneaux dans une boucherie.

– Les Sauvages ne songeront pas à nousattaquer si loin, maître.

– Je sais bien que nous ne courons aucunrisque en rase campagne, mais quand nous traverserons les gorgesrocheuses, ces meurtriers idolâtres pourront nous cribler de leursflèches empoisonnées, sans crainte d’être atteints dans leursrepaires secrets. Ne soyons point téméraires !

– Nous pourrions envoyer devant leséclaireurs.

– Oui, justement, j’allais vous enparler. Je suis dans l’intention de prendre avec moi une douzainede nos jeunes hommes, et de voir par moi-même si la route est sansdanger.

– Vous, maître !

– Sans doute ! ne suis-je par lepasteur de ce troupeau !

– Mais il faut songer à votre précieuseexistence ! En vérité le vieil hypocrite y songeait et latrouvait parfaitement précieuse, mais à un point de vue tout autreque celui de son interlocuteur. Si ce n’eût été l’appât d’unefriande conquête, il n’aurait, pour rien au monde, aventuré sonincomparable personne.

– Le sang des martyrs cimente lesfondations de l’Église ! répondit-il en style biblique avecune solennité qu’il savait très bien approprier auxcirconstances.

Son projet fut exécuté : accompagné d’unpeloton d’hommes choisis et bien armés, il se mit en route aprèsavoir déterminé le lieu du campement.

Un temps de galop amena Thomas et sescompagnons en vue d’un étroit défilé resserré entre des collinesrocailleuses. On aurait dit une fissure provoqué par quelqueconvulsion volcanique, ou une tranchée ouverte par la hache d’ungéant.

– Maintenant, mes enfants, dit-il à voixtrès basse, soyons tout yeux et tout oreilles. Je connais leterrain et je vais vous précéder ; marchez serrés les unscontre les autres ; soyez toujours aux aguets, quoique uneattaque soit peu probable ; en avant !

Quand ils furent engagés dans le défilésonore, au cliquetis des pieds de leurs chevaux, répondit un grandfracas d’ailes, et de gigantesques vautours quittant un squeletted’antilope à demi dévoré, allèrent se mettre en observation sur lesroches voisines.

Le silence redevint solennel et morne ;le cri orgueilleux et bref d’un grand aigle planant dans les hautesrégions de l’air, faisant seul retentir par intervalles les échossolitaires de ces lieux désolés.

Tout à coup éclata comme un coup de foudre unfracas immense, les collines tremblèrent ! un roc énorme, sedétachant de la plus haute cime, roulait sur les pentes abruptes,entraînant avec lui un déluge de cailloux broyés, qui bondissaienten tout sens comme une formidable poussière.

La petite troupe s’arrêta, effrayée ; lespierres sifflantes et fumantes passèrent à quelque distance,écrasant tout sur leur route ; puis l’avalanche se calma peu àpeu, adoucissant son tonnerre jusqu’aux faibles murmures dequelques grains de sable ébranlés ; et tout se tut dans ledésert.

Thomas et ses hommes, la première émotioncalmée, dirigèrent vers les hauteurs des regards inquiets,convaincus que cette artillerie de rochers devait avoir été dirigéepar une main humaine.

Ils se trompaient : l’éboulement s’étaitproduit tout seul, ainsi qu’il arrive souvent à la suite des oragesou des sécheresses prolongées. Leur marche continua sans autreincident, par des chemins de plus en plus difficiles. Bientôt leurguide s’engagea dans un sentier tellement escarpé et impraticable,que plusieurs chevaux s’abattirent ; il fallut s’arrêter, leshommes commençaient à murmurer tout bas.

– Restez là, gens faibles de corps etd’esprit, leur dit le chef mormon d’un ton aigre-doux ; vousavez besoin de vous reposer ; je vais continuer seul notreexploration, pendant que vous m’attendrez là tranquillement.Néanmoins si vous entendez un coup de feu, accourez à monsecours.

Ses compagnons le prirent au mot et restèrentsur place ; Thomas partit à pied, sans carabine, arméseulement d’une paire de pistolets. Tous ses plans étaientdéconcertés par l’insubordination de ses hommes.

Néanmoins il n’eût pas un long chemin àfaire ; du haut d’un pic qui commandait tous les environs, ilaperçut à un mille en avant une fourmilière d’Indiens quicirculaient dans la plaine. Aussitôt il redescendit en toute hâtele flanc du coteau, et revint vers ses compagnons.

– Les Indiens sont là, cria-t-il toutessoufflé, ces coquins de Utes ! et, par la barbe duProphète ! ils entraînent avec eux une jeune fille blanche.Allons, mes enfants, non seulement soyons braves et invinciblespour punir ces mécréants, mais encore délivrons leur malheureuseprisonnière ! Courons sur eux sans brûler une seule amorce depeur de les mettre en garde ; puis, quand nous serons aumilieu de cette canaille, écrasons-la à coups de crosse ; pasde fusillade, nous risquerions de tuer la jeune fille.

Le vénérable hypocrite sentait son cœur battretumultueusement dans sa poitrine, à l’idée du triomphe qu’ilentrevoyait enfin. Mille visions fiévreuses traversèrent sa pensée,pendant qu’il conduisait sa troupe en avant, suivant le lit peuprofond de la rivière.

– Ils sont là-bas qui galopent comme desfantômes, dit-il en les montrant à son compagnon le plusproche ; ah ! les vils démons ! – ainsi que pourraitles qualifier une langue peu charitable, – ajouta-t-il en stylecorrectif, rentrant dans son rôle de guide spirituel ;voyez ! ils tournent une éminence, les voilà hors devue ! Par l’enfer ! – où j’espère ne point tomber – ilsvont disparaître dans les collines, où pas un homme blanc nesaurait les atteindre.

– À quoi bon les poursuivre,maître ? La femme blanche n’est pas des nôtres, pourquoirisquerions-nous notre vie pour une étrangère ?

– Par le commandement, par l’exemple dessaints, par les exhortations de la voix qui crie dans le désert,nous sommes instruits que notre devoir est de tirer l’épée poursauver la brebis qu’emporte le loup ravisseur ! Arrière ceuxqui ont peur ! J’irai seul en avant, n’est-il pas écrit quecelui qui succombe pour la bonne cause gagnera la couronne degloire ?

À ce moment une clameur farouche,surnaturelle, indescriptible, surgit du fond de la plaine, et vintglacer de terreur la troupe aventureuse ; c’était le terriblecri de guerre des Indiens ! mélange affreux de tous leshurlements des monstres du désert, renforcés et aigris par laférocité humaine. Il y a dans ce grondement sinistre, éclatantcomme la trompette, profond comme le rugissement du lion, il y atout un drame fantastique, toute une mêlée sanglante oùtourbillonnent des mâchoires armées de dents aiguës et mordantes,des lèvres dégouttantes de sang, des yeux ardents de rage, deschevelures scalpées, des têtes coupées qui roulent à terrefrémissantes, des troncs décapités qui chancellent et tombent dansl’ivresse terrible de la mort, des membres épars dévorés par lescannibales.

– Les Indiens ! les Indiens !murmurèrent les lèvres blêmissantes des Mormons… Et ils seserrèrent les uns contre les autres comme pour concentrer leurcourage en échec.

– Oui ! répliqua impétueusementThomas exaspéré, les Reptiles s’agitent, les Panthèresrauquent ; mais leur morsure seule est à craindre ; nousleur écraserons la tête avant qu’ils aient pu la relever !

– Ne ferions-nous pas mieux de battre enretraite et de nous retirer en lieu sûr ? hasardèrentplusieurs voix.

– Si vous connaissiez mieux cetteracaille vous ne seriez pas émus, ça crie, mais c’est sans courage.Piquons des deux, compagnons, et arrivons sur l’ennemi comme unetrombe ! pas un bras…

L’ANCIEN ne put achever sa phrase ; soncheval trébucha lourdement sur une roche glissante ; tousdeux, le cavalier et le coursier, roulèrent sur la pente escarpée,et, de pointe en pointe, tombèrent déchirés dans le fond d’ungouffre.

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